L’Express

Canicule : pourquoi la chaleur augmente les risques de suicide

Canicule : pourquoi la chaleur augmente les risques de suicide

Les températures montent, et avec elles, un phénomène inattendu. La France a traversé ses premiers épisodes caniculaires au mois de juin, et le mois de juillet s’annonce tout aussi torride. Les vagues de chaleur, qui se multiplient à mesure que le réchauffement climatique progresse, provoquent de nombreux dégâts, à la fois sur l’environnement et la santé. La plupart sont connus, mais une nouvelle menace commence à être de mieux en mieux documentée scientifiquement : quand le thermomètre s’affole, les suicides augmentent*.

Rémy Slama, directeur de recherche à l’Inserm, a publié en 2022 l’une des plus vastes études réalisées sur le sujet dans la revue American Journal of Epidemiology. « Il y a 54 % de plus de suicides entre les températures les plus basses et les plus chaudes », résume-t-il. Pour arriver à cette conclusion, son équipe a épluché quarante-neuf années de données françaises, de 1968 à 2016. Un travail titanesque : 24,4 millions de décès analysés, dont plus de 502 000 par suicide. Et les résultats sont nets. Si la plupart des causes de mortalité toutes causes confondues suit une courbe en U – il y a plus de décès quand il fait très froid ou très chaud -, le suicide fait exception. Lui ne connaît qu’une seule direction : vers le haut, au fur et à mesure que le thermomètre grimpe. « Il s’agit d’une relation monotone, c’est-à-dire que plus la température est élevée un jour donné, plus le risque de suicide est élevé ce jour-là », explique le chercheur. Et toutes les régions françaises présentent la même tendance.

Plus troublant encore, cet effet est quasi-immédiat. Contrairement à d’autres facteurs de risque comme la dépression, qui agissent sur le long terme, la chaleur frappe le jour même. Chaque degré supplémentaire augmente les risques de suicide, créant un lien direct entre météo et passage à l’acte. Mais attention aux raccourcis, prévient Rémy Slama : « Ce n’est pas la chaleur à elle seule qui va déclencher le suicide. Il faut plutôt voir cela comme la fin d’un long processus. » Ainsi, une personne peut accumuler pendant des mois, voire des années, des problèmes familiaux, professionnels ou personnels, qui creusent le lit du risque sur le long terme. Et puis un jour, un facteur environnemental comme la hausse de température vient tout précipiter. « C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase », résume-t-il. Le même mécanisme s’observe d’ailleurs pour d’autres pathologies : la chaleur ne provoque pas un cancer, mais elle peut accélérer la mort d’une personne déjà affaiblie par la maladie.

Une même tendance partout en Europe

La découverte peut surprendre. Car dans l’imaginaire collectif, le suicide est plus volontiers associé avec l’automne et L’hiver. Le froid, le manque de luminosité et l’isolement social peuvent en effet favoriser la dépression (jusqu’à 20 % des épisodes dépressifs surviennent en hiver), elle-même facteur de risque du suicide. Pourtant, les chiffres de l’équipe de Rémy Slama racontent une autre histoire. En France, les suicides augmentent progressivement de janvier à juin, atteignent leur pic au printemps et en début d’été, puis redescendent jusqu’à leur minimum hivernal en décembre et janvier.

Et cette tendance ne se limite pas à l’Hexagone. Une étude publiée en 2019 dans Environmental Health Perspectives a passé au crible les données de plusieurs pays européens. Résultat : une même courbe en Espagne, en Suisse et au Royaume-Uni. « Le fait que nos recherches confirment celles menées dans d’autres pays montre que la relation entre augmentation de température et suicide est très robuste et suggère un lien de cause à effet », souligne Rémy Slama. Le Dr Marine Akkaoui psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne (GHU-Paris), qui a publié une étude sur le sujet en 2022 dans Scientific Reports, confirme : « Lorsqu’il fait plus chaud, les suicides, les tentatives de suicide et le nombre de passages aux urgences psychiatrique augmentent ».

Les neurotransmetteurs victimes de la chaleur ?

Pour élucider ce mécanisme, les chercheurs explorent de nombreuses hypothèses. « Mais nous n’avons pas d’explications certaines », reconnaît Rémy Slama. L’une d’elles concerne la sérotonine, un neurotransmetteur clef de l’humeur et de l’impulsivité. Les autopsies le montrent : les personnes qui se suicident présentent des taux de sérotonine particulièrement bas, plus encore que dans les autres types de décès.

Ce phénomène, détaillé dans des études publiées en 1992 et en 2002, puis confirmé en 2018 dans la revue Nature, prend une nouvelle dimension avec la chaleur. Car des travaux encore préliminaires suggèrent que l’augmentation des températures modifie justement les taux de sérotonine. « D’autres études ont également démontré que l’augmentation de la température favorise les comportements impulsifs et agressifs envers les autres et envers soi-même », note le chercheur. Dès 1984 et 1989, des recherches publiées dans la revue American Psychological Association ont établi une corrélation nette entre hausse du thermomètre et crimes violents.

