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Procès de l’ex-directeur de la DGSE : la dérive des « bœuf-carottes » du service secret

Procès de l’ex-directeur de la DGSE : la dérive des « bœuf-carottes » du service secret

Il faut imaginer la DGSE coinçant un homme d’affaires français dans un local de l’aéroport de Roissy, puis lui montrant une série de photos de sa famille, prises à l’issue de filatures. Tout ça en raison… d’un litige commercial entre le service secret et le businessman. L’entretien, qui aurait duré environ six minutes, le 12 mars 2016, vaut à Bernard Bajolet, directeur de la DGSE entre 2013 et 2017, une parution devant le tribunal correctionnel de Bobigny, ces 6 et 7 novembre, pour complicité de tentative d’extorsion et atteinte arbitraire à la liberté individuelle. « L’utilisation de moyens régaliens pour contraindre quelqu’un à payer est une première », commente William Bourdon, l’avocat d’Alain Duménil, partie civile dans ce dossier. L’histoire raconte aussi la mauvaise gestion de son « magot » par la DGSE, ainsi que la lente dérive d’une de ses structures les plus mystérieuses.

A l’origine, il y a ces fonds placés par le service secret dans des entreprises. Bernard Bajolet s’en explique lors d’une audition devant la juge d’instruction, le 18 octobre 2022.

« Au tout départ cela vient des dommages de guerre de la Première Guerre mondiale que l’ancêtre de la DGSE a obtenus de la part de l’État français. Ensuite ce dispositif a été reconduit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en soutien du BCRA, le service de renseignement de la résistance, et la DGSE s’est vu confier un patrimoine important pour permettre à l’État français de survivre au cas où il y aurait un effondrement semblable à celui de 1940. L’Etat s’est constitué un capital secret dans ce but. Cet argent a été investi dans différentes sociétés avec un contrôle externe et interne, dont je ne peux rien vous dire car cela est couvert pas le secret-défense. Ce patrimoine est destiné à être préservé et à fructifier et il n’est pas destiné à financer des actions clandestines », affirme-t-il. Cette somme se serait élevée à environ douze millions d’euros, quinze millions avec les intérêts.

« L’affaire est en faillite »

La suite est racontée par Alain Juillet, dans le cadre d’une autre instruction, menée elle à l’encontre d’Alain Duménil. Pas encore directeur du renseignement de la DGSE, mais déjà très informé des activités du service, cet homme d’affaires, alors consultant en stratégie, est contacté par Jean-Claude Cousseran, directeur de l’agence de renseignement, en 2001.

La DGSE a placé des fonds dans des entreprises, notamment des créateurs de mode comme Jean-Louis Scherrer, en banqueroute. « Monsieur Cousseran me contacte en me disant qu’ils ont un problème énorme et me demande mon avis en tant que spécialiste du monde financier. Je vois cette affaire, EK Finances et je comprends l’état catastrophique de la situation. Je comprends que l’affaire est en faillite », déroule-t-il devant le juge d’instruction, le 27 octobre 2023.

Il faut donc vendre. « J’ai cherché des acquéreurs et je n’en ai pas trouvé beaucoup. Pour noyer le poisson, j’ai dit que c’était des fonds venant des Emirats ou du Proche Orient. Ça me permettait de négocier sans problème. À un moment celui qui était le gestionnaire du fonds pour la DGSE m’a recommandé de voir Monsieur Duménil », relate Alain Juillet. Cet entrepreneur formule la seule offre susceptible de protéger le patrimoine du service secret. Du moins c’est ce que croient les fonctionnaires. Car sitôt devenu actionnaire, Alain Duménil multiplie les opérations financières que ses partenaires jugent aujourd’hui frauduleuses… et fait main basse sur le « magot », en spoliant les agents secrets, assurent ces derniers.

Chasse aux taupes

C’est là que s’en mêle une des structures les plus secrètes de la DGSE. Historiquement, ce service un temps dénommé « contre-espionnage-protection », dit CE-P, appartient à la division du contre-espionnage du service secret. Son unique objet est de lutter contre le retournement des agents français par des agences étrangères. Pendant les années 1970, son chef, le colonel André Camus, est réputé soupçonneux à l’excès. « Quand je l’ai connu, il disposait de quatre bureaux hautement sécurisés. Il fallait sonner pour que sa secrétaire vienne ouvrir la porte blindée. Depuis ce bunker, André Camus se livre à la chasse aux membres du Service susceptibles de travailler pour une puissance adverse, voire un service allié », relate Pierre Siramy, ex-chef d’état-major de la direction du renseignement, dans ses mémoires, en 2010.

