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Natacha Valla sur la note Fitch de la France : « Ne soyons pas alarmistes, mais… »

Natacha Valla sur la note Fitch de la France : « Ne soyons pas alarmistes, mais… »

C’est en télétravail contraint que Natacha Valla, le jour de la mobilisation « Bloquons tout », répond aux questions de L’Express. A titre préventif, Sciences Po Paris n’a pas ouvert ses portes ce 10 septembre. Cette économiste, présidente du Conseil national de productivité, est en effet doyenne de l’Ecole du management et de l’Impact de l’établissement de la rue la Saint-Guillaume.

Au lendemain de la démission du gouvernement Bayrou, l’ancienne directrice générale adjointe de la politique monétaire à la Banque centrale européenne confie son inquiétude sur la « gestion irresponsable » des finances publiques de la France, qui obligera peut-être Francfort à intervenir. Non sans contrepartie. Pour l’instant, les marchés financiers restent indulgents vis-à-vis de la dette tricolore. Mais nous ne sommes pas à l’abri « d’un problème de liquidité soudain », alerte-t-elle.

L’Express : La chute du gouvernement Bayrou a aussi signé l’échec de la méthode de l’ancien Premier ministre, qui voulait provoquer un électrochoc sur le sujet de la dette. La prise de conscience évolue-t-elle ?

Natacha Valla : Le sujet a pris davantage de place dans le débat public ces dernières années, parce que le vote du budget est de plus en plus difficile. L’an dernier, par exemple, nous nous sommes retrouvés sans budget. Ces mésaventures ont rendu la question de la dette publique française beaucoup plus visible.

Or, nous l’accumulons depuis longtemps. Il n’est plus possible désormais de s’abriter derrière une comparaison internationale à première vue favorable. Notre niveau d’endettement est devenu, en soi, problématique.

Avec des conséquences sur la capacité de la France à se financer ?

La grande chance pour la France aujourd’hui, en tant qu’émetteur de dette publique sur les marchés internationaux, tient aux Etats-Unis. Les Américains sont très endettés et restent les plus gros émetteurs de dette souveraine au monde. Leur marché est le plus liquide, le plus profond et le plus international. Or, les incertitudes créées par l’administration américaine sur la gestion de cette dette poussent une partie des investisseurs internationaux à se détourner légèrement des titres du Trésor pour chercher d’autres placements.

Pour les acheteurs de dette souveraine, la France figure naturellement parmi les premiers choix : c’est un émetteur majeur, avec un marché vaste, liquide, offrant de nombreuses opportunités de refinancement. Elle bénéficie donc aujourd’hui d’un effet de report de la demande internationale. Cependant, cette fragilité ne nous est pas propre : le monde entier s’endette toujours davantage, année après année. Les encours n’ont jamais été aussi élevés, et les nouvelles émissions de dette publique et privée se comptent en volumes gigantesques, en particulier dans les pays de l’OCDE. La France n’est donc pas isolée : elle s’inscrit dans une tendance mondiale d’accumulation de dettes.

Cette dynamique ne pourra pas durer éternellement, il faudra bien une correction. Or, l’histoire montre que ces ajustements sont douloureux. Dans les années 1970, par exemple, la forte inflation a contribué à réduire les taux d’endettement, aussi bien des ménages que des Etats. Le prix à payer pour que l’endettement mondial redevienne soutenable.

Faut-il craindre une crise de la dette française ?

La dissolution de l’Assemblée nationale en 2024 a marqué un véritable tournant dans la perception de la France par les acteurs extérieurs : elle a introduit un risque politique qui s’est traduit dans les primes de risque sur la dette souveraine. Les investisseurs internationaux et les agences de notation ont collectivement pensé que la France changeait en quelque sorte de régime politique, non pas au sens institutionnel – la Constitution reste la même – mais dans la pratique de la Ve République. Sans majorité claire, il devient beaucoup plus difficile de mener une politique lisible.

Concernant la chute du gouvernement Bayrou, mon sentiment est que nous avons déjà connu ce type de choc. L’idée qu’il existe désormais davantage d’incertitude politique en France est intégrée. Sur les marchés financiers, cela se traduit logiquement par un coût de financement plus élevé : les taux d’intérêt français augmentent. Ce n’est pas dramatique en soi, mais cela peut vite devenir problématique.

