Ils s’appellent Sofia, Viktor, Lena et Pavel. Ou plutôt, nous les appellerons ainsi. Sofia travaille avec une association, bannie de Russie, qui lutte pour la mémoire des répressions soviétiques. Viktor, employé sur une base militaire, fait passer des informations à l’armée ukrainienne. Lena combat dans les rangs d’une unité de volontaires russes intégrée aux forces armées de Kiev. Pavel aide les réfugiés des régions russes touchées par la guerre, et en profite pour distiller des messages pacifistes.
Les contacter nous a pris plusieurs mois. Les conversations ont eu lieu par la messagerie cryptée Signal, plutôt que Telegram, soupçonnée d’être infiltrée par le FSB. Deux d’entre eux ont préféré garder éteinte leur caméra au moment de témoigner. Tous ont relu, avant publication, leurs interviews, pour s’assurer qu’il n’y restait aucune information risquant de les identifier formellement. Le risque qu’ils ont pris, en nous parlant, est considérable.
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la répression est omniprésente en Russie. Sur les réseaux sociaux, la moindre publication critiquant « l’opération militaire spéciale » peut être signalée aux services spéciaux par un délateur anonyme et valoir des poursuites à son auteur. Entre 2022 et 2024, plus de 950 personnes (politiques, artistes, inconnus…) ont été visées par des enquêtes criminelles pour avoir protesté, d’une façon ou d’une autre, contre la guerre, selon le média en ligne russe Mediazona. Opposant de longue date, Ilya Yachine a été condamné à huit ans et demi de détention. Alexeï Gorinov, un député municipal à Moscou, à sept ans. Son crime : avoir suggéré, lors d’une session parlementaire, une minute de silence en mémoire des victimes civiles ukrainiennes. Respectivement dramaturge et metteuse en scène, Svetlana Petritchouk et Jenya Berkovitch ont écopé de six ans pour avoir écrit une pièce de théâtre jugée subversive. Parce que sa fille de 11 ans, Macha, a écrit « Non à la guerre » en classe, Alexeï Moskaliov a été emprisonné pendant deux ans et Macha placée en famille d’accueil. Et en février 2024, Alexeï Navalny, détenu depuis trois ans, est mort en prison, probablement assassiné.
En deux vagues successives, l’une au début de la guerre, l’autre durant la mobilisation, environ un million de Russes ont fui le pays. Ceux qui restent sont soumis à une propagande permanente qui voudrait faire croire que toute la Russie est unie derrière son président pour anéantir l’Ukraine et faire la guerre à l’Occident. C’est faux. Des signes – discrets – montrent le contraire. Ce sont des rubans verts, couleur du mouvement antiguerre, noués sur des bancs publics. Des juristes qui aident bénévolement les jeunes hommes à échapper au service militaire ou à la mobilisation. Des artistes qui montent dans des caves des spectacles interdits. Des fonctionnaires qui glissent, dans la programmation d’un festival de cinéma, des films au double sens pacifiste. Des historiens qui persistent à faire vivre des monuments et des cérémonies aux victimes des répressions soviétiques.
Combien sont-ils ? Difficile à dire. « Les sondages établissent qu’il y a entre 12 et 15 % de radicaux anti-Poutine et antiguerre, et autant de faucons à l’autre bout du spectre. Le reste, c’est le ‘marais' », estime Alexeï Venediktov. Rédacteur en chef de la radio Echo de Moscou, l’un des tout premiers médias indépendants de la Russie post-soviétique, Venediktov a longtemps fait office de trait d’union entre l’opposition et les cercles du pouvoir, avec lesquels il garde des contacts privilégiés. Depuis avril 2022, il est classé « agent de l’étranger ». Echo de Moscou a cessé d’émettre, mais Venediktov n’a pas quitté la Russie. « Si l’on demande aux Russes s’ils sont pour que Poutine signe un cessez-le-feu sans conditions, 75 % disent oui, poursuit-il. Mais si on leur demande si le Donbass doit être russe, ils sont aussi 75 % à approuver. » Sa conclusion : « Il y a en Russie une majorité fluide, qui soutient la politique de Poutine, quelle qu’elle soit. »
Alors à quoi bon résister, dans une société majoritairement résignée ? Face à cette question, nos interlocuteurs, sans s’être concertés, sont peu ou prou unanimes. Ils agissent parce qu’il le faut, parce que quelqu’un doit bien s’y mettre et qu’ils ont l’impression que le sort les a désignés. Leur horizon est le même : un effondrement du régime de Poutine, un retrait militaire d’Ukraine. Et ensuite, une Russie démocratique, libérée du poids de son passé par un douloureux, mais nécessaire, examen de conscience historique. La verront-ils advenir ? Aucun d’entre eux ne semble y croire. Leur but est plus modeste : garder vivante l’idée d’une Russie meilleure.
