Un Britannique en vadrouille aux quatre coins de la France… Le pitch avait de quoi faire redouter une montagne de clichés. Mais avec Fractured France (Granta Books), un ouvrage salué par le Financial Times, l’historien Andrew Hussey réussit le tour de force de faire ce à quoi d’autres, en France, se refusent : rencontrer ceux dont il prétend parler. D’un groupe de jeunes faisant le pied de grue devant un McDonald’s à Reims, à la polémiste et directrice du magazine Causeur, Elisabeth Lévy, en passant par le géographe et auteur de La France périphérique, Christophe Guilluy, Andrew Hussey nous balade au gré de ses échanges et de ses questionnements sur les « fractures » qui jalonnent l’Hexagone – jusqu’à explorer le spectre de la « guerre civile », qui agite régulièrement les esprits les plus pessimistes… A L’Express, qu’il reçoit dans un café parisien où il a ses habitudes, il réfute cependant l’idée selon laquelle la France se rapprocherait d’un tel scénario catastrophe. Entretien.
L’Express : Dans votre ouvrage, vous décrivez une France « fracturée » de toutes parts. A la lumière de votre voyage (et de vos rencontres) aux quatre coins de l’Hexagone, comment qualifieriez-vous ces fractures ?
Andrew Hussey : J’ai toujours vu la France comme une famille. Elle était certes divisée mais, comme toutes les familles, même si la droite et la gauche se tapaient dessus et les désaccords étaient nombreux, il y avait un socle commun : l’idée que tout le monde se retrouvait autour de certaines valeurs. Cette époque est, je crois, révolue. C’est la raison pour laquelle j’emploie ce terme de « fractures », que j’emprunte au géographe Christophe Guilluy et, avant lui, à Jacques Chirac, qui avait fait de la « fracture sociale » son thème de campagne en 1994. Car, de Roubaix à Marseille, en passant par Paris, ce qui m’a frappé a été de constater qu’il existe désormais différents « mondes » qui ne savent plus se parler : les banlieues, les centres-villes, et la province. Chacune ayant ses propres codes et ses propres intérêts. Alain Finkielkraut parle, lui, de « libanisation » de la société, mais je lui préfère l’idée de Christophe Guilluy, d’une « archipellisation » de la France. Comme il me l’explique dans mon livre : « aujourd’hui, il s’agit plutôt de ceux qui ont les moyens de vivre en ville et ceux qui ne les ont pas. Ainsi, au lieu d’une structure sociale au sein de la ville, on observe un phénomène similaire à celui observé aux États-Unis, un pays où cohabitent gagnants et perdants, insiders et outsiders« .
Cette situation est-elle sans précédent ?
L’histoire de la France n’est pas de celles qui ont connu un « âge d’or », un moment où « tout allait bien » et où les fractures n’existaient pas. En réalité, celle-ci s’est toujours écrit par convulsions, par de grands sursauts comme la Révolution de 1789, les guerres, l’occupation, jusqu’aux événements de Mai 68. Mais, chose cruciale : malgré les divisions, la France est toujours restée unie par un idéal universaliste. Pour reprendre l’exemple de Mai 68, bien qu’elle ait constitué une menace pour le gouvernement de De Gaulle, elle n’a pas remis en cause les idéaux de la République. Aujourd’hui, ceux-ci me semblent particulièrement en danger. Je me souviens d’un échange que j’avais eu avec des jeunes d’une cité de Pernety, à Paris, qui ne savaient pas ce qu’est la République, mais étaient contre quand même. Or la France est un des seuls pays, avec les Etats-Unis, basé sur une idée. Si on ne la connaît pas, on ne peut pas se sentir appartenir à cette « famille ».
Dans votre ouvrage, vous n’êtes pas tendre avec les « bobos », dont vous jugez qu’ils alimentent la « paralysie politique » du pays. N’est-ce pas leur donner beaucoup de crédit ?
