« Les écoles de commerce ont tendance à se focaliser sur les success stories. Moi, je m’intéresse plutôt à ce qui se passe quand les choses tournent mal ». Ainsi se présente à nous Jan Hagen, professeur à l’ESMT Berlin (European School of Management and Technology), classée dans le top 20 des meilleures écoles de management d’Europe par le Financial Times. Spécialiste de la gestion des échecs organisationnels dans les structures à haute fiabilité comme l’aviation ou l’armée, cet expert allemand a récemment révélé les premiers résultats d’une étude mondiale réalisée avec sa consœur Bin Zhao sur la sécurité psychologique des managers. Bien que préliminaires – l’étude est toujours en cours – les résultats ont été jugés suffisamment pertinents par les auteurs pour être diffusés à ce stade.
Principal enseignement : en matière de sécurité psychologique, les entreprises ont concentré leurs efforts sur les employés de terrain mais semblent avoir oublié une pièce maîtresse : le « middle management », lequel, paradoxalement, est celui qui ressent le plus fortement l’absence de cette sécurité. « Les managers intermédiaires créent un climat de confiance pour leurs équipes, mais n’en bénéficient pas eux-mêmes », explique à L’Express Jan Hagen, auteur de How Could This Happen ? : Managing Errors in Organizations (2018, Palgrave Macmillan). Or, prévient-il, une faible sécurité psychologique au milieu de la hiérarchie provoque des effets en cascade dans toute l’entreprise. Un exemple marquant : « Craignant le risque de carrière lié à l’aveu d’un échec, les managers intermédiaires filtrent les mauvaises nouvelles avant qu’elles n’atteignent les dirigeants. Ces derniers se retrouvent dans des ‘bulles de bonnes nouvelles’ où les signaux d’alerte sont étouffés », décrivent les deux chercheurs dans la Harvard Business Review. Pour L’Express, Jan Hagen analyse plus en détail les enseignements de cette étude et nous éclaire sur ces défaillances organisationnelles qui peuvent rapidement faire tanguer une entreprise. Entretien.
L’Express : Comment s’est déroulée votre étude ? Quels étaient vos objectifs au départ, et avez-vous été surpris par les résultats ?
Jan Hagen : Mes recherches portent sur la manière dont les structures traitent les échecs. Et dans un secteur comme l’aviation, que je connais bien, il est facile de comprendre que dissimuler les erreurs n’est pas la bonne stratégie. Il faut faire preuve de transparence si l’on veut éviter les crashs et les accidents en permanence. C’est donc le point de départ de mon approche. J’ai, depuis longtemps, des échanges avec la professeure Amy Edmondson autour de son concept de sécurité psychologique. J’ai toujours voulu comprendre comment celle-ci se manifeste réellement dans une organisation.
En examinant les résultats de notre étude, un schéma est apparu : les cadres dirigeants présentent des niveaux relativement élevés de sécurité psychologique, quel que soit le type d’institution (secteur public, universités, entreprises). En revanche, on observe une chute marquée au niveau des managers intermédiaires. Fait intéressant, la situation ne se détériore pas aux niveaux hiérarchiques inférieurs : il n’y a pas d’effet domino. Au contraire, les collaborateurs placés sous l’autorité du « middle management » obtiennent un score plus élevé que leurs supérieurs en matière de sécurité psychologique. En d’autres termes, le « middle management » crée un climat de confiance pour ses équipes, mais n’en bénéficie pas lui-même. C’est cela qui nous a réellement surpris. Ils sont en fait dans la pire position de toute l’entreprise !
Comment l’expliquer ?
Le principal problème tient à la manière dont les promotions sont décidées. Cette réflexion a émergé avant même que nous n’analysions les résultats de l’étude. L’an dernier, j’ai eu une discussion avec un dirigeant d’une grande entreprise allemande. Il se plaignait du processus de promotion interne : selon lui, on ne promeut pas les bonnes personnes, parce qu’on ne regarde pas les bons critères. Il m’a expliqué qu’ils avaient parfois des jeunes profils dynamiques, prometteurs, mais qu’une fois promus, ces personnes ne se montraient pas à la hauteur. Deux explications possibles, disait-il : soit on ne les forme pas correctement, soit le processus de sélection est défaillant. Or, au fil de la discussion, j’ai eu le sentiment que le vrai problème n’était pas le choix des personnes, mais l’environnement dans lequel elles évoluent. Autrement dit, ce ne sont pas forcément les « mauvaises » personnes : c’est le contexte intimidant et les attentes excessives qu’on place sur elles qui les empêchent d’être performantes. Et c’est là, à mon sens, qu’il faut orienter la réflexion.