Alors qu’en Russie, les opposants à la guerre, souvent confrontés à l’hostilité de leurs proches, en sont réduits à garder le silence et à rester isolés, ce genre d’action « peut donner de l’espoir, formule Alexeï Venediktov. Ces gens doivent savoir qu’ils ne sont pas seuls, que beaucoup pensent comme eux. On ne peut pas laisser le peuple seul face à la propagande qui les empoisonne. On ne peut pas les guérir maintenant, mais on peut au moins enrayer la progression du poison. Et après la guerre, il faudra soigner les âmes. »
Viktor, espion dans une base militaire
Pas de caméra, pas d’appel depuis son domicile mais depuis une chambre d’hôtel anonyme, au gré d’un déplacement… Viktor a les codes et les réflexes de la clandestinité. A l’été 2022, révulsé par les tueries de Boutcha, ce jeune homme, employé sur une base militaire russe, s’est mis à la disposition de la légion « Liberté de la Russie », une unité formée de volontaires russes anti-Poutine engagés dans les forces armées ukrainiennes. Pour des raisons de sécurité, il ne donnera pas d’informations précises sur ses « actes de guerre », mais il nous confie son histoire. Et ses espoirs.
« Je vis dans une ville russe, près de la frontière avec l’Ukraine, où se trouve un aérodrome militaire. C’est là que je travaille. La guerre, je l’ai vue arriver avant tout le monde. Je voyais que l’on préparait les bombardiers, mais je n’y ai pas cru. Dans les premières semaines de combat, je n’ai pas du tout pensé aux Ukrainiens. Je suis russe, je suis patriote, je me disais qu’au fond, on était là-bas pour les aider… En avril 2022, j’ai découvert les photos de Boutcha. En voyant ces corps, cette photo de Zelensky en larmes, j’ai réalisé que je m’étais trompé. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. On n’entend pas la voix de ceux qui ne sont pas d’accord, ceux qui sont contre les décisions du pouvoir. On s’imagine que la population russe est entièrement pour la guerre, mais ce n’est pas vrai, il y a beaucoup de gens qui pensent par eux-mêmes, des gens qui connaissent la vérité sur Boutcha et le reste. Seulement, ils sont terrifiés de parler, et si quelqu’un ose le faire, ça ne dure jamais très longtemps.
Après le 24 février, l’Etat a tout de suite resserré les boulons. J’étais au travail à cette époque-là, on ne nous a pas laissés rentrer chez nous pendant trois semaines. Ça grouillait d’agents du FSB. C’était terrifiant.
Je sais ce que je risque. Parler avec vous, c’est l’article 275 du Code pénal. Quinze ans de camp
J’ai d’abord cherché à foutre le camp. Je ne voulais plus vivre en Russie. Puis j’ai entendu parler de la légion ‘Liberté de la Russie’. J’ai alors compris que je ne pouvais pas me contenter de ne pas être complice, que je devais me battre maintenant, pour ne pas me sentir étranger dans mon propre pays pour le restant de mes jours, pour que mes enfants n’aient pas à s’enfuir plus tard. Et j’ai décidé de rejoindre la lutte armée. J’ai pris le risque de contacter la légion. Pour moi, c’était la possibilité de partir, d’être entraîné, d’avoir une arme et de me battre avec des camarades. Il n’y avait que des avantages… à part le risque d’être tué, mais quand on travaille dans un aéroport militaire en Russie, ce risque existe aussi.