Évidemment, la crise que connaît la France tient à des facteurs plus grands, l’économie, l’histoire, la géographie, que la simple existence des « bobos » (rires). Je dirais qu’ils sont davantage des symptômes que des agents. Mais enfin, leur présence dans certains secteurs clef, telles les universités, les médias et, de façon générale, les grandes métropoles, doit nous pousser à nous interroger sur l’aliénation que ressentent les « ploucs », comme on dit. Eux se sentent déclassés, méprisés par cette classe qui, pour reprendre les mots de George Orwell, sait tout à fait être « révolutionnaire » et « snob » à la fois. D’où leur vote pour des partis comme le Rassemblement national ! Voilà une chose qui m’a marqué, durant ces années de voyage aux quatre coins de la France : le mépris des « bobos » pour les « ploucs », la classe ouvrière qui vote à l’extrême droite et vit en périphérie. C’était d’ailleurs tout l’objet de la révolte des gilets jaunes : « la politique des ‘bobos’ n’est pas notre politique et cela doit changer ». Mais ne vous méprenez pas, ce sentiment de déconnexion des élites ne touche pas que la classe ouvrière. Je me souviens par exemple d’un échange avec des jeunes, devant un McDonald’s de Reims, alors que j’étais venu écouter un meeting du Rassemblement national. Eux se sentaient des « SDF de la politique », tout simplement parce que ce qu’on leur propose ne leur parle pas !
Tant parmi vos interlocuteurs que dans la culture populaire, on évoque le spectre d’une « guerre civile ». Y a-t-il des raisons tangibles derrière cette obsession ?
Non, je ne dirais pas cela. Évidemment, on peut toujours s’attarder sur la situation de certains territoires, comme les quartiers nord de Marseille. De même que les événements qui ont suivi la mort du jeune Nahel ont pu sembler très choquants. J’avais moi-même été très frappé de voir que les cibles des émeutiers n’étaient pas seulement des restaurants ou des cafés, mais aussi des symboles de la République comme des mairies, des bibliothèques, des écoles… Mais même si tout ceci peut susciter l’inquiétude, la France me semble tout de même encore loin de la guerre civile. Cela étant, au fond, ce qui compte, c’est que cette idée a infusé dans l’imagination des Français et ce, à droite comme à gauche. Laurent Obertone a par exemple exploré ce thème dans certains de ses livres, mais comme Costa-Gavras dans ses films ! Preuve que ce fantasme agite les esprits d’une bonne part des Français. De quoi ce fantasme est-il le nom ? Et faut-il qu’un fantasme traduise une réalité pour qu’il ait de véritables conséquences dans le débat public ? Ce sont ces questions qui me semblent importantes. Et, sur ce point, je dois dire que la science politique atteint à mes yeux ses limites. La France pâtit, ces dernières années, d’une « atmosphère » que j’ai pu ressentir dans les banlieues, lors des révoltes des gilets jaunes ou encore au sein de réunions du Rassemblement national. Ce qui ressort, c’est une rage, une frustration, une tension… autant de choses que les statistiques, les cartes, les chiffres ne peuvent pas quantifier. Mais elles sont bien présentes. Où ce climat nous emmènera-t-il, c’est toute la question.
Votre ouvrage précédent, Intifada française, avait majoritairement été salué par la presse de droite. Faut-il être conservateur pour s’intéresser aux fractures françaises ?
Je suis un homme de gauche ! Mais oui, il manque, pour l’heure, à la gauche le courage intellectuel – qu’elle a déjà eu par le passé ! – de faire face aux fractures qui jalonnent la France. L’ennui, c’est qu’elle est empêtrée, pour partie, dans un communautarisme et une obsession pour les politiques d’identité qui la rend aveugle à ce que tout le monde voit quotidiennement. On ne peut pas pratiquer la politique de l’autruche indéfiniment. Sans quoi c’est donner un blanc-seing à Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, un démagogue habile, dont le style et les manières, sinon les idées, ne sont pas très éloignés de ceux de la première dame du Rassemblement national…
Vous avez récemment écrit : « Alors que la colère grandit en France, la réforme constitutionnelle pourrait être la seule issue pour Emmanuel Macron. » La Ve République est-elle arrivée au bout de son modèle ?
L’autre jour, j’ai vu un graffiti : « À bas la Ve République ». C’était la première fois que je voyais ça. J’ai remarqué la même chose à la télévision, où différents acteurs du débat public appellent de plus en plus régulièrement à mettre fin à la Ve République. De fait, ce régime a été inventé par Charles de Gaulle pour donner plus de pouvoir à l’exécutif qu’à la vox populi, afin de résoudre la crise de 1958. Ce système a fonctionné, à l’époque, mais il n’était déjà plus adapté dès 1968. N’oublions pas que de Gaulle lui-même a fini par démissionner ! Je ne suis pas constitutionnaliste mais une chose est sûre : aujourd’hui, Emmanuel Macron veut que la Ve République conserve tout le pouvoir exécutif que lui confère la Constitution. Mais le Parlement, lui, ne semble pas très partant pour cette idée. Cela crée ce que Tarantino appellerait un « Mexican stand-off » : une impasse. Au fond, la France est un peu comme dans un film du réalisateur…
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-09-26 14:00:00
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