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« La France n’échappera pas à des mesures de redressement financier » : l’alerte de Stéphane Boujnah, patron d’Euronext

« La France n’échappera pas à des mesures de redressement financier » : l’alerte de Stéphane Boujnah, patron d’Euronext

Il fait partie de cette poignée de grands patrons qui osent prendre la parole pour contribuer au débat public. Il faut dire que Stéphane Boujnah, à la tête de la plateforme boursière paneuropéenne Euronext, a aussi un passé en politique – il a conseillé le ministre Strauss-Kahn à Bercy entre 1997 et 1999 – et une grande appétence pour l’Histoire, dont il tire volontiers des enseignements. Il nous rappelle ainsi qu’en d’autres temps, en 1958, en 1983, la France a su reprendre son destin en main et décider des remèdes nécessaires au rétablissement de sa santé financière. Un exemple à suivre, plutôt que de se voir imposer des réformes douloureuses par nos créanciers, comme l’ont expérimenté la Grèce ou le Portugal.

« Il est tard, mais pas trop tard » et les mesures préconisées par François Bayrou vont dans la bonne direction. Auprès de L’Express, Stéphane Boujnah livre sa vision sans fard de la situation tricolore, des menaces qui pèsent sur notre pays et des solutions à notre portée. Et rêve d’un monde idéal où le futur l’emporte sur le présent et dans lequel, « au lieu de regarder les urnes, on regarde les berceaux ».

L’Express : Le Premier ministre a annoncé lundi 25 août qu’il demanderait un vote de confiance à l’Assemblée nationale le 8 septembre prochain. Jusqu’à présent, il avait joué la carte du discours de vérité aux Français, en présentant dès mi-juillet les grandes lignes de ses ambitions pour le budget 2026 et en communiquant activement, dans les médias et en direct, dans des vidéos. Que pensez-vous de la méthode Bayrou ?

Stéphane Boujnah : La démarche de François Bayrou, appuyée par son ministre de l’Economie Eric Lombard, est profondément démocratique. Il fait le pari éthique de la pédagogie citoyenne. Expliquer dès à présent la réalité de la situation permet de faire passer le message qu’il est certes tard, mais pas trop tard, que l’on peut encore rester maître de notre destin dans un cadre démocratique souverain plutôt que de se résigner à voir les décisions nécessaires imposées par nos créanciers. La réalité du moment est qu’il n’y a que deux possibilités face aux contraintes nouvelles : l’austérité subie, ou le rétablissement choisi.

Tout ce qui permet de partager largement le diagnostic, tout ce qui permet qu’un nombre plus important de nos concitoyens comprennent la contrainte, tout ce qui permet d’illustrer concrètement les ordres de grandeur, est très utile. A mon sens, ce qui manque pour l’instant dans les messages délivrés par François Bayrou, c’est de comparer la France à nos voisins européens, et à ce qu’ils ont dû faire face à des circonstances comparables à celles que nous traversons.

Que risque la France à ne pas faire ces efforts ?

Certains pensent que l’on peut procrastiner, que des solutions anciennes sont encore disponibles, puisque finalement, comme il y a toujours des gens qui achètent la dette française, il n’y a pas de problème à s’endetter davantage. En réalité, en l’absence de réformes rapides et significatives, le reste du monde risque de ne plus nous financer, c’est-à-dire de ne plus nous prêter l’argent que nous redistribuons. Nos créanciers, fussent-ils nos partenaires européens, et plus fortement encore nos prêteurs asiatiques, américains ou du Moyen-Orient, nous imposeront les décisions que nous nous serons refusés à prendre. Une chose est sûre, la France n’échappera pas à des mesures de redressement financier. Préférons-nous choisir les réformes à engager, ou nous résignons-nous à ce qu’elles nous soient imposées par d’autres ?

Si nous attendons davantage, nous en arriverons à la situation qu’ont connue nos voisins européens pendant la grande crise financière des années 2008-2013. Pour pouvoir continuer à financer leurs dépenses publiques, le Portugal et la Grèce avaient dû signer des protocoles très contraignants avec la Troïka [NDLR : la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international]. L’Espagne et l’Italie avaient alors appliqué d’elles-mêmes des mesures drastiques similaires : report de l’âge de la retraite vers 67 ans, réduction des pensions, diminution du champ de la santé gratuite, réduction des interventions publiques, augmentation des impôts et de la TVA à un niveau proche de 23 % à 25 %. C’est le régime d’austérité subie.