Le vrai problème, selon moi, vient de la posture de nombreux dirigeants
Nos données montrent que sur le terrain, les managers en première ligne voient les problèmes de leurs subordonnés et cherchent à les aider, ce qui favorise la sécurité psychologique. Mais au niveau intermédiaire, la logique est différente : on leur demande plutôt « Pourquoi ton équipe ne fonctionne-t-elle pas ? » Résultat : on instaure un climat d’intimidation, où ces cadres n’osent plus parler des problèmes. Les dirigeants devraient donc porter une attention particulière à ces managers-là, leur envoyer des signaux clairs : il est acceptable d’échouer, il est sain de parler des difficultés. Et c’est au milieu de la hiérarchie que l’attention doit se porter si l’on veut véritablement renforcer la sécurité psychologique dans les organisations.
A ce sujet, vous affirmez que « par peur des conséquences professionnelles, les managers intermédiaires filtrent les mauvaises nouvelles avant qu’elles n’atteignent les dirigeants. Ces derniers évoluent alors dans une ‘bulle de bonnes nouvelles’ où les signaux d’alerte sont atténués ou ignorés ».
Tout le monde préfère entendre de bonnes nouvelles, cela vaut pour tous les niveaux hiérarchiques. Mais le vrai problème, selon moi, vient de la posture de nombreux dirigeants : ils affirment être ouverts aux mauvaises nouvelles et que les collaborateurs doivent leur remonter les problèmes. Mais dans la pratique, lorsqu’un problème sérieux émerge, leur première réaction est souvent la surprise, parfois le choc. Et très vite, la question qui surgit est : « Qui est responsable ? », « A qui la faute ? ». Même s’il n’y a pas nécessairement de volonté de sanctionner, le simple fait de basculer immédiatement dans une logique de recherche de responsabilités envoie déjà un message négatif.
L’autre problème, c’est la façon dont les dirigeants présentent les erreurs : ils les traitent comme des événements exceptionnels. S’ils parlaient plus ouvertement de leurs propres fautes, mauvaises décisions ou jugements erronés, ils offriraient une image plus réaliste : celle d’une organisation où l’erreur fait partie du travail à tous les niveaux hiérarchiques. Quand les dirigeants prennent un peu de recul sur leur parcours, ils reconnaissent souvent avoir commis des erreurs, pris de mauvaises décisions. Mais ils ont appris, surmonté ces échecs sinon, ils ne seraient pas là où ils sont.
Selon vous, les entreprises gagneraient à parler davantage de leurs échecs et à s’enorgueillir un peu moins de leurs réussites. Pourquoi ?
Dans l’aviation, un domaine à haut risque, on procède exactement comme cela : on ne parle jamais des réussites, mais uniquement de ce qui n’a pas bien fonctionné. Personne ne raconte : « Nous avons réussi un atterrissage parfait pendant la saison des ouragans » ou « nous avons atteint des performances spectaculaires ». Non, les discussions portent sur les situations où les objectifs n’ont pas été atteints, où l’approche a été trop rapide, où il a fallu remettre les gaz. Et c’est précisément là que l’apprentissage se produit. Les pilotes ne se disent pas : « Je suis mauvais », mais plutôt : « J’ai mal jugé cette situation, et voici ce que j’en ai tiré. » Ils partagent ouvertement leurs erreurs de jugement, les circonstances, et la manière dont ils s’en sont sortis. L’accent est toujours mis sur l’apprentissage collectif. Et les pilotes aiment lire ces retours d’expérience, non pas pour dénigrer leurs collègues, mais parce qu’ils savent que la prochaine fois, cela pourrait être eux.
Un bon exemple est celui de Lufthansa, qui publie chaque mois une lettre interne répertoriant environ 30 cas concrets de dysfonctionnements ou d’incidents en vol, choisis parmi 400 à 600 rapports mensuels. Moins de 10 % des rapports sont donc rendus publics, et les pilotes les lisent attentivement. Chez Lufthansa, on ne parle pas des erreurs comme d’anomalies, mais comme de phénomènes attendus, faisant partie du fonctionnement. C’est exactement ce type d’approche dont les entreprises auraient besoin : parler davantage des mauvaises décisions, non pas pour désigner des coupables, mais pour apprendre collectivement.
Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises abordent la question des erreurs via la gestion de la qualité, avec pour objectif de « tendre vers zéro défaut ». Mais l’élimination totale des erreurs est impossible. C’est pourquoi, il faudrait normaliser l’erreur, la traiter comme une opportunité d’apprentissage, surtout à partir du sommet de la hiérarchie. Car si les dirigeants adoptent cette attitude, cela aura un effet positif sur les managers intermédiaires, puis sur l’ensemble des équipes.
Vous semblez penser que le secteur de l’aviation est un modèle à suivre. D’aucuns vous répondront que Boeing s’est plutôt illustré par ses défaillances ces dernières années…
A vrai dire, le management dans certaines compagnies aériennes n’est pas toujours exemplaire. En réalité, il crée parfois des environnements de travail empreints de peur et de forte pression pour les niveaux hiérarchiques intermédiaires. Ce qui est paradoxal, c’est que ces entreprises ont développé dans leurs cockpits — et plus largement dans leurs opérations de vol — des pratiques remarquables en matière de sécurité psychologique, mais elles semblent penser que ces principes ne s’appliquent pas en dehors de ce périmètre. Pourtant, la recherche récente montre clairement que la sécurité psychologique ne se limite pas à la sécurité au sens strict. Certes, le concept a été développé à partir d’études menées dans les hôpitaux et les cockpits d’avion, mais on sait aujourd’hui que c’est aussi un facteur clé de performance.
L’exemple le plus connu est celui de Google, qui a démontré que les équipes les plus performantes étaient celles où la sécurité psychologique était la plus forte. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement d’un enjeu de sécurité, mais aussi d’un levier de performance collective. Pourtant, beaucoup de dirigeants ont encore du mal à le comprendre. Donc, si vous me demandez si le management dans l’aviation est un modèle à suivre, je dirais non, pas dans son ensemble. Certaines pratiques managériales, notamment chez Boeing, sont même des contre-exemples. En revanche, si l’on parle spécifiquement des opérations de vol, alors là oui, c’est clairement la référence à suivre.
De nombreuses entreprises ont annoncé la suppression de postes de cadres intermédiaires. Ainsi, en août, Google a indiqué avoir supprimé 35 % de ses managers encadrant des équipes de moins de trois personnes. Le PDG d’Amazon, Andy Jassy, a lui aussi appelé à une réduction du nombre de ces managers-là, estimant qu’un nombre réduit de superviseurs permet une prise de décision plus rapide et un plus grand sentiment de responsabilité chez les employés. Qu’en pensez-vous ?
De manière générale, simplifier les structures et responsabiliser les équipes est une bonne chose. Cependant, dans les organisations complexes comme l’armée, par exemple, on ne peut pas se contenter d’avoir uniquement des généraux et des soldats : il faut des commandants entre les deux. C’est pareil dans les entreprises. Une hiérarchie solide ne suffit pas, il y a besoin de différents niveaux pour qu’une structure opère correctement. D’après moi, l’élan actuel vers davantage d’empowerment ne doit pas être interprété comme une invitation à supprimer complètement le management intermédiaire et se contenter d’un haut management stratégique et d’exécutants sur le terrain. D’ailleurs, il faut manier ces suppressions d’échelon avec prudence : les données montrent que la sécurité psychologique diminue pendant les processus de transformation notamment lors des licenciements, par exemple. Il faut donc aborder ces situations avec beaucoup de précaution au sein d’une organisation, sinon on crée beaucoup d’anxiété et d’incertitude, ce qui nuit clairement à la sécurité psychologique. Le problème, selon moi, ne réside pas tant dans le management intermédiaire que dans la structure hiérarchique elle-même.
C’est-à-dire ?
Tant que la hiérarchie est perçue comme une succession de niveaux de pouvoir, ce n’est pas une manière efficace de gérer une organisation. En revanche, si l’on considère le rôle du leader comme celui d’une personne qui donne du pouvoir et favorise la prise de décision au sein des équipes, on parle alors d’un tout autre modèle. Il faut rompre avec l’idée selon laquelle les managers doivent prendre toutes les décisions. Leur rôle devrait surtout être de coordonner et de veiller à l’alignement des équipes sur des objectifs communs. La prise de décision, elle, peut et doit être déléguée, c’est cela le véritable empowerment. Cela rejoint mes recherches : les équipes à qui l’on donne de l’autonomie sont nettement plus performantes que celles qui fonctionnent dans des structures à hiérarchie rigide. Penser qu’il suffit de supprimer des niveaux de management pour que tout aille bien est une erreur : cela ne fait que créer de nouveaux problèmes et générer beaucoup d’instabilité au sein de l’organisation.
Votre étude révèle que les managers en poste depuis moins de trois ans déclarent un niveau de sécurité psychologique inférieur de près de cinq points à celui de leurs collègues plus expérimentés, ce qui, précisez-vous, « suggère une phase d’adaptation abrupte et souvent solitaire ». Comment les dirigeants et les équipes RH peuvent-ils accompagner ces managers pour atténuer cette difficulté ?
La meilleure approche, selon moi, serait de repenser totalement l’accompagnement des nouveaux managers, en intégrant des dispositifs de mentorat et de co-développement entre pairs afin que ces jeunes managers ne se retrouvent pas seuls. En effet, devenir manager représente une transition importante : on passe d’un poste où l’on maîtrise parfaitement son domaine à un rôle où l’on n’est plus forcément l’expert mais le leader, ce qui peut être déstabilisant. Avoir à leurs côtés quelqu’un de plus expérimenté, capable d’apporter du recul, de la confiance et des conseils concrets serait très bénéfique. Plus largement, il serait utile de créer des espaces où ces managers peuvent parler d’eux-mêmes et de leurs difficultés.
L’objectif devrait être de favoriser la coopération entre managers occupant des rôles comparables, afin qu’ils puissent se soutenir et apprendre les uns des autres. Beaucoup de managers sont censés travailler au sein d’équipes de direction, mais la manière dont ces équipes sont structurées favorise souvent la compétition plutôt que le soutien mutuel. Dans ce type d’environnement, les managers se disent que s’ils ne performent pas suffisamment, ils risquent de subir des pressions supplémentaires. L’enjeu est donc plutôt de veiller à ce qu’ils puissent compter sur des collègues occupant des rôles similaires, afin de s’entraider et de partager leurs expériences.
En matière de sécurité psychologique, est-ce la direction qui donne le ton en premier lieu ?
Tout dépend du contexte propre à chaque organisation. Même dans les structures les plus hiérarchiques et intimidantes, on peut trouver des équipes qui bénéficient d’un bon niveau de sécurité psychologique, à condition que leurs dirigeants adoptent une attitude ouverte. Ceux qui posent des questions plutôt que de simplement donner des ordres sont souvent les plus efficaces. Entrer dans un véritable dialogue, demander aux collaborateurs ce qu’ils pensent, les impliquer : tout cela est essentiel.
Il suffit qu’un « maillon toxique » dans la chaîne managériale envoie les mauvais signaux…
Beaucoup de dirigeants ont tendance à miser sur des procédures ou des systèmes : faut-il une plateforme d’échanges ? Des règles précises ? Des principes formalisés ? Or, à mon sens, la sécurité psychologique est avant tout un phénomène d’équipe, plus qu’un concept organisationnel global. Même avec un PDG très dur, il peut arriver qu’un autre membre du comité exécutif — un directeur financier, un directeur des opérations, par exemple — adopte un style de leadership différent et parvienne, dans son propre périmètre, à créer un climat de sécurité psychologique. Une même entreprise peut abriter à la fois des équipes très sûres et d’autres beaucoup moins. Ce qui fait la différence, c’est la manière dont les équipes travaillent au quotidien.
C’est aussi ce que montre notre recherche sur les managers intermédiaires : certains d’entre eux parviennent à créer de la sécurité psychologique pour leurs collaborateurs, même s’ils ne la ressentent pas eux-mêmes. On pourrait se demander comment cela est possible, mais ces managers considèrent souvent qu’ils doivent protéger leurs employés. Ils savent qu’en agissant ainsi, ils obtiennent de meilleures informations, une meilleure collaboration, même s’ils n’ont pas eux-mêmes le luxe d’évoluer dans un environnement sûr. Bien sûr, les cadres dirigeants, surtout au plus haut niveau, doivent envoyer des signaux clairs, encourager la transparence, dire « j’ai besoin d’entendre les mauvaises nouvelles », et même partager leurs propres erreurs ou difficultés. Mais on ne peut pas simplement décréter la sécurité psychologique d’en haut : elle dépend d’un ensemble de signaux à tous les niveaux de l’organisation. Même si le PDG y croit sincèrement, il suffit qu’un « maillon toxique » dans la chaîne managériale envoie les mauvais signaux pour que tout le système soit fragilisé. En résumé, oui, l’impulsion venue du sommet est précieuse, mais si l’on veut un changement durable, il faut surtout se concentrer sur le management intermédiaire, c’est là que se joue l’essentiel.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-11-13 19:00:00
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