Pour s’adapter aux défis cruciaux qu’elle rencontre aujourd’hui, l’Europe doit revoir d’urgence sa gouvernance, estime Jérémie Gallon, avocat, ancien diplomate et auteur de deux grandes biographies, Georges Pompidou, l’intemporel et Henry Kissinger, l’Européen, aux éditions Gallimard. Pour cela, il suggère de mettre – enfin ! – en application les recommandations du rapport Draghi et de relire… le plan Fouchet de 1961, qui reflétait la vision gaullienne de l’Europe et proposait de bâtir une véritable Europe politique. Draghi-Fouchet, un attelage improbable, mais très convaincant. Entretien.
L’Express : A Copenhague, le 1er octobre, et tandis que les survols de drones hostiles se multiplient, les dirigeants européens ne sont pas parvenus à s’entendre sur les mesures à prendre pour renforcer la défense du continent. « L’Europe puissance » semble encore loin…
Jérémie Gallon : C’est vrai, l’Europe semble perdue et impuissante dans le nouvel échiquier mondial, qui se structure autour de nouveaux principes. D’abord, le primat de la force sur le droit. L’effondrement des institutions et des règles internationales entraîne la disparition de tout ordre mondial. Le multilatéralisme, qui constituait notre grille de lecture, est à la fois broyé par l’administration Trump et dévoyé par la Chine, qui tente de redessiner les équilibres multilatéraux en sa faveur. Dans cette jungle géopolitique, l’Europe n’est pas capable de parler le langage d’un monde multipolaire où la violence, qui constitue l’ADN des nouveaux maîtres du jeu que sont les autocraties, devient hors de contrôle.
Le choc est d’autant plus violent que le bloc occidental lui-même se fissure…
Oui, l’Occident perd son leadership mondial. Ses deux grands piliers se fracturent, qu’il s’agisse de « l’Amérique gendarme du monde » et de « l’Europe missionnaire ». L’unité occidentale n’existe plus et l’Alliance atlantique, telle qu’elle s’est structurée depuis 1945, est en phase de fragmentation. Dans ce contexte, l’Europe, isolée, fait face à trois menaces concomitantes. D’abord, les Etats-Unis, qui raisonnent désormais en sphères d’influence. D’alliés, ils deviennent des prédateurs qui n’hésitent pas à vassaliser l’Europe, comme le montrent les récentes tentatives de violations de notre souveraineté, y compris territoriales (Groenland). Ensuite, la Russie, qui mène une guerre hybride avec les Européens et fait peser une menace existentielle sur l’Est du continent.
Enfin, la Chine qui fait de l’Europe le déversoir de ses formidables surcapacités de production, servies par un dumping systématique, par la sous-évaluation du yuan par rapport à l’euro et par un chantage à l’accès aux terres rares et aux matières premières critiques. Aujourd’hui, Pékin ne considère plus l’Europe comme un égal. Dans le triptyque partenaire/compétiteur/rival, c’est désormais la dimension « rival » qui l’emporte.
Quel risque ces trois menaces font-elles peser sur l’Europe ?
Sortir de l’histoire. Et il ne s’agit pas de nostalgie vis-à-vis d’une période révolue où l’Europe dominait le monde, mais du risque réel de devenir le simple jouet de puissances tierces. Ne plus être maître de notre destin, ne plus demeurer libres et ne plus pouvoir transmettre aux générations futures, à nos enfants et nos petits-enfants ce que nous ont légué les générations précédentes. Car ne nous y trompons pas : je ne crois pas qu’il y ait une civilisation occidentale, mais il y a une civilisation européenne, et celle-ci est mortelle. Et le fait que l’Europe ait une histoire extraordinaire ne la protège pas du risque d’anéantissement. À ceux qui estiment que cette crainte est excessive, que la civilisation européenne a une longue histoire et que l’Europe est le continent où l’on vit le mieux au monde, je conseille de regarder le destin funeste d’autres grandes civilisations : l’Empire romain d’Occident au Ve siècle, les Omeyyades de Cordoue au Xe siècle ou la dynastie Qing chinoise au XIXe siècle. Toutes avaient en commun d’être les héritières de civilisations riches de siècles d’Histoire, d’une culture et d’un raffinement extraordinaire. Mais cela ne les a pas empêchées d’être humiliées, subjuguées et, pour certaines, anéanties.