En France, comment rendre acceptables dès aujourd’hui des mesures de redressement de nos comptes publics ?

Nous avons dans le passé été capables de faire ces efforts : en 1958 avec le plan Pinay-Rueff, en 1983 avec le tournant de la rigueur opéré par Pierre Mauroy et Jacques Delors. Mais aussi pendant la période 1997-1999 – quand je travaillais au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy – pour qualifier la France au passage à l’euro, l’action du gouvernement de majorité plurielle de Lionel Jospin était guidée par l’objectif de respecter les seuils de 60 % de dette et 3 % de déficit prévus par le traité de Maastricht.

Comme l’écrivait Richelieu, « la politique consiste à rendre possible ce qui est nécessaire ». Ce qui est nécessaire est ici évident, documenté, connu. La question est : comment le rendre acceptable, donc possible ? Cela nécessite d’expliquer que renoncer à certains aspects du monde d’hier – que ni notre démographie, ni notre productivité, ni notre croissance ne rendent soutenable – permettra de préparer un monde de demain meilleur que celui d’aujourd’hui pour les générations futures. Si l’on ne fait pas cet effort maintenant pour transformer nous-mêmes le monde d’hier, la situation va, au contraire, empirer, et le monde d’hier s’effondrera. La société française est tout à fait capable de comprendre cette réalité. La preuve en est le taux d’épargne dans notre pays, très élevé et croissant. C’est bien là le signe que les Français considèrent, en épargnant pour des jours sombres, que le système actuel n’est pas soutenable. A l’échelle d’Euronext aussi, nous essayons de contribuer à cet effort de pédagogie collective.

Par quel moyen ?

Depuis l’été 2024, nous diffusons tous les quinze jours à une centaine de leaders d’opinion – dirigeants d’entreprises, hauts fonctionnaires, élus, chefs de partis, anciens Premiers ministres, banquiers, journalistes –, une courbe qui illustre le taux auquel la France emprunte à cinq ans et à dix ans, et le prix auquel les investisseurs s’assurent contre un risque de défaut de la France – on appelle ces titres des CDS. Nous les comparons à l’Allemagne, considérée en Europe comme le taux sans risque, et à trois pays qui historiquement empruntaient plus cher que la France, parce qu’ils ont traversé la crise des dettes souveraines de 2008-2013, c’est-à-dire la Grèce, l’Espagne et l’Italie. L’été dernier, la France empruntait sur dix ans à un taux plus élevé certes que l’Allemagne mais moindre que la Grèce, l’Espagne et l’Italie. Aujourd’hui, la France emprunte au reste du monde toujours plus cher que l’Allemagne, mais aussi plus cher que l’Espagne et – depuis le 12 août dernier – que la Grèce. Seul le taux italien reste plus élevé mais à peine, car la tendance du déficit et de la dette s’améliore rapidement en Italie, tandis qu’en France, elle se détériore.

Parfois, quand les problèmes changent de degré, ils finissent par changer de nature. On ne s’est pas rendu compte qu’on se dirigeait vers une dette publique proche de 3 500 milliards d’euros en 2025, un ratio de dette sur PIB qui va atteindre approximativement 116 % à 118 %, et environ 350 milliards d’émissions de dette nouvelle par an. La charge de la dette va dépasser 65 milliards cette année, et sans doute 80 milliards l’année de l’élection présidentielle. L’illusion d’optique consiste à penser que parce que la France continue à placer sa dette publique sur les marchés, il n’y a pas de problème. Mais le reste du monde nous impose désormais une charge de cette dette de plus en plus élevée qui est en train d’asphyxier le pays en engloutissant une part énorme de nos recettes fiscales. Le risque n’est pas la coupure d’oxygène soudaine, le risque c’est l’asphyxie lente ; et ce processus a commencé.

De fait, la discussion est en train de changer de nature. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où le gouvernement a une vision claire de la contrainte à venir et préfère un rétablissement choisi à une austérité subie, mais où de nombreuses forces à l’Assemblée nationale laissent croire à l’opinion que l’on peut continuer comme avant, comme depuis quarante ans, avec des concepts devenus obsolètes.

