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Pourquoi nous avons besoin d’une resynchronisation sociale, par Gérald Bronner

Pourquoi nous avons besoin d’une resynchronisation sociale, par Gérald Bronner

Il y a un mois à peine, nous célébrions un drôle d’anniversaire, celui des 5 ans du confinement. La période a été terrible, notamment pour les jeunes, dont on sait que l’augmentation des troubles psychologiques ne fut pas sans rapport avec cette claustration collective. Pourtant, cette parenthèse n’a pas laissé que de mauvais souvenirs. Nous avons tous eu l’impression de vivre un moment historique et de le vivre ensemble. Nous avons inventé de nouveaux rituels : convivialité par visioconférence, applaudissements aux balcons, signes au voisin d’en face que nous ne saluions jamais avant… Ce furent de toutes petites choses mais qui nous permirent de renouer avec cette autre chose considérable, elle, que nous étions en train de perdre : la synchronisation sociale.

Hier encore, ou avant-hier, un pays vibrait au même rythme. Le soir, les familles se retrouvaient devant un programme télévisé, commenté dès le lendemain autour de la machine à café ou dans la cour du collège, le temps du travail lui-même était à l’unisson : nous avions un calendrier commun. La chanson de l’été passait en boucle sur toutes les radios, et l’on ne pouvait ignorer la star du moment, qu’on l’admire ou qu’on la moque. La notion même de notoriété est un symptôme révélateur de ce morcellement.

Il y a dans les mondes numériques, désormais, des personnages ayant des centaines de milliers de followers pour qui ils sont des stars mais que personne d’autre ne connaît. La chose est tellement saillante que plusieurs plateformes de streaming, dont Netflix, ont proposé des “watch parties”, qui permettent de regarder à distance avec sa famille ou ses amis la même série : une façon de contrecarrer cette désynchronisation. L’initiative a fait long feu cependant, se heurtant à une tendance sociétale de fond.

Un présent éclaté

Ce n’est pas avec nostalgie que j’écris ces lignes, mais je remarque que cette désunion sociale, faite de la perte de rendez-vous communs, de références croisées, de mythologies collectives… produit des effets structurels sur la manière dont une société se pense et se raconte à elle-même. Il serait injuste d’en accuser les mondes numériques mais inconséquent de ne pas voir qu’ils amplifient un phénomène qui travaille nos sociétés depuis des décennies. Cette décomposition lente et arborescente du temps social s’est fait entendre par la disparition de nos rituels – y compris séculiers, ainsi que le faisait remarquer l’anthropologue Claude Rivière, par exemple – aussi bien que par l’affaissement des récits collectifs.

C’est peut-être sur ce point qu’il y a lieu de s’inquiéter le plus vivement, car ce temps narratif commun est aussi le terreau sur lequel s’enracine l’intérêt général, la conversation civique, le débat tout court. Sans récit partagé, nous errons dans un présent éclaté, chacun poursuivant ses notifications comme un chien son ombre. Rien de très nouveau peut-être. Benjamin Constant n’en avait-il pas fait déjà, en quelque sorte, le pronostic dans sa fameuse conférence au cercle de l’Athénée en 1819 ? « Le but des anciens, écrivait-il, était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »

Le problème est que la fonction ne crée pas l’organe et que l’on ne peut décréter, parce que cela serait utile, l’émergence d’un récit partagé. La notion de progrès a longtemps organisé notre regard collectif vers l’avenir. Son prestige est si abîmé aujourd’hui qu’elle laisse la place libre aux récits de la radicalité populiste qui seuls offrent de nous réunir. C’est un alcool fort qui, l’Histoire le montre chaque fois, est suivi d’une terrible gueule de bois. La tempérance politique et morale prévient la tentation des tristes grands soirs, mais, en même temps, a l’immense faiblesse de ne rien proposer qui nous unisse. Il faudra bien trouver, pourtant, ce récit qui nous fasse regarder en même temps dans la même direction, sans quoi il sera improbable que les démocraties libérales résistent durablement à la pomme empoisonnée.

Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.



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Author : Gérald Bronner

Publish date : 2025-04-13 14:00:00

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