En 1975, Camus fait écarter Philippe Rondot, chef de poste-adjoint à Bucarest et futur conseiller de l’ombre de Jacques Chirac, après qu’il n’a pas donné de nouvelles pendant trois jours. Pendant de nombreuses années, il distillera l’hypothèse de son possible retournement. En 2000, la direction CE-P est refondue. Elle devient DG-P, pour « direction générale-protection », directement rattachée aux services du directeur. Elle chasse toujours les « taupes » au sein de la DGSE, à la manière de la « D-Sec », dirigée par l’inquiétant « JJA » dans la série Le Bureau des légendes. « Ce sont des genres de bœuf-carottes », commente un ancien dirigeant du service, qui a eu affaire à eux. Ou plutôt à lui car la DG-P se compose essentiellement d’un général, Philippe C., et d’un secrétariat. Elle n’est pas, par exemple, associée aux enquêtes d’habilitation secret-défense, confiées à une autre direction.

Cet isolement participe à la transformation lente d’une cellule chargée du retournement d’agents en bureau des affaires réservées du directeur. Jusqu’à l’affaire Duménil… où il est bien question du général Philippe C. et de sa DG-P, même si la DGSE aura caché l’identité de ce militaire jusqu’à son décès, intervenu le 27 mai 2023.

L’ombre de « Jad 13 »

Interrogé par la juge d’instruction, le 2 janvier 2023, David Skulli, directeur de la police aux frontières (PAF) de 2014 à 2017, raconte avoir été sollicité par la DGSE afin d’organiser une mise en contact avec Alain Duménil : « Cette demande m’a été confirmée par un général de la DGSE en précisant qu’il s’agissait d’une affaire extrêmement importante et qu’il fallait mettre en contact l’intéressé avec les agents du service concerné, je ne me souviens plus de la date de cet appel téléphonique de ce général. Ce général s’appelle C. ». Bernard Bajolet conviendra que c’est bien ce général, dénommé « Jad 13 » dans la procédure car la DGSE a argué du secret-défense pour ne pas donner son identité, qui a proposé ce « coup de pression » de Roissy lors d’une réunion. « Celui qui suivait l’affaire Duménil me signale le prochain passage/transit par Roissy de ce dernier, estime que ce serait l’occasion d’avoir de nouveau un contact avec lui pour faciliter une reprise de contact entre avocats et il me demande d’autoriser le principe de cet entretien, ce que je fais », expose-t-il devant la magistrate.

Le jour J, Alain Duménil est intercepté au moment du contrôle de son passeport, puis emmené dans un local de la PAF où l’attendent deux agents de la DGSE, qu’encore une fois, l’enquête n’identifiera jamais. Dans un compte rendu adressé à Bernard Bajolet et classé « confidentiel-défense » (déclassifié pendant l’enquête), le service DG-P décrit l’entrevue, d’une durée de « six minutes » : « A 14h47, le policier de la PAF fait entrer et asseoir AD dans la pièce. Les personnels du Service lui emboîtent le pas, le saluent et X entame directement son discours. A 14h53, l’entretien est terminé. Les personnels du Service prennent congé d’AD qui est invité à quitter la pièce ».

« Catalogue de photos »

Lors de ce court échange, la DGSE rappelle à Alain Duménil le litige en cours… et l’invite à rembourser en lui montrant des photos de sa famille prises à son insu. : « Afin de procéder au remboursement, il a été demandé à AD de contacter son avocat, dans les prochains jours, pour qu’il prenne langue avec maître Y, qui lui donnera la marche à suivre. Afin de crédibiliser ce discours, X a montré à AD un catalogue de photos prises à Genève et Londres, de lui-même et sa famille, afin de lui faire comprendre qu’il était contrôlé depuis longtemps ».

Devant la juge, Bernard Bajolet justifiera ces filatures et prises de clichés par le profil d’Alain Duménil : « Nous assurions une surveillance de M. Duménil depuis plusieurs années. Pas seulement en raison du contentieux qui l’opposait à la DGSE, mais à cause des soupçons que nous avions quant à sa participation à des activités de délinquance organisée. » A noter que l’ancien directeur de la DGSE assure avoir tenu François Hollande, alors président de la République, informé du contentieux mais pas de l’entretien de Roissy : « Le président de la République était au courant de l’escroquerie subie par mon service de la part de Monsieur Duménil, en revanche, je n’ai à aucun moment sollicité son aval pour cette mise en relation ».

Devant le tribunal, le haut fonctionnaire tentera de convaincre que cette entrevue s’inscrivait bien « dans le cadre des missions du Service relevant du secret de la défense nationale », comme il l’a affirmé à la directrice de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), dans un courrier du 6 juillet 2016. Et que ce « coup de pression » ne peut s’assimiler à une tentative de racket. Quant à la « DG-P », dont l’ombre plane sur ce dossier, Nicolas Lerner, directeur de la DGSE depuis janvier 2024, a décidé de la supprimer en juillet 2024. Une direction de la sécurité aux attributions moins opaques doit lui succéder.



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Author : Etienne Girard

Publish date : 2025-11-06 07:16:00

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