Mais César [NDLR : nom de guerre de Maximilian Andronnikov, chef de la légion « Liberté de la Russie »] m’a convaincu que je serais plus utile ici. Alors je suis resté. Je fais passer des informations à la légion. Parfois, je transmets un message, un colis… Oui, c’est risqué. Mais d’un autre côté, faire l’espion clandestin, ça me semblait moins dangereux que de sortir dans les rues pour crier que Poutine est un fils de p***. Avant l’invasion, on pouvait parler de politique dans sa cuisine ou au café. Depuis, tout a changé.
Aujourd’hui, tout le monde a peur de parler. Moi aussi, d’ailleurs. Je ne sais pas qui, parmi mes proches, soutient la démocratie, et qui a décidé que tout cela ne le regarde pas. Et je ne peux rien leur dire de mon activité, c’est la règle n°1 du partisan. Il ne faut jamais parler de ce que l’on fait, et surtout pas à ses amis ou à sa famille. Déjà, parce que si on m’arrête, tous ceux qui étaient au courant seront considérés comme des complices. Je ne voudrais pas que mes parents, mes amis, viennent me tenir compagnie en prison. Ensuite, parce que je ne peux pas savoir ce qu’il y a dans la tête de mon interlocuteur.
C’est comme dans un film, on est toujours au bord de la catastrophe. Pendant la première année, j’ai cru que ça me rendrait fou, j’ai pensé à prendre des médicaments. Puis j’ai adopté deux méthodes qui m’aident et font que je me sens bien aujourd’hui. D’abord, j’ai trouvé dans la légion des gens à qui parler. Nous discutons souvent. Et pour être honnête, c’est souvent moi qui me plains, et les autres qui m’écoutent. Partager mes difficultés, ça m’aide. Et puis, l’autre méthode, c’est que… la peur, l’angoisse, c’est épuisant. Au bout d’un moment, c’est comme si l’organisme décidait qu’il en avait assez d’avoir peur, on devient insensible et on fait juste son travail. Je sais que l’on peut m’arrêter demain et je sais ce que je risque. Tout le monde connaît l’article 275 du Code pénal. Haute trahison. Et je peux vous dire ça : parler avec vous, c’est l’article 275. Avoir demandé à rejoindre la légion, c’est 275. Et ne parlons même pas des informations que je fais passer ! Même si je me trouve un bon avocat, c’est quinze ans de camp à régime sévère. Et plus probablement vingt ou vingt-cinq. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus. Pour quelqu’un qui, comme moi, a moins de 30 ans, c’est toute ma vie.
Mais de toute façon, les gens ne survivent pas jusqu’à la fin de leur sentence. Navalny a survécu combien ? Trois, quatre ans ? [NDLR : trente-sept mois] Je sais que si je suis arrêté, je ne sortirai jamais de prison. Vous connaissez les conditions de détention. On voit des vidéos dans lesquelles des détenus sont violés avec des manches à balai. Et pas juste le bout. C’est 30, 50 centimètres dans l’intestin, tous les organes sont détruits. Il y a même une vidéo dans laquelle des gardiens castrent un détenu. C’est horrifiant, mais c’est comme ça en Russie. Et je me bats pour que ça ne soit plus comme ça.
Il y a trois ans, on avait l’impression que la dynamique était bonne, qu’on y était presque et que le régime allait s’effondrer. Quand il y a eu la révolte de Prigojine [NDLR, l’ancien chef du groupe paramilitaire Wagner], qu’il a marché sur Moscou… Je détestais ce type, mais j’ai croisé les doigts, pas tant pour qu’il gagne, mais pour que Poutine perde. Ça n’a pas eu lieu. Et maintenant, je me dis que la victoire ne sera pas pour tout de suite. Un jour, j’ai lu cette phrase : ‘Les idées les plus importantes, ce sont celles qui bénéficieront à nos petits-enfants.’ Je ne sais pas comment finira cette guerre, mais je sais que je dois y participer.