Ce qui m’inquiète, c’est que les crises de dettes souveraines, quelles que soient leurs causes ou le contexte, se déclenchent toujours de la même manière, par un problème de liquidité soudain, ponctuel, lors d’une adjudication ratée. Pour l’instant, tout se passe bien : les émissions du Trésor se déroulent sans accroc, l’Agence France Trésor fait un travail remarquable. Mais nous ne sommes pas du tout à l’abri. Un jour, pour une raison parfois purement technique, une adjudication peut échouer : on n’arrive pas à placer la dette, on doit raccourcir la maturité, bricoler dans l’urgence. Et dans la situation déjà inconfortable qui est la nôtre en matière de finances publiques, cela pourrait avoir de lourdes conséquences.

Faut-il redouter une dégradation de la note française par Fitch ce vendredi soir ?

Ne soyons pas alarmistes : même si cette dégradation avait lieu, la France resterait classée dans la catégorie Investment grade. On ne sortirait donc pas immédiatement des radars des grands investisseurs. Mais la situation resterait très inconfortable.

Pour le Trésor, c’est très compliqué à gérer, je le sais pour l’avoir vécu de l’intérieur pendant plusieurs années : chaque automne, il faut présenter son budget, le PLF, le PLFSS, les trajectoires budgétaires. Quand la direction est claire, même si la dette augmente en valeur nominale, les marchés considèrent que la situation est maîtrisée. Aujourd’hui, ce qui inquiète, c’est que cette trajectoire n’est plus lisible. Le budget 2026, notamment, reste très incertain. On ne sait pas du tout quelle orientation sera prise. Sans compter une instabilité politique potentielle: un remaniement des forces en présence n’est pas à exclure. Or, les marchés n’aiment pas l’incertitude.

On a beaucoup parlé du spectre d’une intervention du FMI. En réalité, le salut viendrait plutôt de la BCE ?

L’expression « le FMI à Paris » est surtout une boutade. Concrètement, le vrai risque survient si l’Etat n’arrive plus à se refinancer. Ce n’est pas théorique : on l’a vu au Royaume-Uni sous Liz Truss, quand la perte de confiance a immédiatement provoqué une crise. En France, nous avons un filet de sécurité : à très court terme, il y a toujours un peu de trésorerie dans les caisses de l’Etat, ce qui permet d’assurer par exemple le paiement des salaires. Mais si la situation dure, elle peut dégénérer en problèmes de liquidité, donc de paiements, même dans des pays réputés solides et bien administrés comme la France.

Dans ce cas-là, il faut un acteur qui se substitue au marché, c’est-à-dire une institution capable de prendre le relais des investisseurs privés. Qui peut jouer ce rôle ? Dans la zone euro, ce n’est pas le FMI en premier ressort, mais bien les dispositifs européens construits après la crise grecque. On dispose aujourd’hui du Mécanisme européen de stabilité (MES), doté de plusieurs dizaines de milliards d’euros et conçu précisément pour venir en aide à un Etat souverain en difficulté.

Et surtout, en première ligne, il y a désormais la Banque centrale européenne. Elle n’est pas seulement chargée de fixer les taux directeurs : elle a aussi la mission d’assurer la stabilité de l’euro, la liquidité des marchés et, au besoin, la soutenabilité des dettes souveraines. Elle a même créé un instrument spécifique, l’OMT (Outright Monetary Transactions), jamais encore utilisé mais pensé exactement pour ce type de situation.

Par ailleurs, l’euro est un instrument exceptionnel qui nous protège comme jamais. Sans lui, même la France, avec tout son poids économique, serait aujourd’hui dans une situation extrêmement compliquée. L’euro n’est pas seulement une monnaie solide, utilisée pour un quart des transactions et des réserves mondiales, mais aussi un outil géopolitique majeur. Or, avec notre gestion irresponsable des finances publiques, nous prenons le risque de fragiliser cette protection et de pousser la BCE à activer des mécanismes comme l’OMT.

L’Europe est-elle mieux armée que lors de la crise des dettes souveraines de 2011-2012 ?

A l’époque, la BCE avait dû apprendre en marchant. On a créé le MES au Luxembourg, on a fait entrer le FMI dans la boucle parce que c’est son cœur de métier, et c’est ainsi qu’a émergé la fameuse Troïka. C’était une période compliquée, marquée par beaucoup de conservatisme, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, et franchir le pas de l’intervention n’a pas été simple. Mais on l’a fait, et aujourd’hui, il est beaucoup plus admis que la BCE puisse intervenir si la France devait se retrouver face à un problème de liquidité.

Cela dit, une telle intervention ne se ferait pas sans contrepartie. Il faut bien comprendre que l’alternative, c’est qu’il n’y ait plus d’investisseurs pour financer la dette publique et que l’Etat ne puisse plus payer les salaires ni les retraites. Dans ce rapport de force, il paraît donc assez logique d’exiger des conditions en échange d’un soutien.

Quelles seraient ces conditions ?

