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« La vengeance agit sur le cerveau comme une drogue » : l’éclairage passionnant de James Kimmel (Yale)

« La vengeance agit sur le cerveau comme une drogue » : l’éclairage passionnant de James Kimmel (Yale)

Un vengeur non masqué siège à la Maison-Blanche. Les inculpations contre les soi-disant « ennemis » de Donald Trump se multiplient aux Etats-Unis : l’ancien patron du FBI James Comey, la procureure générale de New York Letitia James, l’ex-conseiller à la sécurité nationale John Bolton… Et l’ancien directeur de la CIA John Brennan est le suivant dans la liste du très rancunier président des Etats-Unis, dont le second mandat prend des airs de « tournée de la vengeance ». Autant dire que The Science of Revenge (Harmony Books, non traduit) arrive à point nommé. Son auteur, James Kimmel, y résume les recherches scientifiques sur le sujet. Selon l’ancien avocat devenu maître de conférences en psychiatrie à l’université Yale, la vengeance produit dans notre cerveau un plaisir temporaire. Mais pour environ 20 % des personnes, elle relèverait carrément d’une addiction. Avec des conséquences souvent dramatiques, la vengeance étant un moteur puissant des violences dans l’Histoire.

A L’Express, James Kimmel explique ce qui se joue dans un cerveau rancunier, décrypte l’omniprésence de la vengeance dans notre culture (de la Bible au… Roi Lion), assure que Hitler, Staline ou Mao étaient obsédés par la vengeance, mais précise aussi comment nous pouvons tous y remédier, y compris Donald Trump.

L’Express : Selon vous, la vengeance nous procure à tous un plaisir temporaire. Mais en quoi peut-elle devenir une addiction pour certaines personnes ?

James Kimmel : Des études en neurosciences et des scanners cérébraux réalisés dans plus de soixante universités à travers le monde ont révélé que votre cerveau, en situation de vengeance, ressemble à un cerveau sous l’emprise de la drogue. Ce sont les mêmes circuits qui sont activés pour la dépendance à la drogue, l’alcool, le tabac ou le jeu. Lorsque vous ressentez un grief, le sentiment d’avoir été lésé, que ce soit réel ou imaginaire, c’est d’abord douloureux. Pour rééquilibrer cette sensation, votre cerveau active les circuits du plaisir, de la récompense et de l’envie liés à la dépendance. C’est une courte période qui vous donne une sensation d’euphorie temporaire créée par la montée de la dopamine, mais qui s’estompe rapidement. A ce moment-là, vous voulez revivre cette euphorie encore et encore. En fin de compte, vous voulez infliger de la douleur à une autre personne pour votre propre plaisir, parce que vous-même souffrez.

Dans l’addiction, la dernière pièce du puzzle est le cortex préfrontal. Il s’agit de votre circuit de maîtrise de soi et de fonction exécutive, qui est là pour vous empêcher d’adopter des comportements qui auraient des conséquences négatives sur vous ou sur d’autres personnes. Or, quand vous cherchez à vous venger, dans la majorité des cas, il y aura des conséquences négatives pour vous comme pour votre cible. Ce que nous constatons dans les scanners cérébraux, c’est que ce circuit de maîtrise de soi est désactivé chez un certain nombre de personnes. Il ne fonctionne donc pas correctement pour vous empêcher de vous livrer à des actions autodestructrices.

Vous estimez cette part autour de 20 % des personnes…

C’est le cas pour la plupart des addictions. Dans une population, environ 20 % des personnes qui expérimentent l’alcool ou la drogue en deviennent réellement dépendantes. Les scientifiques ne savent pas encore exactement pourquoi, mais il existe de nombreuses hypothèses. Il y a des prédispositions génétiques, mais aussi des environnements différents, du fait notamment des facteurs socio-économiques. En ce qui concerne la vengeance, vous pouvez vivre dans des communautés où la recherche de la vengeance et l’accès à des formes de justice, comme la possibilité d’intenter des poursuites judiciaires, sont plus ou moins favorisés. Ces démarches sont coûteuses, et seule une petite partie de la population peut se permettre d’engager des avocats pour cela.

Dans tous les cas, ces 20 % sont une estimation. Mais dans les enquêtes, quand vous demandez à un large groupe de personnes si elles ont récemment éprouvé un désir de vengeance, presque tout le monde répond « oui ». Mais si vous leur demandez si elles ont agi en fonction de ce désir, seulement 20 % répondent par l’affirmative.

Vous établissez un lien entre la vengeance compulsive et les fusillades de masse. Quelles preuves avez-vous ?

Aux Etats-Unis, le FBI ou différents chercheurs ont analysé les circonstances ayant conduit à des fusillades de masse. On constate que le principal point commun entre tous les tueurs, c’est qu’il y a généralement un grief ou une série de griefs. Les chercheurs en analyse comportementale présentent ces tireurs comme des collectionneurs de doléances, des personnes pour qui les griefs s’accumulent dans leur esprit. Mais ils ne les laissent pas passer, ils les ruminent constamment, y pensent sans arrêt et réfléchissent aux moyens de se venger.

Quand on regarde les données criminologiques et comportementales provenant du monde entier, on constate que la recherche de vengeance est la principale motivation de presque toutes les formes de violence, du harcèlement dans les cours de récréation à la violence conjugale, en passant par la violence des gangs, les fusillades de masse ou les guerres. Les comportements violents chez l’être humain ont bien souvent pour origine un premier acte qui est celui d’une personne ayant la perception, réelle ou imaginaire, d’avoir été lésée ou maltraitée, et qui souhaite faire du mal à ceux qui lui ont fait du tort.

C’est fascinant, car quand nous sommes lésés, nous pourrions avoir envie d’une glace, d’une bonne sieste ou d’un massage. Mais non, ce que nous voulons réellement, c’est la souffrance d’une autre personne !

Vous rappelez que la vengeance est omniprésente dans nos traditions culturelles. Dans la Bible, même Dieu se venge de sa création avec le Déluge…

Dieu passe pour un vengeur assez fou dans l’Ancien Testament, commettant avec le Déluge le plus grand massacre jamais mythifié, tout ça parce que les humains lui ont désobéi. Mais avant ça, il y a Caïn et Abel. Le premier meurtre biblique est un meurtre par vengeance ! Nous avons peu évolué depuis cette période. Mais au cours des vingt dernières années, grâce à l’imagerie cérébrale, nous comprenons désormais mieux ce qui se produit dans notre cerveau, et comment un grief se transforme en désir de tuer. La vengeance est une sorte d’automédication pour nous sentir mieux après avoir subi la douleur des insultes ou d’une injustice.

Donald Trump est un collectionneur de griefs et il en tire un immense plaisir

Vous présentez Hitler, Staline et Mao en addicts de la vengeance. N’est-ce pas périlleux de psychiatriser des dictateurs sanguinaires ?

J’ai été surpris de voir à quel point nous avions des preuves que ces trois dictateurs et mégalomanes, loin d’être des sociopathes, étaient animés d’une soif extrême de vengeance comme de victimisation. Les enfances de Staline et Mao ont été marquées par des pères violents, et ils ont grandi dans un environnement brutal, avec des menaces régulières. Hitler a connu un processus de victimisation plus tardif, avec l’idée qu’à la fin de la Première guerre mondiale, des politiciens et des juifs auraient planté un coup de poignard dans le dos des soldats allemands. Dans sa jeunesse, Hitler a aussi développé un fort ressentiment contre une Vienne cosmopolite et multiethnique qui, à ses yeux, rejetait ses talents.

Nous savons que ces trois hommes ont cherché à se venger et ont tiré d’immenses plaisirs de la vengeance bien avant même qu’ils n’accèdent au pouvoir. En 1915, deux ans avant la Révolution russe, Staline confiait ainsi que son plus grand plaisir « est de choisir une victime, de préparer un plan minutieusement, d’assouvir sa vengeance implacable, et après d’aller se coucher ». En 1927, Mao rédigea lui un rapport enthousiaste à l’intention des dirigeants du Parti communiste chinois, dans lequel il se délectait du plaisir qu’il avait éprouvé en assistant aux représailles violentes qu’il avait déclenchées au sein de la population. Il décrivait avec une grande joie des scènes où des paysans enlevaient leurs propriétaires terriens et d’autres personnes contre lesquelles ils avaient des griefs, les faisaient défiler dans les villages coiffés de bonnets d’âne pointus dans le cadre de spectacles publics d’humiliation et de torture physique, battant certains d’entre eux à mort.