Pour moi, la victoire, ce serait rétablir l’équilibre territorial, tel qu’il a été défini à l’effondrement de l’URSS. Et pas seulement en Ukraine, mais aussi en Géorgie, en Tchétchénie… Je souhaite le pire à Poutine, mais il existe aussi un « Poutine collectif » – son entourage, les services de sécurité, tous ceux qui soutiennent l’autoritarisme… Mais croyez-moi, les empires finissent toujours par tomber. Je crois en la lutte armée. La victoire, pour moi, c’est prendre le Kremlin, y hisser notre drapeau, puis réfléchir à la façon de dénazifier notre propre société. Que nous arrêtions de mépriser les Biélorusses, les Ukrainiens, les Kazakhs, les juifs… Que la Russie apprenne à respecter les autres peuples, les autres pays. Ça, ça serait la victoire. J’y crois, parce que j’ai déjà vu des résultats concrets de mon travail. Ce qui viendra après, c’est le peuple russe qui en décidera.
Aujourd’hui, beaucoup de mes amis ont quitté le pays, mais d’autres… Je ne dirais pas qu’ils sont de mauvaises personnes, ce sont juste des gens qui ont pris un mauvais tournant, qui ont cru à ce paternalisme, à la propagande, au mythe du leader fort, au fait que la population civile ukrainienne est constituée de fascistes bandéristes néonazis [NDLR : en référence à Stepan Bandera, un nationaliste ukrainien qui collabora avec l’Allemagne nazie] …
Ces gens-là ne se taisent pas, ils se réjouissent de tout ce qui se passe. Pour eux, tuer des gens, piller une maison, c’est une preuve de courage. Je les connais depuis l’enfance, et c’est un dilemme pour moi. Je tiens à ces gens, nous sommes du même sang, nous avons les mêmes souvenirs. Mais je n’imagine pas d’autre façon d’agir. Je ne vois pas de scénario réaliste dans lequel je discuterais avec eux et où, au lieu de m’agresser, ils essaieraient de me comprendre. C’est une impasse. Et si le seul moyen de sortir de cette impasse, c’est qu’ils meurent ou qu’ils soient blessés, ce que je n’espère pas… eh bien, ce sera très dommage, mais ce sera comme ça. »
Lena, combattante aux côtés des Ukrainiens
De longs cheveux blonds traversés d’une mèche teinte en violet, les traits creusés. « Zirka », son nom de guerre, signifie « étoile » en ukrainien. Mais elle est bel et bien russe, engagée comme aide-soignante dans la légion « Liberté de la Russie », une unité formée de volontaires russes qui combat aux côtés des forces de Kiev. Parfaitement francophone, elle vivait à Paris quand la guerre a éclaté. Deux ans plus tard, après un long cheminement personnel et un recrutement exigeant, la voilà sur le front.
« J’ai fait mes études supérieures à Paris et j’y suis devenue brodeuse d’art. Je travaillais pour des maisons de haute couture et je voulais créer mon propre atelier. Souvent, je travaillais avec des collègues ukrainiens. Le matin du 24 février, j’ai vu les nouvelles, les messages des amis, de la famille éloignée en Ukraine, qui m’écrivaient ‘C’est la guerre, on est bombardés’. Je n’y croyais pas. Qui va attaquer un pays moderne, européen, pour rien du tout ?
Je ne tire pas sur des Russes, mais sur des voleurs, des violeurs, des assassins
Mais le pire, c’était la réaction des Russes. Le rejet massif de la réalité, du fait que la Russie était en train d’attaquer l’Ukraine, tous ces gens qui disaient ‘C’est faux, ce sont des vidéos truquées’ ou qui disaient que les Ukrainiens étaient responsables de tout ce qui se passait. C’était dingue. Pour moi, c’était même plus choquant que de voir les villes ukrainiennes bombardées. Et cette vague de fascisme russe, de ‘ruscisme’, a commencé, du jour au lendemain, à engloutir la plupart de mes connaissances. J’étais bouleversée. Je parlais de la guerre à tout le monde, tout le temps. A l’époque, on croyait que c’était possible d’expliquer la situation aux Russes, qu’ils allaient se soulever et arrêter Poutine. Quand j’y repense, je trouve ça drôle et triste en même temps. J’ai montré sur les réseaux sociaux mon passeport russe, j’ai dit que j’avais visité l’Ukraine, que je n’avais jamais eu de problème, que les russophones ukrainiens n’étaient pas opprimés ou malheureux. Parmi toutes mes connaissances, une personne m’a écrit pour me soutenir. Une seule, sur les milliers de followers que j’avais. Par contre, j’ai reçu beaucoup d’insultes.