Comment répondre à ces défis ?
D’abord, en étant lucide sur notre situation actuelle. Lucidité sur le monde qui nous entoure, mais d’abord sur nous-mêmes. Souvenez-vous de cette phrase magnifique d’Amin Maalouf, dans Léon l’Africain. Au narrateur qui interroge son oncle sur les raisons pour lesquelles les dirigeants et la population ne réagissent pas à la chute du sultanat de Grenade, lors de la Reconquista, en 1492, celui-ci répond : « Peut-être faudra-t-il que quelqu’un ose leur apprendre à regarder la défaite dans les yeux, ose leur expliquer que pour se relever, il faut d’abord admettre que l’on est à terre. Peut-être faudra-t-il que quelqu’un leur dise la vérité un jour. »
Notre regard une fois dessillé, que se passera-t-il ?
Ce n’est qu’avec cette lucidité que nous trouverons le ressort de bâtir cette nouvelle Europe. En brisant les intérêts court-termistes et en nous attaquant à toutes ces réformes clés, contenues dans le rapport Draghi, que nous avons refusé de mener depuis des décennies, à savoir l’acceptation sur le plan économique, technologique et énergétique d’une intégration plus forte. C’est un scandale absolu que tout ceci n’ait pas encore été mis en œuvre. Nous devons devenir une puissance d’innovation et faire en sorte que l’Europe soit vraiment un marché unique, avec un marché européen de l’énergie, une union des marchés de capitaux et une véritable industrie de défense européenne. Mais l’Europe de Draghi ne suffira pas. Il faut aussi, et lui-même l’a reconnu, une gouvernance de l’Europe complètement repensée.
Quelle forme cette gouvernance peut-elle prendre ?
J’ai servi la diplomatie européenne à laquelle je demeure profondément attaché. Mais, au cours des dernières années, j’ai peu à peu acquis la conviction que ce n’est pas à 27 Etats membres et avec les institutions actuelles que nous pourrons bâtir une Europe puissance. A l’illusion d’une Europe intégrée sur le plan diplomatique, je crois qu’il faut au contraire, notamment en matière de défense et de diplomatie, revenir à une coopération profonde entre un nombre limité d’Etats-nations. A cet égard, je pense que le temps est venu de réexaminer le plan Fouchet de 1961, qui reflétait la vision gaullienne de l’Europe. Loin d’être l’expression d’un nationalisme intransigeant, il était au contraire le reflet de la volonté du général de Gaulle de bâtir une véritable Europe politique. Il prévoyait notamment une coopération très renforcée sur trois points : la défense, la diplomatie et l’éducation. Il faudrait aujourd’hui y ajouter la technologie, tant les exemples chinois et américains nous rappellent qu’il n’y a pas de puissance sans contrôle des technologies de rupture, au premier rang desquels figure l’intelligence artificielle.
Ce n’est ni dans le repli de chaque Etat-nation sur lui-même ni dans des institutions supranationales dépourvues de légitimité démocratique que nous trouverons le chemin d’une Europe plus forte. C’est dans une coopération extrêmement approfondie entre un noyau resserré d’Etats souverains, sorte de nouveau Directoire européen, que nous pourrons bâtir une Europe politique. Draghi et Fouchet, voilà un couple improbable, qui pourrait pourtant être une formidable source d’inspiration pour bâtir l’Europe de demain.
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Author : Charles Haquet
Publish date : 2025-10-05 10:00:00
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