Pourquoi le message est-il si difficile à faire passer ?

La difficulté est de rétablir la compréhension de la contrainte extérieure auprès de nos concitoyens. Autrefois, quand les comptes publics français se détérioraient, les investisseurs internationaux qui détenaient des francs en vendaient et la monnaie se dévaluait. Cette pression a disparu complètement avec l’euro. La monnaie unique a mutualisé, éloigné et retardé les effets de la contrainte extérieure.

Les Français ont aussi la particularité d’être peu sensibles à la hausse des taux d’intérêt. En effet, pour acheter leur logement, ils empruntent à taux fixe, contrairement à beaucoup de pays européens où les crédits immobiliers sont à taux variables. Ils sont aussi plus abrités que les autres de l’inflation mondiale grâce à de généreuses interventions publiques, à l’image du bouclier énergétique. Les Français se sont donc accoutumés à l’idée que nous étions sur une île isolée des réalités mondiales, alors même que le financement de notre modèle social inventé au milieu du siècle dernier repose, désormais, sur les deniers que nous empruntons au reste du monde.

Aujourd’hui, chacun doit prendre conscience que la dérive des comptes publics va massivement contraindre nos choix d’allocation des ressources fiscales.

De quelle façon ?

Le premier poste du budget de l’Etat est actuellement l’enseignement scolaire, à hauteur de 80 milliards d’euros environ. En 2027, on dépensera davantage en charge d’intérêt pour payer nos créanciers que ce que nous consacrerons cette année-là à la formation de tous les enfants qui habitent en France, de l’école maternelle à la terminale. Cette charge d’intérêt sera alors de l’ordre de 40 milliards d’euros plus lourde qu’elle ne l’était en 2024, et cette seule différence équivaut à peu près à ce que la France consacrait au budget de la défense l’an dernier. Ou environ deux fois l’effort que nous consacrons à la sécurité intérieure, c’est-à-dire principalement la police et la gendarmerie. Ces intérêts que nous verserons à nos créanciers en 2027, 80 milliards, ou peut-être 100 milliards assez rapidement en 2028, seront autant de moyens que nous ne pourrons pas allouer à des politiques publiques.

Quel levier faut-il activer en priorité pour réduire la dette française ?

Les dépenses publiques représentent environ 1 700 milliards d’euros, dont approximativement la moitié est consacrée à la dépense sociale, au sein de laquelle le coût public des retraites est de l’ordre de 470 milliards d’euros. Le principal sujet, si l’on veut avoir un effet sur la réduction de nos dépenses publiques, c’est d’agir sur les retraites. D’autant qu’aux problèmes d’hier comme l’école, la santé, les collectivités locales et les retraites, s’ajoutent les problèmes d’aujourd’hui et de demain qui appellent des mobilisations nouvelles de ressources considérables : la transition énergétique et climatique, la défense de nos libertés sur le continent européen face aux nouvelles menaces stratégiques, le rétablissement de notre compétitivité industrielle et technologique, ou encore les nouvelles exigences de sécurité intérieure liées au narcotrafic ou aux tentations séparatistes. Tout cela intervient dans un contexte où nous subissons une contrainte majeure, l’effondrement lent mais inéluctable de notre démographie. Cette réalité démographique rend obsolète notre système de cohésion sociale construit sur des hypothèses de population et de croissance qui nous ont permis d’avoir des budgets en équilibre jusqu’au milieu des années 1970. Mais ces conditions démographiques et de croissance ont disparu, et la perfusion de la dette est en train de toucher ses limites.

François Bayrou propose dans son budget le principe d’une année blanche. Les retraités se trouveraient ainsi mis à contribution puisque leurs pensions ne seraient pas revalorisées avec l’inflation…

Une étude de l’Insee du mois de juin a montré où étaient passés les revenus additionnels touchés par les retraités par le biais de la revalorisation de leurs pensions en 2024 : l’essentiel a été mis de côté. En moyenne, les retraités épargnent désormais plus que toutes les autres tranches d’âge. Cela démontre l’évidence d’agir sur le coût public des retraites. Si l’on avait accepté de ne pas augmenter les pensions de retraite, le niveau de vie moyen des retraités n’aurait pas tellement changé. En revanche, la France aurait pu soit réduire sa dette, c’est-à-dire alléger la pression fiscale sur les générations futures, soit consacrer cet argent à des dépenses publiques. Mais l’Insee nous dit en substance que le choix n’a pas été « les femmes et les enfants d’abord », mais plutôt « les vieux inactifs épargnants d’abord ».