Très vite, j’ai eu envie de partir combattre en Ukraine. Je suis une personne qui préfère agir qu’attendre. J’ai zéro patience, je m’épanouis dans l’action. Mais en même temps, j’avais 38 ans. Je suis une femme, pas très sportive. Je n’avais aucune expérience militaire. Je pensais que je serais complètement inutile. Je me disais : il leur faut des tireurs, des électriciens, des médecins… mais pas moi, avec mon fil et mes aiguilles. Une collègue ukrainienne, qui habitait à Kiev, m’a alors confié ses enfants à Paris, une fille de 15 ans et deux petits de 6 et 8 ans, pendant que son mari était au front. Ça m’a apaisée, je me sentais utile. Et puis la guerre s’est installée et les gens, à Kiev, ont appris à vivre avec.
Les enfants sont rentrés chez eux. De nouveau, j’ai eu envie de partir. J’ai rédigé une liste recensant tout ce que je pouvais faire d’utile et, en février 2023, j’ai écrit à l’armée ukrainienne. Ils m’ont répondu qu’ils n’étaient pas intéressés par mon passeport russe, mais ils m’ont parlé de la légion « Liberté de la Russie ». C’était en concordance avec ce que je veux, une Russie paisible, une Russie où les gens vivent bien, parce que les gens qui vivent bien n’attaquent pas d’autres pays. J’avais peur de ne pas être acceptée, alors j’ai décidé de me préparer.
J’ai pris six mois pour m’entraîner, j’ai appris les premiers secours avec les sapeurs-pompiers français, je suis partie aux Etats-Unis, j’ai appris à piloter des drones et, finalement, j’ai envoyé ma candidature. Six mois plus tard, j’ai rejoint la légion, en tant qu’aide-soignante militaire. C’est un processus très long pour éviter que la légion ne se fasse infiltrer par des agents du FSB. Nous sommes désignés comme une organisation terroriste en Russie. On nous considère comme des traîtres. Mais c’est notre pays qui nous a trahis.
Ça ne me dérange pas de tirer sur des Russes [NDLR : sur le front ukrainien, les aide-soignants peuvent être armés]. Ce n’est pas une question de nationalité, c’est une question de choix individuel. Si quelqu’un tire sur votre enfant, vous allez lui tirer dessus. Les voleurs, les tueurs, les malfaiteurs, on les met en prison. C’est la même chose. Je ne tire pas sur des compatriotes, mais sur des voleurs, des assassins de gens sans défense, des violeurs d’enfants. Je discute souvent avec des prisonniers russes. Ils disent toujours ‘on n’avait pas le choix’. Mais on a toujours le choix. Ils pouvaient s’enfuir du bus qui les emmenait à la caserne, personne ne les aurait rattrapés. Ils pouvaient partir à l’étranger, ils pouvaient refuser de servir, ils pouvaient choisir d’aller en prison. Ils sont restés dans leur bus comme des moutons, c’est leur choix. Et puis il y a l’argent. Les militaires russes sont très bien payés, ils sont très nombreux à n’être là que pour ça.
Les raids de la légion sur le territoire russe en 2023, ça donnait de l’espoir. L’espoir, il faut l’alimenter régulièrement, sinon on le perd. Quand je suis partie rejoindre la légion, c’était le moment où la motivation baissait, la victoire s’éloignait. Je me suis dit ‘c’est le moment d’y aller, le moment le plus difficile’. Il faut des nouvelles personnes pour remplacer les pertes. C’était horrible pour ma mère. Moi, je me disais ‘on verra’. De toute façon, après avoir gagné en Ukraine, il faudra gagner en Russie. La victoire de l’Ukraine sera un grand pas vers la libération de la Russie. Il faut la libérer de ce gouvernement fasciste. Chaque année de guerre enfonce la Russie dans un abîme de détresse économique et culturelle. Le dernier espoir que l’on a eu, c’est la contre-offensive de l’été 2023, qui a complètement échoué.
