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Démission nocturne, accusations de « magouille » : la proportionnelle, une drôle d’histoire

Démission nocturne, accusations de « magouille » : la proportionnelle, une drôle d’histoire

Faut-il réveiller le président ? Il est 23h50, le 3 avril 1985, quand Michel Rocard, ministre de l’Agriculture, compose le numéro du standard de l’Elysée – c’est ainsi que les choses se déroulaient à cette époque. On lui passe le conseiller de permanence. « Je voudrais parler au président. » « Mais tu as vu l’heure ? Il doit dormir. Ne peux-tu pas attendre demain matin ? » « Non, c’est trop urgent. » Vérification est faite au sommet de l’Etat : oui, François Mitterrand dort. C’est donc le Premier ministre Laurent Fabius qui est alerté. Michel Rocard veut démissionner. Et c’est au chef de l’Etat qu’il veut parler, car c’est lui qui nomme les ministres. Un peu avant 2 heures du matin, François Mitterrand appelle son ministre…

Quel est donc ce péril qui menace la République et justifie un tel charivari au milieu de la nuit ? Un peu plus tôt dans la journée a eu lieu, comme chaque mercredi, le conseil des ministres. Lequel a adopté un projet de loi réformant le mode de scrutin pour les élections législatives. Parmi les fameuses 110 propositions qui ont accompagné la victoire de François Mitterrand le 10 mai 1981, la 47e indique que « la représentation proportionnelle sera instituée pour les élections à l’Assemblée nationale, aux assemblées régionales et aux conseils municipaux pour les communes de 9 000 habitants et plus ».

Au début de 1985, le président socialiste laisse entendre que le gouvernement envisage d’ »instiller », c’est son verbe, une « dose », c’est son terme, de proportionnelle. Après les élections cantonales de mars, l’opération est lancée. La droite est vent debout. Jacques Chirac, président du RPR, critique cette « manie des socialistes qui, chaque fois qu’ils ont le sentiment qu’une élection ne leur est pas favorable, veulent changer le mode de scrutin ». Il accuse aussi le chef de l’Etat de monter cette opération pour « permettre au Front national de se développer ». Plus tard, Jean-Marie Le Pen confiera à Pierre Favier et Michel Martin-Roland, auteurs de La décennie Mitterrand : « Mitterrand n’est pas un imbécile. Il a fait adopter la proportionnelle pour sauver le PS et son septennat. »

La machine en accélérant va produire un résultat simple (la leçon est à retenir) : ce sera la proportionnelle à l’échelle du département, à un tour. Soit un député pour un peu plus de 100 000 habitants. Finies les tergiversations techniques, les hésitations sur un mélange de proportionnelle et de majoritaire.

Un exercice ô combien délicat

La polémique est retentissante. Puisqu’on reproche à la gauche de tuer la Ve République, le ministre de la Justice Robert Badinter se réfère pendant l’émission de grande écoute L’Heure de vérité à de Gaulle. Il cite longuement sa conférence de presse du 16 mars 1950, au cours de laquelle le général déclarait : « A l’heure qu’il est, il y a deux systèmes électoraux francs, honnêtes, qui, à mon sens, peuvent être considérés. Il y a, d’abord, le système actuel, la proportionnelle dans le cadre du département ; il y a, d’autre part, le scrutin majoritaire de liste dans le même cadre (…). Indépendamment de ces deux systèmes-là, il y a toutes les sortes de trucages que les professionnels de la combinaison peuvent imaginer pour déformer plus ou moins la réponse des électeurs. On peut mélanger le système proportionnel avec le système majoritaire : c’est un trucage. On peut, aussi, appliquer le système majoritaire à certains départements et le système proportionnel à d’autres départements : c’est un autre trucage. »

L’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing jette à son tour un pavé dans la mare en racontant sur Antenne 2 que, le 21 mai 1981, jour de la passation des pouvoirs, son successeur ne lui a parlé, pendant une heure, que de la réforme du mode de scrutin. Quoi ? La « magouille » plutôt que les intérêts supérieurs du pays ? L’Elysée conteste aussitôt cette version de l’entretien.

Toucher aux règles du jeu électoral est toujours un exercice ô combien délicat. C’est pourquoi il convient d’aller vite – il ne semble pas que ce soit la solution retenue cette année. L’affaire va être rondement menée : présenté en conseil des ministres le 3 avril, le projet de loi est définitivement adopté avant l’été. Dans chaque département on élira de 2 à 24 députés, à l’exception de trois territoires d’outre-mer, qui n’en élisent qu’un. L’électeur vote pour une des listes de sa circonscription, sans panachage ni vote préférentiel. Il faut obtenir plus de 5 % pour avoir des sièges, qui sont attribués aux candidats selon l’ordre de présentation sur la liste.

L’objectif de l’exécutif était évident face à une défaite annoncée : empêcher la droite de profiter de l’effet amplificateur du scrutin majoritaire. De fait, le 16 mars 1986, la coalition RPR-UDF n’obtient qu’une majorité étriquée. Avec 42% des voix, elle atteint, grâce à l’apport de 14 élus divers droite, 291 sièges sur 577, deux de plus que la majorité absolue. Mais le PS, avec 215 députés, reste le premier groupe, ce qui aidera Mitterrand à résister à la cohabitation qui va suivre. Surtout, le Front national, grâce à ce mode de scrutin, est en mesure de constituer un groupe à l’Assemblée, avec 35 élus. C’est alors la première fois, pour ce qui est, à ce jour, le seul scrutin législatif organisé à la proportionnelle depuis 1958.



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Author : Eric Mandonnet

Publish date : 2025-04-30 04:30:00

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