Cette année blanche concerne non seulement les retraités mais aussi les contribuables, les bénéficiaires de prestations sociales… L’initiative, inédite, vous paraît-elle valable ?

Dans un monde idéal, face à l’ampleur des périls, une délibération transpartisane se tiendrait pour repenser la soutenabilité de notre système social et faire des choix radicaux pour rénover notre système collectif. Cette délibération, respectueuse des convictions de chacun, mais exigeante et lucide face aux réalités, permettrait de remodeler l’empilement de nos collectivités locales, de réfléchir, en matière de santé, à ce qui est nécessaire et ce qui doit désormais relever de dépenses personnelles de confort, de décider quelles interventions publiques, que nous ne pouvons plus nous payer, doivent être abandonnées, ou encore de définir collectivement quels impôts auraient le moins d’impact sur notre productivité et notre croissance. Si cette discussion-là avait lieu de manière apaisée, on serait sur le chemin du redressement choisi et on s’éloignerait de l’austérité subie.

Dans le contexte actuel et inédit de fragmentation politique, l’année blanche peut être l’outil le plus efficace en termes de rendement par rapport aux contraintes politiques. Ne rien décider en valeur absolue, c’est accepter que l’inflation crée un peu plus de recettes et un peu moins de dépenses. C’est donc probablement la solution la plus adaptée aux circonstances politiques du moment. On pourrait d’ailleurs envisager que l’engagement porte sur deux années blanches et utiliser cette méthode jusqu’en 2027, pour anticiper en parallèle un grand débat de refondation de notre système de cohésion sociale, de fonctionnement des collectivités locales, etc., qui serait tranché aux élections présidentielles.

Dans les circonstances extrêmement graves qui viennent, la politique qui fonctionne, c’est la délibération respectueuse mais lucide. La politique qui fonctionne, c’est faire des choix sans avoir l’impression de faire des sacrifices. La politique qui fonctionne, c’est quand on choisit le futur plutôt que le présent. La politique qui fonctionne, c’est quand au lieu de regarder les urnes, on regarde les berceaux. La politique qui fonctionne, c’est quand on parle aux citoyens et pas aux électeurs.

Une autre mesure emblématique du budget Bayrou prévoit de supprimer deux jours fériés. Est-ce une bonne idée, ne serait-ce que pour faire passer le message aux Français qu’il faut travailler davantage ?

Il y a beaucoup de jours fériés au printemps, c’est un fait, et la productivité du mois de mai est faible. Je ne trouve pas choquant qu’on se pose la question, d’autant plus dans le contexte qu’on vient de décrire. La France est un pays où l’on travaille moins que chez nos voisins parce que, en moyenne, on travaille moins d’heures dans la semaine, et moins de semaines dans l’année. Pour un rétablissement choisi, il y a trois solutions : augmenter les prélèvements, réduire les dépenses publiques et augmenter la quantité de travail. La meilleure manière de limiter les effets négatifs de chacune de ces options, c’est de recourir aux trois.

En cas de censure du gouvernement Bayrou, que faut-il craindre sur les marchés financiers ?

Le risque est que la note de la dette française soit dégradée en territoire simple A, contre AA- aujourd’hui. Des fonds, notamment asiatiques, dont le métier est d’acheter de la dette sans risque, n’auront alors tout simplement plus le droit d’investir dans la dette française. Certes, on continuera à placer nos émissions sur les marchés, mais à un taux beaucoup plus élevé. Le coût de notre dette augmentera donc significativement, avec le risque de basculer rapidement dans l’austérité subie. Car, comme l’écrivait Thucydide, « se reposer ou rester libres, il faut choisir ».



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Author : Muriel Breiman

Publish date : 2025-08-26 03:45:00

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