Plus récemment, une méta analyse publiée en 2024 dans Environmental Health Perspectives portant sur 84 études a confirmé que la criminalité grimpe avec la température. Au final, un constat émerge : le système nerveux central apparaît particulièrement vulnérable à la chaleur. Quatre des dix causes de décès les plus liées aux températures élevées impliquent directement ce système : troubles mentaux, maladies neurologiques, accidents vasculaires cérébraux et suicides.

La chaleur rend plus violent et plus impulsif

D’autres mécanismes pourraient également entrer en jeu. La chaleur excessive perturbe le sommeil, dérègle les rythmes circadiens et affaiblit la résistance au stress. Autant de facteurs qui peuvent fragiliser l’équilibre mental. « Toutes ces pistes sont compatibles avec ce que nous avons observé dans notre étude : si l’augmentation de température provoque une hausse de l’agressivité, de l’impulsivité, et perturbe les neurotransmetteurs, cela pourrait influencer le passage à l’acte, avec un effet rapide en lien avec la perturbation du sommeil et des rythmes circadiens qui se déroulent en quelques heures dans notre corps », détaille Rémy Slama.

Une question demeure : pourquoi le pic de suicides ne survient-il pas en juillet-août, les mois les plus chauds ? Plusieurs hypothèses pourraient l’expliquer. L’effet protecteur des vacances d’été, par exemple, avec plus d’activités sociales et de soutien familial. « Une autre hypothèse est que la hausse des températures au printemps pourrait lever le ralentissement et le manque d’énergie que les personnes déprimées ressentent en hiver et qui inhibent le passage à l’acte », avance le Dr Marine Akkaoui. A la manière des antidépresseurs qui visent à redonner de l’énergie aux patients déprimés mais peuvent, dans les premiers jours de traitement, augmenter le risque de suicide en « levant l’inhibition ». À l’inverse, au-delà d’un certain seuil de chaleur, les personnes à risque deviendraient trop apathiques pour agir.

Mais la spécialiste privilégie une autre explication : « Nous pensons que c’est surtout la variation de température qui favorise le passage à l’acte, plutôt que la température absolue. D’ailleurs, les pays chauds n’ont pas un taux de suicide plus élevé que le nôtre. »

S’adapter au réchauffement climatique, mission possible ?

Face à ces constats, une question s’impose : peut-on s’adapter aux vagues de chaleur ? L’étude de Rémy Slama apporte des éléments de réponse mitigés. En découpant leurs données sur trois périodes distinctes, les chercheurs ont observé une amélioration entre 1968-1984 et 1985-2000. « Quand il faisait 25 °C entre 1968 et 1984, on avait une augmentation de 10 % de la mortalité par suicide. À cette même température entre 1985 et 2000, la hausse n’était plus que de 8 % », détaille le chercheur. Cette acclimatation semble néanmoins avoir atteint ses limites : « La diminution n’a plus l’air de se poursuivre sur la période 2001-2016, peut-être parce que la société française est arrivée au maximum de son adaptation ». Un plafond inquiétant alors que le réchauffement s’accélère.

Alors que faire ? Les plans canicule actuels se concentrent sur les risques physiques : hydratation, rafraîchissement, surveillance des personnes âgées. L’impact psychologique reste largement ignoré. « À ma connaissance, les associations de prévention du suicide ne sont pas sensibilisées à cette problématique des vagues de chaleur », regrette Rémy Slama. Une lacune qui pourrait coûter des vies. L’un des axes d’adaptation pourrait donc passer par une meilleure formation des professionnels de santé et des associations, particulièrement auprès des populations à risque, mais aussi de mieux informer les patients. « Nos travaux montrent que les hommes sont plus sensibles à la hausse de température, avec des suicides plus violents », précise Marine Akkaoui. Température à part, le plus grand nombre de suicides se trouvent dans la tranche d’âge 45-54 ans. Les personnes de plus de 85 ans sont également très vulnérables, tout comme les jeunes, chez qui le suicide est l’une des premières causes de décès.

Faut-il également généraliser la climatisation ? Rémy Slama reste prudent. Ces appareils peuvent aggraver le problème à long terme, puisqu’ils émettent des gaz à effet de serre, notamment les gaz réfrigérants HFC. Sans compter que leur électricité peut provenir de sources carbonées – même si la France, avec son parc nucléaire, échappe à cet écueil. Pour lui, la vraie réponse consiste à s’attaquer au problème à la racine, c’est-à-dire au réchauffement climatique lui-même. Une bataille qui dépasse largement nos frontières et nécessite une mobilisation mondiale. En attendant, la France devra apprendre à vivre avec des étés de plus en plus chauds, et intégrer cette nouvelle donne dans ses politiques de prévention.

* Si vous êtes en détresse ou avez des pensées suicidaires, si vous voulez aider une personne en souffrance, vous pouvez contacter le numéro national de prévention du suicide, le 3114, ou appeler le 15.



Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/canicule-pourquoi-la-chaleur-augmente-les-risques-de-suicide-AWDFLOFDYRFONLZI2GYMCF7AYM/

Author : Victor Garcia

Publish date : 2025-07-02 16:45:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile