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Robert Person : « Toute solution diplomatique entre la Russie et l’Ukraine est aujourd’hui illusoire »

Robert Person : « Toute solution diplomatique entre la Russie et l’Ukraine est aujourd’hui illusoire »

C’est une petite musique qui monte. À mesure que les négociations entre l’Ukraine et la Russie patinent et que la guerre s’enlise, les appels à la « paix » se multiplient dans le monde occidental, avec toujours un même refrain. L’Ukraine ne gagnera pas la guerre, mieux vaut, dans l’espoir de sauver des vies et des ressources, se résoudre à un accord, même défavorable. Une résignation que condamne fermement Robert Person, spécialiste éminent de la politique étrangère de la Russie, professeur de relations internationales et membre du Council on Foreign Relations : « ceux qui pensent que l’Ukraine serait au bord de l’effondrement et contrainte à négocier coûte que coûte font fausse route ». Selon le chercheur américain, ces positions s’expliquent par une profonde incompréhension des enjeux réels de la guerre et des objectifs de Vladimir Poutine. Parce que l’invasion russe ne vise selon lui pas des gains territoriaux, mais la vassalisation de l’Ukraine, Robert Person ne croit pas à la solution politico-diplomatique. Entretien.

L’Express : Selon l’administration américaine, nous sommes à un moment décisif concernant les pourparlers de paix entre l’Ukraine et la Russie. Si un accord venait à être trouvé, serait-ce une nouvelle dont il faudrait se réjouir ?

Robert Person : Vous connaissez le proverbe : le diable se cache dans les détails. L’on saura si l’on peut se réjouir d’un éventuel accord de paix en fonction de son contenu. Bien sûr, toute initiative permettant de mettre fin rapidement à la destruction de l’Ukraine est, a priori, bienvenue. Pour le moment, les éléments qui ont filtré ne nous permettent pas de déterminer la nature d’un tel accord de paix. Les Etats-Unis, la Russie, l’Ukraine et l’Europe n’ont pas du tout les mêmes exigences et les mêmes demandes. Ce flou alimente ma méfiance.

De plus, beaucoup des propositions qui sont évoquées ici et là semblent passer à côté du vrai sujet, parce qu’elles ne permettraient pas de répondre aux causes profondes du conflit. Encore pires, certaines pourraient laisser l’Ukraine dans une position de grande vulnérabilité vis-à-vis de futures agressions russes. Je me réjouirai d’un accord de paix qui offrirait de véritables garanties de stabilité, mais dans le contexte actuel, ce scénario est irréaliste. Les différends entre la Russie et l’Ukraine durent depuis plus de vingt ans, il est illusoire de penser qu’un accord satisfaisant et durable puisse être trouvé en quelques semaines. La diplomatie prend du temps.

On entend de plus en plus, dans le monde occidental, des discours appelant à se rendre à l’évidence : l’Ukraine serait aujourd’hui dans une telle position de faiblesse qu’elle n’a d’autre choix que de s’asseoir à la table des négociations, quitte à accepter des conditions qui lui soient défavorables…

Plutôt que de baisser les bras et d’abandonner l’Ukraine à son sort, les Occidentaux doivent prendre conscience de l’influence qu’ils peuvent avoir sur la suite de la guerre.

Ceux qui affirment que l’Ukraine serait au bord de l’effondrement et contrainte à négocier coûte que coûte font fausse route. Certes, les derniers mois ont été très difficiles et coûteux pour les deux camps, mais les gains territoriaux de la Russie sont en fait très limités.

En parallèle, l’Ukraine a considérablement renforcé ses capacités militaires. Le développement d’une industrie nationale de drones très agile et réactive, et la croissance de sa production de missiles produits sur son sol lui ont permis de freiner très efficacement la progression des troupes russes. Sans oublier l’aide militaire et économique continue de ses alliés, et notamment de ses partenaires européens, qui joue un rôle déterminant.

Pour toutes ces raisons, je crois qu’il est trompeur de parler d’une Ukraine acculée, contrainte d’accepter sans condition les exigences de Moscou. Ça ne correspond juste pas à la réalité du rapport de force. C’est même un discours très dangereux, parce que l’Europe et l’Amérique du Nord conservent en réalité une marge de manœuvre considérable pour faire pencher le conflit en faveur des Ukrainiens. Plutôt que de baisser les bras et d’abandonner l’Ukraine à son sort, les Occidentaux doivent prendre conscience de l’influence qu’ils peuvent avoir sur la suite de la guerre.

