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« La montée de l’islamisme touche toute l’Europe » : le sondage choc de l’Ifop analysé par Ruud Koopmans

« La montée de l’islamisme touche toute l’Europe » : le sondage choc de l’Ifop analysé par Ruud Koopmans

C’est un sondage qui fait la Une de tous les médias. Publiée le 18 novembre, une étude réalisée par l’Ifop met en avant « un phénomène de ’réislamisation’ qui affecte tout particulièrement les jeunes musulmans français et s’accompagne d’une progression marquante de l’adhésion aux thèses islamistes ». Même l’émission Quotidien – qu’on ne peut soupçonner d’être trop à droite – évoque des « chiffres stupéfiants » : 33 % des Français musulmans interrogés expriment une sympathie pour au moins une mouvance islamiste, 42 % des moins de 25 ans approuvent tout ou partie des positions islamistes, et 52 % des 18-24 ans choisiraient le respect des règles de leur religion plutôt que le respect des lois françaises.

Des résultats loin d’étonner Ruud Koopmans, sociologue au Berlin Social Science Center et professeur à l’Université Humboldt. Selon ce spécialiste des politiques d’intégration et du multiculturalisme, les conclusions de l’enquête confirment une tendance observable depuis au moins une dizaine d’années dans de nombreux pays européens. Pour l’auteur de Het Vervallen huis van de islam (« La maison détériorée de l’islam », non traduit), ces évolutions s’expliquent avant tout par « les transformations du monde musulman », marqué depuis les années 1970 par une montée continue du fondamentalisme religieux et de l’islamisme. Entretien.

L’Express : Le sondage de l’Ifop montre un net renforcement de la religiosité chez les musulmans français : 62 % prient quotidiennement, contre 39 % en 2007, et 35 % vont à la mosquée fréquemment contre 20 % en 2001. Que vous inspirent ces résultats ?

Ruud Koopmans : Les tendances mises en avant par le sondage de l’Ifop ne sont pas spécifiques à la France : de nombreuses études montrent que ce regain de religiosité chez les musulmans touche tous les pays d’Europe. En Allemagne ou au Royaume-Uni, par exemple, on assiste aux mêmes évolutions. Comme c’est une dynamique commune aux immigrés musulmans et à leurs descendants dans toute l’Europe, il est inutile de chercher des facteurs explicatifs uniquement liés à la France. Il faut plutôt regarder du côté des transformations du monde musulman, au sein duquel depuis les années 1970, on assiste à une montée du fondamentalisme religieux et de l’islamisme, notamment après la révolution iranienne de 1979, le début de la guerre civile en Afghanistan, etc. L’interprétation islamiste s’est peu à peu imposée pour devenir dominante dans de nombreux pays musulmans, et ces courants ont gagné l’Europe via les médias, les réseaux sociaux, etc.

L’exemple de la diaspora turque en Allemagne est très éclairant : dans les années 1970, 1980 et 1990, la Turquie était un pays laïc, avec une population musulmane largement sécularisée. Mais l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan et de l’AKP (Parti de la justice et du développement), un parti ouvertement islamiste, a profondément bouleversé le paysage religieux du pays, et ces effets se sont répercutés sur les Turcs installés en Allemagne. Il est intéressant de noter que le sondage de l’Ifop met en évidence des différences nettes selon les régions : les conceptions conservatrices de la religion sont particulièrement marquées chez les musulmans français originaires d’Afrique subsaharienne, une région où l’islamisme et le djihadisme se sont diffusés très rapidement ces dernières années.

La radicalisation islamiste repose surtout sur l’idée que le monde entier est hostile à l’islam

Le sondage montre également un effet générationnel très marqué dans l’ensemble des résultats. Par exemple, le port du voile est en nette baisse chez les femmes de 50 ans et plus (38 % en 2016, 16 % aujourd’hui), tandis qu’il est en hausse chez les moins de 25 ans (30 % en 2016, 45 % aujourd’hui). Comment l’expliquez-vous ?