Aujourd’hui, on continue à se battre parce qu’il faut continuer. Mais quand on me demande quand ça finira, je réponds ‘jamais’. Cette guerre ne finira jamais. Ou alors il faut des sanctions, que le monde entier s’oppose à la Russie. Le régime ne s’effondrera pas tout seul. Ou peut-être qu’il y aura un miracle : il va quand même crever un jour, ce Poutine ! Mais une révolte de l’intérieur, il n’y en aura que si son armée est vaincue. Les gens sont terrifiés, là-bas. Tous ceux qui avaient du courage sont en prison, morts ou partis à l’étranger.
Moi, je combattrai jusqu’à ce que je sois tuée. C’est tout à fait possible, je l’envisage assez calmement. Mourir un jour, ça fait partie de notre métier. Donc, ça se passera comme ça, sauf si un jour je sens que j’ai donné assez longtemps de ma vie à cette cause et qu’il est temps de passer à autre chose. J’ai décidé de servir au moins trois ans. Evidemment, le rêve, ce serait la victoire. J’en ai les larmes aux yeux rien que d’y penser. Que les soldats russes partent d’Ukraine, d’abord. Et ensuite, avoir la certitude que la Russie n’attaquera plus jamais personne. Plus de Poutine, la Russie reconnaît ses crimes, paie des réparations, démolit le mausolée de Lénine et construit à la place une stèle à la mémoire de tous ceux qui ont été tués, pour que la Russie se souvienne toujours de ce qu’elle a fait. »
Sofia, opposante clandestine à Vladimir Poutine
Elle a préféré ne pas allumer sa caméra, mais on devine son sourire quand elle parle de l’association consacrée à la mémoire des répressions soviétiques et à la défense des droits de l’homme qu’elle a rejointe en 2021. Peu de temps après, celle-ci était interdite en Russie et forcée à la clandestinité.
« J’ai grandi à l’époque des grandes manifestations contre Poutine [NDLR : entre les élections législatives contestées de 2011 et l’arrestation d’Alexeï Navalny en 2021]. Pour quelqu’un comme moi, c’était difficile de ne pas devenir activiste !
Si tout le monde s’en va, qui va agir ici ?
Et puis il y a eu le 24 février 2022. Je m’étais réveillée très tôt, à 6 heures. J’étais sortie dans la rue fumer une cigarette, et c’est la concierge qui me l’a dit : ‘Ça y est, c’est la guerre.’ Là, j’ai pleuré pendant deux heures, puis je suis allée manifester. J’ai collé des affiches antiguerre dans la ville, j’en ai mis une sur le tableau d’affichage de mon immeuble. Elle a tenu quatre jours. On l’a remis. Et comme ça 5-6 fois de suite. J’ai pensé à quitter le pays, puis je me suis dit : ‘C’est important de continuer de protester depuis la Russie. Si tout le monde s’en va, qui va agir ici ?’
J’organise des envois de lettres aux prisonniers politiques, je cherche des personnes prêtes à travailler avec nous, et je fais de l’activisme mémoriel. Cela consiste à afficher la mémoire dans la rue : des projets comme ‘Dernière adresse’ [NDLR : des plaques apposées sur la dernière adresse connue des personnes déportées pendant les répressions staliniennes] ou ‘Retour des noms’ [des lectures publiques des noms des personnes fusillées]. C’est, aussi, porter des fleurs à la Pierre des Solovki [NDLR : un monument aux victimes des répressions, situé en face du quartier général du FSB, ex-KGB], restaurer un monument ou écrire des slogans à la craie dans la rue, coller des affiches… Bref, c’est concevoir la mémoire comme une résistance. Quand les autorités font retirer les plaques ‘Dernière adresse’ dans les villes de Russie et qu’ensuite, on les remet en place… ça dit quelque chose de la société civile.