Vous allez même plus loin, en affirmant que dans le contexte actuel, toute tentative de négociation pour la paix est inutile et dangereuse. Pourquoi ?

Depuis le début du conflit, les discussions sur une éventuelle issue diplomatique à la guerre en Ukraine tournent principalement autour de deux axes. D’une part, la question territoriale, à savoir qui contrôle quel territoire, avec en toile de fond le débat sur le statut de la Crimée. D’autre part, la question plus politique des garanties de sécurité à accorder aux deux partis, avec les enjeux autour de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan ou de son rapprochement avec l’Union européenne. Ces deux volets peuvent sembler propices à la négociation. Il est facile de tracer une ligne sur une carte, ou de rédiger un accord listant des engagements réciproques.

Le problème, c’est que cette grille de lecture passe totalement à côté des enjeux réels et fondamentaux de la guerre en Ukraine. Les Occidentaux doivent comprendre que l’invasion russe ne vise pas des gains territoriaux ou des modifications de la politique étrangère de l’Ukraine. L’objectif de Vladimir Poutine est de détruire la souveraineté ukrainienne, et de transformer le pays en un Etat vassal, dirigé par un régime à sa botte, à l’instar de la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko.

Cela ne date pas de l’invasion russe de 2022. Cette stratégie remonte aux années 2000, quand Moscou a tenté d’imposer Viktor Ianoukovytch à la présidence ukrainienne. Cette tentative a échoué grâce à la mobilisation populaire de la révolution orange. En 2010, Poutine a obtenu sa revanche : avec l’élection de Ianoukovytch, il pensait enfin avoir quelqu’un qui lui était loyal à Kiev. Mais avec la révolution de Maïdan de 2014, les Ukrainiens ont réaffirmé leur volonté de se tourner vers l’Europe et de rester maître de leur destin démocratique. C’est à ce moment que Poutine a décidé d’envahir la Crimée et le Donbass.

Depuis plus de vingt ans, il poursuit méthodiquement le même objectif : ramener l’Ukraine dans l’orbite impériale russe. Pour des raisons que les historiens du futur auront à éclaircir, à la fin de l’année 2021, Vladimir Poutine semble être arrivé à la conclusion que seule une invasion à grande échelle pouvait encore l’y contraindre. C’est pour cette raison qu’espérer qu’un accord de paix puisse modifier en profondeur cette trajectoire relève de la pure illusion. Un dirigeant qui consacre deux décennies à un objectif de cet ordre ne l’abandonnera pas simplement parce qu’il signe un traité. Toute solution diplomatique, à ce stade, me paraît aussi improbable qu’illusoire.

Vous dites également que la guerre en Ukraine aurait changé de nature depuis 2022. Qu’entendez-vous par là ?

Les « frères orthodoxes » d’hier sont devenus des ennemis à déshumaniser.

Pour comprendre ce conflit, il est indispensable de connaître l’histoire de la région. Certaines des tensions entre l’Ukraine et la Russie remontent à plusieurs siècles, raison pour laquelle imaginer qu’un accord puisse être trouvé en quelques semaines relève d’un optimisme naïf.

Or, Vladimir Poutine porte une vision profondément erronée de l’histoire russe et de l’histoire ukrainienne. À l’été 2021, il a publié un article très commenté dans lequel il développait l’idée selon laquelle l’Ukraine ne serait pas une nation à part entière, mais une simple extension de la Russie et du peuple russe. Pour Poutine, les Ukrainiens sont des « paysans » partageant une même culture slave et orthodoxe, avec un accent un peu différent. Vu ainsi, l’Etat ukrainien n’est rien d’autre qu’une construction artificielle et le rôle de Poutine et de la Russie est de revenir à cette supposée unité fraternelle.

Cela ne correspond évidemment en rien à la réalité de l’identité ukrainienne, mais elle a nourri l’illusion, au Kremlin, que l’invasion serait rapide, car accueillie avec enthousiasme par le peuple ukrainien. Moscou s’attendait vraiment à une victoire en trois jours. Bien sûr, les Ukrainiens, comme ils l’ont toujours fait dans leur histoire, ont résisté non seulement pour défendre leur territoire, mais aussi leur identité et leur droit à exister.