Là encore, de nombreuses études ont documenté cet effet générationnel dans d’autres pays. Les nouvelles générations ont, en général, des positions plus radicales que leurs aînés sur les questions politiques, et ça dépasse le cadre de la religion. Par exemple, les idées d’extrême droite et d’extrême gauche sont plus populaires chez les jeunes que dans le reste de la population. Il en va de même pour les positions islamistes les plus extrêmes. S’il y a certainement une part de rébellion propre à la jeunesse, la radicalisation islamiste repose surtout sur l’idée que le monde entier est hostile à l’islam, et qu’il existe un affrontement global entre musulmans et non-musulmans. Sur ce plan, le vécu des jeunes musulmans diffère largement de celui des générations plus âgées, issues des premières générations de l’immigration.

D’abord, parce qu’en arrivant en France, ces générations n’avaient pas d’attentes très élevées en matière d’égalité de traitement : ils se voyaient eux-mêmes comme des immigrés, des minorités. Au contraire, les deuxième et troisième générations estiment avoir droit à un traitement égal, et l’expérience – où le sentiment – de la discrimination peut favoriser une forme de radicalisation. Enfin, les immigrés de première génération sont arrivés dans des sociétés où la majorité restait très largement dominante. Aujourd’hui, les jeunes musulmans grandissent, eux, dans des quartiers où les musulmans sont parfois majoritaires, et fréquentent des écoles où ils ont peu de contacts avec le reste de la population. Cette ségrégation façonne leur vécu.

Le débat public se concentre sur la question de la radicalisation via l’islam politique. Qu’en est-il de la majorité des musulmans de France qui, sans être particulièrement radicalisés ou soumis à la propagande islamiste, connaissent aussi une évolution dans leur rapport à la religion ?

C’est un peu l’œuf ou la poule : est-ce que les musulmans adhèrent à un certain nombre d’idées parce qu’ils sont soumis à la propagande islamiste, ou est-ce que cette propagande trouve un terreau fertile dans cette population en raison de ses croyances préalables ? Ce qui est certain, c’est que dans les pays d’origine, l’islamisme est devenu, dans les dernières décennies, la forme dominante de l’islam. J’ai cité la Turquie, mais cela vaut aussi pour des pays où les islamistes n’ont jamais accédé au pouvoir directement, comme le Pakistan, l’Egypte, le Maroc… Pour se maintenir, les autorités ont dû accorder un certain nombre de concessions aux mouvements islamistes : extension de la charia, surplus de sévérité envers l’apostasie, durcissement des sanctions contre les supposées « offenses » à l’islam, etc. Dans tous ces pays, l’islamisme n’a rien d’un phénomène minoritaire. C’est pour cette raison que je n’aime pas trop le terme de « radicalisation », qui peut induire en erreur en suggérant qu’il s’agit simplement d’un petit groupe d’extrémistes, alors qu’on parle d’idées et de visions du monde qui sont largement diffusées.

Par capillarité, ce phénomène touche aussi les communautés musulmanes en Europe. Et ce n’est pas nouveau : en 2015, j’ai mené une enquête dans six pays européens, dont la France, auprès de musulmans d’origine turque et marocaine. Les résultats montraient déjà, avec un ensemble de questions parfois assez proches de celles utilisées par l’Ifop, que la religiosité fondamentaliste n’était pas l’apanage d’une petite frange radicale. Si, par « radicalisation », on parle uniquement d’une petite minorité de gens partant faire le djihad, alors oui, le phénomène est restreint. Mais une part importante des populations musulmanes européennes adhère à des conceptions de la religion et de l’islam qui posent problème si on se place du point de vue des principes de la démocratie libérale. Or, dans nos pays, ce sont ces principes qui dominent.