Le passé est lié au présent, surtout de nos jours. Des répressions ont eu lieu dans le passé, elles existent toujours – certes, sous des formes différentes, nous ne vivons pas sous la Grande terreur, mais il y a un lien. Aujourd’hui, l’Etat voudrait que le passé soit invisible, que l’on oublie les millions de personnes qui ont été tuées. Ils voudraient dire que nous sommes le camp du bien, que ce qui se passe en Ukraine n’est pas une guerre, mais une opération militaire spéciale, tout comme les répressions n’étaient pas des répressions, mais juste des procès avec quelques excès… Mais ce passé ne s’en ira pas. On ne peut pas s’en détourner. C’est celui de mon pays, qui a fait des choses affreuses et continue d’en faire. Si l’on ne s’en souvient pas, on ne peut pas avancer. Les crimes de l’Etat n’ont pas de prescription. C’est à ça que sert l’activisme mémoriel.
« Non à la guerre »
Bien sûr, parfois j’ai peur. Je ne fais rien d’illégal, mais c’est tout de même compliqué [NDLR : plusieurs Russes ont été condamnés à des peines de prison pour avoir diffusé des messages antiguerres]. Qu’est-ce qu’on peut y faire ? Parce que j’ai peur, je devrais rester à ne rien faire ? Je ne veux pas. Je ne peux pas. Bien sûr, il y a un risque de se faire arrêter. C’est complètement aléatoire, ça peut tomber demain sur moi ou sur quelqu’un d’autre.
J’ai vécu toute ma vie sous Poutine. Je ne me suis jamais fait d’illusions sur la fragilité du régime. Mais je crois que la valeur de cette résistance est dans sa constance. On ne peut pas se permettre de baisser les bras, de dire ‘bon, on a essayé, ça n’a pas marché, tant pis, on laisse tomber’. Notre Etat tue tous les jours. Et s’il est peu probable qu’il s’effondre bientôt, il vaut mieux faire quelque chose que ne rien faire du tout. La protestation peut prendre beaucoup de formes, et chacune d’elles est importante, car elles composent un tableau d’ensemble. Je ne sais pas si ce que je fais servira un jour à quelque chose. Je ne peux qu’espérer et continuer. Dans ma famille, tout le monde sait ce que je fais. Ils ne soutiennent pas la guerre, mais ils ne sont pas non plus opposants. Ils se mettent en retrait, ne veulent rien faire. Dès qu’on en discute, on finit toujours par se disputer. Mais j’ai de la chance : j’ai des amis, un copain, tous sont dans le même bateau que moi. Sans ça, ce serait beaucoup plus difficile.
Je ne sais pas ce qui devrait se passer pour que j’arrête. Même si le régime s’effondrait demain, il resterait beaucoup à faire. Déjà, il faut bien comprendre qu’il ne peut pas y avoir de happy end. C’est déjà trop tard, il y a eu trop de morts et de destruction pour qu’un jour on puisse se dire ‘tout ça s’est bien fini’.
Je n’ai que 24 ans, mais je sens que j’ai une part de responsabilité dans tout ça. Ce sera un processus très long pour que la Russie reconnaisse les crimes d’Etat et les crimes de guerre, et que tous les coupables jugés. J’espère qu’un jour, nous le mènerons à bien. »
Pavel, le militant qui aide les réfugiés russes au nom de la paix
Le 6 août 2024, prenant les Russes par surprise, l’armée ukrainienne perce leurs maigres défenses et déferle sur les régions de Koursk et Belgorod, occupant plusieurs villes et jetant sur les routes des milliers de fuyards. Pour la première fois depuis le début du conflit, le territoire national russe est occupé. Les administrations locales s’avèrent incapables d’aider les réfugiés – comme le Kremlin. Ce sont des bénévoles locaux qui prennent le relais. Pour certains d’entre eux, c’est l’occasion de faire passer, dans les colis de nourriture, des messages antiguerre. Parmi eux, Pavel.
« J’ai toujours été actif en politique. Avant la guerre, j’avais un projet sur la mémoire des victimes des répressions. Je tenais aussi des blogs d’actualité et de politique. Quand l’invasion a commencé, j’ai réalisé que je devais faire absolument tout mon possible pour expliquer la réalité aux gens. Le 6 août 2024, je suis allé, avec quelques camarades, au point d’accueil qui avait été désigné pour les réfugiés. Il y avait des centaines de personnes, totalement démunies, les autorités locales étaient absentes. J’ai contacté des activistes de Moscou, nous avons trouvé un entrepôt, organisé des collectes et des livraisons… Nous avons aussi aidé des personnes à se reloger, d’autres à s’installer ailleurs. C’est en aidant les gens que l’on peut faire de la politique. S’il n’y a que Russie unie [NDLR : le parti de Vladimir Poutine] qui les aide, ils ne vont même pas se poser de questions. Nous, nous leur disons : ‘Nous vous aidons parce que nous sommes pour la paix’. Ils voient qu’il existe une alternative à cette guerre qui vient de détruire leurs maisons.