Il est au contrairement dangereux de considérer ces trois tyrans comme étant des personnes maléfiques, contrôlées par des forces obscures extérieures à l’humanité elle-même, tout comme de penser qu’ils seraient nés avec en eux un haut niveau de dépravation et de méchanceté. Ce n’est pas le cas, et la science le démontre de plus en plus. Penser qu’il s’agit simplement de personnes extrêmement dépendantes à la vengeance, qui ont réussi à obtenir le pouvoir et à mobiliser toutes les forces de leur pays à des fins de vengeance, cela change la perspective, et montre qu’il est toujours possible d’agir pour éviter de telles issues.

En décembre 2020, vous avertissiez dans Politico que Donald Trump montrait des signes dangereux de dépendance à la vengeance après avoir perdu les élections. Ensuite, il y a eu le 6 janvier 2021. Et aujourd’hui, de James Comey à John Bolton, les poursuites judiciaires se multiplient contre les bêtes noires de Donald Trump…

Ses comportements, comme ses propres mots, témoignent de cette addiction. « Je suis votre châtiment » a-t-il dit en 2023. Récemment, lors des funérailles de Charlie Kirk, il a déclaré : « Je déteste mes adversaires et je ne veux pas leur bien », alors même que la veuve de Kirk faisait savoir que « la réponse à la haine n’est pas la haine ». Depuis des années, les preuves s’accumulent sur le fait que Donald Trump est un collectionneur de griefs et qu’il en tire un immense plaisir. On le voit bien dans la manière dont il punit, blesse et inflige des souffrances à ceux qui, à ses yeux, lui ont fait du mal en premier.

Mais la société a beaucoup progressé dans l’humanisation des toxicomanes de toutes sortes et ne conclut plus qu’ils sont des criminels immoraux qui doivent être punis, mais qu’ils ont besoin d’aide. Il en va de même pour quelqu’un comme Donald Trump, qui par ailleurs est également capable d’agir de manière diamétralement opposée, en faisant par exemple des efforts étonnants pour mettre fin à la guerre entre Israël et le Hamas. Vous avez là deux camps qui se livrent à une vengeance sans merci depuis deux ans. Et, en dehors de toute considération partisane, force est de constater que Trump n’a pas ménagé ses efforts pour aboutir à un cessez-le-feu. Même lui est capable de voir que la recherche de vengeance ne mène qu’à l’autodestruction.

Ne cherche-t-il pas avant tout un prix Nobel de la paix pour satisfaire son ego démesuré ?

Il a son intérêt personnel. Mais personne n’aurait cru à cette paix provisoire il y a seulement trois semaines. Vous imaginez Poutine, autre accro à la vengeance, se soucier du prix Nobel de la paix ? Non. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, Trump n’a pas d’ennemi et il est capable d’aider les deux parties à se rapprocher. En revanche, lorsqu’il considère quelqu’un comme un ennemi, il lui est très difficile de surmonter ses propres pulsions de vengeance.

Le pardon est vraiment un remède miracle

La vengeance est selon vous omniprésente dans notre culture, jusque dans les programmes pour enfants, à l’image du Roi Lion

Le Roi Lion est extrêmement violent. Se voyant empêcher de succéder à son frère Mufasa du fait de la naissance de Simba, Scar se venge en essayant de tuer père et fils, et finit par réussir pour le premier. Exilé, Simba essaye de se construire sa propre vie, mais le fantôme de son père lui signale qu’il ne peut pas laisser tomber son héritage et qu’il doit donc se venger de Scar. Il finit par jeter son oncle d’une falaise en feu pour qu’il soit dévoré par les hyènes. C’est une fin terrifiante. Pour beaucoup d’enfants, c’est peut-être la première dose de victimisation et de vengeance à laquelle ils sont confrontés. Nous les humains nous identifions instantanément à Simba, et voulons que Scar soit anéanti. Disney nous offre la fin que nous voulons pour que nous nous sentions mieux. On peut remarquer que Bambi, sorti en 1942, offre de nombreuses similarités avec le Roi Lion (un père qui règne sur la forêt et destine Bambi à lui succéder, la mort tragique d’un parent…). Mais Bambi ne se lance pas dans une quête de vengeance contre le chasseur. Il surmonte sa douleur pour devenir prince de la forêt.