Justement, l’étude met en relief les enjeux liés à la tension qui peut exister entre les lois de la religion et la modernité libérale et séculière d’un pays comme la France. Par exemple, 65 % des musulmans considèrent que c’est « plutôt la religion qui a raison par rapport à la science » contre 19 % chez les adeptes des autres religions ; 21 % considèrent que l’islam doit se moderniser (contre 48 % en 1998) ; 44 % choisiraient le respect des règles de leur religion plutôt que le respect des lois françaises (contre 28 % en 1995). Est-ce que ces résultats vous inquiètent ?

C’est déjà un problème politique et social. Et, au risque de me répéter, ça n’est pas un débat propre à la France. Une récente étude allemande montre que 17 % des musulmans – un peu plus d’un sur six – jugeaient acceptable d’avoir recours à la violence contre ceux qui insultent l’islam. Certes, une majorité s’y oppose heureusement, mais il suffit de cette petite minorité pour créer de véritables frictions et parfois des passages à l’acte. Une autre violence, moins « directe » mais tout aussi inacceptable, est celle qui rend difficile à des professeurs d’aborder la question de la Shoah en classe. Dans certains établissements, certains enseignants n’osent plus dire ouvertement qu’ils sont homosexuels. Aux Pays-Bas, Arjan Lubach, un humoriste connu, a récemment déclaré qu’il ne blaguait « évidemment » jamais sur l’islam, car il « tient à sa vie ». Donc on voit qu’il y a déjà des effets très concrets.

Au fond, les résultats du sondage de l’Ifop sont cohérents avec ce que dit le reste de la littérature académique sur le sujet. Les questions du type « loi du pays ou règles religieuses ? » ou « science ou religion ? » sont des classiques de la recherche sur le fondamentalisme. Si on prend l’opposition science-religion, la World Values Survey montre depuis longtemps que les pays musulmans d’origine affichent des niveaux bien plus élevés de personnes affirmant que la religion détient la vérité plus que la science. Si en France, 65 % des Français musulmans adhèrent à cette affirmation, en Turquie, au Maroc ou en Algérie, on est entre 80 et 90 %. Les conséquences d’une telle croyance sont nombreuses. Cela peut par exemple servir à légitimer la violence contre les « ennemis » de la foi. Surtout, cela influence la manière dont on perçoit l’éducation.

Pour mes recherches, je voyage beaucoup en Afrique de l’Ouest, et je suis frappé par le temps consacré à l’éducation religieuse, aux dépens, bien sûr, des matières qui permettent réellement de progresser socialement. Même chose dans la Turquie d’Erdogan, où les heures d’enseignement religieux – apprentissage de l’arabe, cours sur la vie de Mahomet, etc. – ont augmenté au détriment des autres disciplines. Du point de vue de la réussite scolaire, de l’émancipation par le savoir et de l’insertion professionnelle, ce n’est évidemment pas positif.

Les premières victimes sont les communautés immigrées elles-mêmes, car cela freine leur ascension sociale

Enfin, un autre point, qui n’apparaît pas vraiment dans l’enquête Ifop, concerne la place des femmes, si ce n’est une question sur le port du voile. Mais si l’on regarde plus largement les représentations du rôle féminin, ces attitudes et conceptions pèsent directement, sur l’âge du mariage, sur la poursuite des études et in fine sur la participation des femmes au marché du travail. Finalement, les premières victimes sont les communautés immigrées elles-mêmes, car cela freine leur ascension sociale. Dans un de mes livres publiés récemment, je compare la réussite de l’intégration des immigrés libanais en Australie en fonction de leur religion. Les résultats sont très instructifs : les Libanais chrétiens s’en sortent très bien, tandis que les Libanais musulmans rencontrent bien plus de difficultés. J’explique dans le livre que cela tient largement aux rapports de genre : la plupart des femmes ne travaillant pas et les familles étant plus nombreuses, il faut partager des revenus plus faibles entre davantage de personnes. Inévitablement, les ménages sont plus pauvres, les enfants réussissent moins bien à l’école, la criminalité est plus élevée, etc.