Aujourd’hui, en Russie, on ne peut plus participer à la vie politique, mais on peut développer une société civile. Pourquoi l’ancien gouverneur de Koursk a-t-il perdu son poste ? Parce que les habitants, qui avaient perdu leurs maisons, leurs proches, leur vie d’avant, sont sortis manifester. Le pouvoir a dû réagir. C’est la force de la société civile. Maintenant, nous devons la faire évoluer, comme d’autres l’ont fait avant nous. C’est une course de relais. Si on ne le fait pas, personne le fera, et tout s’arrêtera. Bien sûr, il ne faut pas attendre de résultats immédiats, c’est un processus, il n’est jamais achevé, mais il donne des résultats, même dans une société aussi monolithique que la Russie. De fait, de plus en plus de gens voudraient la paix.
Si j’avais voulu quitter le pays après le début de l’invasion, j’aurais pu le faire. Certains de mes proches l’ont fait. Si l’on place sa sécurité et son confort personnel au premier plan, on peut toujours partir. Mais j’ai d’autres objectifs. Imaginez que vous voyez une petite fille qui va mourir si elle ne reçoit pas ses médicaments, que ferez-vous ? On peut rester bien au chaud ou les aider. J’ai choisi d’aider, ce qui m’amène à travailler avec des opposants. Car personne, à part eux, ne le fait. Il y a des ‘agents de l’étranger’ parmi nous, et alors ? [NDLR : La loi russe exige que quiconque reçoit un « soutien » ou est sous « l’influence » de l’extérieur de la Russie doit s’enregistrer comme « agent de l’étranger »].
C’est en aidant les gens que l’on peut faire de la politique
Si l’on ne pense qu’aux risques, on peut tout arrêter. Je ne fais rien d’incroyable, ce n’est que du bénévolat. S’il m’arrive de me décourager, je pense à ceux dont la situation est pire que la mienne. Des gens ont souffert, des gens sont morts, des gens se sont fait tirer dans le dos dans le centre-ville de Moscou. Si ça ne t’arrive pas, tu as déjà plus de chance qu’eux. Moi, je continuerai quoi qu’il arrive, je ne peux pas m’arrêter. Il faut continuer de distribuer de l’aide humanitaire, il faut que les réfugiés puissent rentrer chez eux, qu’ils soient indemnisés et, surtout, qu’ils comprennent une chose : pour que cette situation ne se reproduise plus jamais, ils doivent être des citoyens actifs, connaître leurs droits, savoir les défendre et exiger qu’on les respecte.
Même si tout s’effondre, il ne faut jamais renoncer à ses droits. Et même si tout semble sombre, il y a une raison objective d’espérer. En URSS, tout paraissait perdu jusqu’à ce que le régime s’effondre. Et puis, regardez l’autre camp, ceux qui soutiennent la guerre, les hauts fonctionnaires d’Etat. Vous voyez bien qu’ils ne vont pas mieux que nous. Comment peut-on faire une carrière de haut fonctionnaire et finir par se tirer une balle dans la tête dans sa voiture de luxe ? [NDLR : en juillet dernier, Roman Starovoït, ministre des Transports et ancien gouverneur de la région de Koursk, a été retrouvé mort, probablement suicidé, dans la banlieue de Moscou].
Le changement finit toujours par arriver, sinon nous vivrions toujours dans des cavernes… Notre objectif est d’y préparer la société, pour qu’elle soit capable, quand le moment viendra, de prendre son avenir en main. Rappelez-moi dans vingt ans et vous verrez, nous y serons. Je vous le garantis à 100 % ! »
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Author : Léo Vidal-Giraud
Publish date : 2025-11-12 17:00:00
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