Que peut-on faire contre ce besoin de vengeance ? Vous mettez en avant le pardon. Mais n’est-ce pas une réponse un peu trop religieuse ou « hippie » ?

C’est une très bonne question ! Les neurosciences sont en train de découvrir que le pardon n’a rien de « hippie », et qu’il n’y a pas besoin d’être religieux. Lorsque vous pardonnez, les trois zones de votre cerveau qui sont impliquées dans la recherche de vengeance sont inversées. Le pardon met fin à la douleur née d’un tort. Si je vous disais que j’ai inventé une pilule qui peut mettre un terme à la douleur que vous ressentez, je deviendrais multimilliardaire. Mais le pardon peut réellement nous offrir ça !

Simplement en imaginant un pardon, nous désactivons la douleur née d’un grief, au lieu de la masquer temporairement avec une dose de dopamine. Le pardon désactive aussi le désir de vengeance et le circuit de récompense à une dépendance. Vous n’êtes donc plus obsédé par des fantasmes de vengeance et des ruminations qui peuvent vraiment consumer votre vie, vous empêcher de vivre dans le présent et de réussir dans l’avenir. Enfin, le pardon active ou réactive la zone du cortex préfrontal qui vous empêche d’adopter des comportements néfastes pour vous ou pour autrui. La neuroscience montre donc que le pardon est vraiment un remède miracle, un super-pouvoir qui fonctionne pour la victime. Ce n’est pas un cadeau fait à l’auteur du préjudice, et cela ne signifie en aucun cas que vous approuvez ou acceptez les actions de la personne qui vous a fait du tort. Cela vous permet simplement d’aller de l’avant.

Vous confiez dans le livre qu’après une jeunesse marquée par des brimades, vous êtes vous-même devenu un obsédé de la vengeance…

Adolescent en Pennsylvanie, j’ai été victime d’intimidation de mes camarades. Alors que j’avais 17 ans, ils sont venus abattre mon chien, un beagle. C’est comme dans le film John Wick. Quelques semaines plus tard, ils sont revenus faire exploser notre boîte aux lettres. J’étais seul à la maison, et nous avions des armes. J’en ai pris une, j’ai sauté dans la voiture de ma mère et je me suis lancé à leur poursuite. C’était au milieu de la nuit et, vous savez, je roulais aussi vite que possible sur cette route de campagne à une seule voie, en criant et en hurlant de rage jusqu’à ce que je les rattrape enfin et que je les coince près d’une grange. Ils étaient trois ou quatre dans leur pick-up et je pouvais voir leurs têtes dans le rétroviseur, éclairées par mes feux de route. Ils sont sortis lentement du pick-up, se sont retournés et ont regardé fixement mes phares pour essayer de voir qui les avait poursuivis jusqu’ici. Il m’aurait été très facile de leur tirer dessus. Mais à la dernière seconde, j’ai eu cette intuition que si je passais à l’acte, je deviendrais une personne différente. Je savais que je n’étais pas prêt à renoncer à tout ce que j’avais, malgré mon envie profonde de faire souffrir ces types pour ce qu’ils m’avaient fait subir pendant tant d’années, jusqu’à tuer mon chien. Je suis donc rentré chez moi, mais je ne leur ai pas pardonné.

Plus tard, je suis devenu avocat, et je me suis lancé dans le métier de la vengeance professionnelle. Les avocats sont engagés par leurs clients pour se venger en leur nom, sous des formes légalisées de vengeance que nous appelons « justice ». J’ai exercé durant plus de vingt ans, mais j’ai découvert que mes satisfactions après des victoires disparaissaient de plus en plus vite, et je voulais qu’elles se reproduisent encore et encore. Ça a ruiné ma vie familiale : j’étais un justicier au travail et je commençais à devenir un vengeur à la maison. Je me suis donc demandé si cela pouvait être une addiction, car personne n’avait jamais formulé cela en ces termes. Puis, depuis deux décennies, en tant que chercheur sur la violence et la vengeance à la Yale School of Medicine, j’ai pu rassembler les études menées par des neuroscientifiques du monde entier pour prouver que la quête de vengeance est un processus addictif, comme d’autres addictions bien connues.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-10-26 18:00:00

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