Dans un article, vous expliquez que le grand mouvement de démocratisation n’a pas touché le monde musulman. Pourquoi ?

C’est principalement lié au facteur religieux. Si vous considérez que l’Etat et la religion ne doivent pas être séparés, et que la loi religieuse doit primer sur la loi civile, alors le conflit – au moins intime – est inévitable. De plus, la religion peut être la source de nombreux affrontements, jusqu’à la guerre civile : on ne compte plus les conflits entre chiites, sunnites, non-musulmans… On le voit très bien en Egypte : à l’instant où les Frères musulmans sont arrivés au pouvoir, ils ont discriminé les musulmans libéraux et les chrétiens. Ces groupes ont donc soutenu Abdel Fattah al-Sissi, qui a lui-même exercé en retour des discriminations contre d’autres groupes. Cela montre bien que le cycle de l’autoritarisme, exercé soit par les islamistes, soit par les anti-islamistes, laisse très peu de place pour que la démocratie puisse s’épanouir.

Et lorsqu’une fenêtre démocratique s’ouvre, le plus souvent, ce sont des islamistes qui remportent les élections. L’Iran en est l’exemple emblématique. L’Algérie, aussi : lors de la démocratisation des années 1980, les islamistes ont gagné les élections ; un coup d’Etat a suivi, et depuis, le pays est resté autoritaire. Si l’on ne croit pas à la démocratie libérale, qui suppose le respect des minorités, et si l’on estime que sa propre religion doit être le fondement de l’Etat et ne doit être soumis à aucune contestation, alors on est conduit inévitablement à discriminer les minorités. Tout cela explique pourquoi la carte mondiale des droits des femmes correspond presque parfaitement à celle du monde musulman. Même constat pour la carte des pays où l’homosexualité est punie de mort ou de lourdes peines de prison. Pour être bien précis, je ne dis pas que cela est inhérent à l’islam, et que donc cette religion serait irréformable. Seulement, depuis les années 1970, une lecture fondamentaliste et islamiste de la religion s’est imposée dans ces pays. Le Maroc, l’Algérie ou la Turquie des années 1960 n’ont plus grand-chose à voir avec ce qu’ils sont aujourd’hui.

Comment faire face à cette montée de l’islamisme tout en restant dans un cadre libéral et démocratique, respectueux de nos principes ?

C’est un dilemme, comme toujours lorsque des sociétés démocratiques et libérales se retrouvent face à une forme ou une autre d’extrémisme. On retrouve la même difficulté avec l’extrême droite. En Allemagne par exemple, un grand débat porte depuis quelques mois sur l’éventuelle interdiction de l’AfD.

Mais la difficulté vient de ce que le cœur du problème se situe hors d’Europe, dans le monde musulman. Autrement dit, on nage un peu à contre-courant, car les pressions issues des pays d’origine, via la propagande religieuse et politique, sont très fortes et tirent vers l’islamisme et le fondamentalisme. Intérer des immigrés est devenu beaucoup plus difficile aujourd’hui, car les liens avec les pays d’origine restent extrêmement étroits, du fait des médias contemporains, des réseaux sociaux, des vols à bas prix… tout concourt à maintenir ces attaches. Rien à voir, donc, avec l’immigration des générations précédentes.

Je n’ai malheureusement pas de recette miracle, si ce n’est qu’il faut affirmer nos principes et être très strict dans la définition des limites de ce qui est admissible – ou pas – dans une démocratie libérale. Et il faut, autant que possible, limiter les influences extérieures : agir contre les flux financiers vers les mosquées et les organisations musulmanes financées par des fondations ou des gouvernements des pays d’origine qui véhiculent leur fondamentalisme islamiste. Et en parallèle, il faut – ce qui manque souvent – soutenir les voix réformistes et libérales au sein des communautés musulmanes.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-11-21 16:00:00

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