Très vite, le discours de la Russie a basculé. Les « frères orthodoxes » d’hier sont devenus des ennemis à déshumaniser. On les a qualifiés de « parasites », de « cafards », de « vermines à éliminer ». Cette rhétorique, largement relayée par la machine de propagande russe, rappelle totalement celle des régimes génocidaires du passé.

Aujourd’hui, Poutine se retrouve coincé dans l’ethnicisation du conflit qu’il a lui-même provoquée, puisqu’une fois libérées, les forces du nationalisme sont difficiles à contenir. Lorsqu’on a diabolisé l’autre au point de nier son humanité, il devient presque impossible de revenir en arrière, de négocier la paix et de reconstruire de la confiance. Les conflits identitaires, une fois enracinés, tendent à s’aggraver et à rendre les compromis toujours plus inaccessibles.

Je crois que Poutine est sincèrement convaincu qu’il peut remporter une guerre d’usure.

Selon vous, aucune paix juste et durable n’est donc envisageable à court terme ?

La responsabilité de cette impossibilité incombe principalement à Vladimir Poutine. Il a le pouvoir de faire taire les armes – non pas simplement en proposant un cessez-le-feu de trois jours pour s’assurer du bon déroulement du défilé du « Victory day » le 9 mai à Moscou, mais en acceptant le cessez-le-feu sans condition de 30 jours proposé par l’Ukraine. Il ne l’a pas fait, et je ne pense pas qu’il le fera, car il reste attaché à ses objectifs initiaux. Je crois qu’il est sincèrement convaincu qu’il peut remporter une guerre d’usure, soit par sa force militaire, soit en épuisant l’Ukraine et ses soutiens occidentaux dans un faux processus diplomatique sans issue.

Alors, que faire, quelle stratégie adopter ? Ma conviction est que la stabilisation du conflit ne viendra pas d’un accord négocié, mais d’un gel de facto de la guerre sur le champ de bataille. Peut-être qu’une impasse militaire durable, qui dissuaderait les deux camps de poursuivre des offensives trop coûteuses, pourrait créer les conditions d’un statu quo, un peu à l’image de la ligne de démarcation entre les deux Corées.

Pour l’instant, la Russie progresse lentement grâce à la supériorité de ses effectifs et à ses avantages en ressources. Mais un soutien occidental plus ample pourrait changer la donne en enrayant cette dynamique, permettant au final un gel du conflit. Dans le même temps, l’Ukraine pourrait poursuivre son renforcement militaire et son intégration politique dans le monde occidental. Cela impliquerait sans doute de reconnaître que la réunification territoriale complète de l’Ukraine n’est pas réaliste à court ou moyen terme. Mais cette reconnaissance serait implicite, et, de fait, non formalisée.

Le problème, c’est qu’une intensification du soutien de l’Occident est aujourd’hui très incertaine…

Je partage malheureusement votre pessimisme. Je ne crois pas qu’une victoire totale de l’Ukraine – c’est-à-dire la libération complète de son territoire et l’expulsion de toutes les forces russes – soit réaliste sur le plan militaire. Pour que ça devienne envisageable sur le plan diplomatique, il faudrait non seulement un changement de régime à Moscou, mais aussi un changement radical des mentalités en Russie. Ce scénario est tout aussi improbable.

Dès lors, la vraie question est la suivante : un « noyau dur » de l’Ukraine peut-il encore vivre en paix, en sécurité, et construire son avenir dans la prospérité au sein de la famille européenne ? Cette réponse reste à écrire et les Occidentaux auront leur mot à dire. Or, les signaux envoyés par les Etats-Unis montrent très clairement que leur engagement envers l’Europe est en net recul. Comme on dit souvent, « l’espoir n’est pas une stratégie », et je ne pense pas qu’il soit réaliste de compter sur un changement d’administration ou de cap politique aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, l’avenir de l’Ukraine indépendante, souveraine et démocratique est entre les mains de l’Europe. Il revient aux partenaires européens de décider du rôle qu’ils acceptent d’endosser dans la stabilisation de l’Europe de l’Est et dans l’avenir de l’Ukraine en tant que membre à part entière du continent européen. Je reste convaincu que les enjeux sont immenses, et que l’intérêt stratégique de l’Europe et des Etats-Unis est de soutenir une Ukraine européenne, plutôt que de laisser s’imposer la vision autoritaire du Kremlin.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-05-03 10:00:00

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