Très probablement des réformes, comme en Grèce, au Portugal ou en Espagne à l’époque. La BCE et le FMI ont accumulé une expérience et des réflexes pendant ces années. On retombe donc assez vite sur les mêmes recettes, qui visent toujours la même chose : réduire la dépense et arbitrer sur ce qui est le plus efficace pour y parvenir dans un délai aussi rapide que possible pour éviter de briser la confiance des marchés. Le FMI ou tout autre bailleur de fonds public – une banque centrale, une institution internationale ou un ensemble de ces acteurs – n’acceptera pas d’intervenir à fonds perdus. Il voudra maîtriser, au moins, la trajectoire de la dépense publique.

Je pense que la France peut encore éviter ce scénario noir. Pour autant, dans notre pays, certaines voix excluent encore de discuter réduction des dépenses, préférant exiger des augmentations d’impôts sur les plus riches, sur la production, une hausse de la TVA… On peut les réallouer mais on ne peut plus, de façon agrégée, augmenter les impôts, sous peine de peser sur la croissance.

Il faut surtout prendre de vraies décisions courageuses. En matière d’assurance-chômage, par exemple, revoir notre politique de l’emploi en l’orientant plus vers la formation, et moins vers l’indemnisation, pour un coût sans doute moindre. Ce n’est pas parce qu’une politique est moins coûteuse qu’elle est moins efficace au niveau macroéconomique. C’est la même chose en matière de dépenses sociales, dans la santé par exemple. Le problème est que ce genre de discours est très vite politisé, parce qu’il est polarisant. Et il produit un dividende politique facile pour les extrêmes. Il se fonde pourtant sur le sens commun d’une réflexion systémique.

Dans le cadre de son budget pour 2026, François Bayrou avait prévu un volet « Stop à la dette » et un second « En avant la production ». Selon vous, que faudrait-il faire pour relancer la production en France ?

On peut l’entendre ici, plus largement, comme le souhait de relancer la croissance et l’emploi, ce qui passe sans doute par la production, et même par la réindustrialisation. La France, de ce point de vue, part d’une position de faiblesse relative par rapport à ses voisins européens. Nous avons perdu beaucoup plus d’industries que la plupart d’entre eux, en termes de contribution à la valeur ajoutée, donc à la croissance du PIB.

L’innovation doit devenir une priorité politique, en l’associant à la gestion des territoires, parce que la structure industrielle se compose de grands groupes, de TPE et de PME. Deuxième point, il faut aussi une réflexion articulée entre cette stratégie industrielle et la technologie de pointe. L’intelligence artificielle – même non générative -, le numérique et la robotisation dans les processus industriels sont des leviers forts. Il y a beaucoup à faire pour favoriser l’interaction entre l’outil de production et le digital, qui permet l’automatisation, l’optimisation… La France est le pays qui exploite le moins bien ce lien. Dans des pays comme l’Allemagne et l’Espagne, la performance de l’industrie est bien supérieure.

Parmi les mesures évoquées par le gouvernement Bayrou, celle de la suppression de deux jours fériés a cristallisé les oppositions. Derrière, l’idée était surtout de faire comprendre que les Français devaient travailler davantage. A raison ?

La population française, dans son ensemble, travaille relativement peu par rapport aux pays de l’OCDE et à leurs voisins européens. Néanmoins, malgré la contrainte des 35 heures, ce n’est pas le cas pour la part des Français qui travaillent. Ceux-là sont en outre très productifs. Il convient surtout d’augmenter la participation au marché du travail des seniors et d’améliorer, pour les plus jeunes, l’articulation entre formation et activité professionnelle.

A mon sens, le principal enjeu est surtout celui de la gestion de la sortie et du retour à l’emploi. Nous sommes très en retard en la matière par rapport aux pays du Nord. Il nous manque cette flexisécurité, dont on parlait il y a quelques années, mais qui a disparu du débat public. L’assurance-chômage n’incite pas au retour à l’emploi à cause de l’absence de système proactif de formation en ligne avec les besoins du marché du travail. Les entreprises et les syndicats devraient se mobiliser sur ce sujet, avoir une vraie réflexion.

On en revient aussi à la problématique de déficit, un meilleur taux d’emploi permettrait d’alléger le fardeau des finances publiques.

Oui, je pense qu’on aborde la question par des angles mortifères : la retraite, le chômage… Alors qu’on devrait tenir un autre discours favorisant une participation à la vie collective. Le discours se focalise malheureusement sur la répartition de la richesse plutôt que de s’intéresser au bien-être et aux trajectoires individuelles.



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Author : Muriel Breiman, Thibault Marotte

Publish date : 2025-09-12 10:00:00

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