Tout l’été, L’Express raconte la fabrique des élites européennes à travers sept lieux emblématiques où se forment les futurs leaders du Vieux Continent : écoles de business, universités prestigieuses, laboratoires de recherche, pépinières de talents dans la mode, le design ou l’hôtellerie… Une autre manière de redécouvrir l’Europe à travers ses pépites de l’enseignement supérieur, que le monde entier nous envie.
EPISODE 1 – L’université Bocconi à Milan, l’école qui façonne les grands patrons européens
Torpeur bruxelloise, un vendredi de la mi-juin. A l’ombre de la cathédrale Sainte Gudule, un petit groupe patiente devant un immeuble sans charme. Talons hauts pour les femmes, chaussettes blanches à mi-mollet pour les hommes, sacs à main uniques au bras, vêtements noirs pour tous. On s’embrasse, une bise pour les Belges, deux pour les Français. Il y a là des représentants des grandes maisons de couture parisiennes, dont Hermès, Yves Saint Laurent, Céline ou Maison Margiela, des recruteurs, des acheteurs de magasins pointus ou plus grand public, des journalistes de mode. Tous venus de Paris (beaucoup), de Londres (pas mal) mais aussi des Etats-Unis ou du Canada pour assister au défilé de fin d’études des étudiants de La Cambre Mode[s]. Une école peu connue du grand public mais qui forme depuis quarante ans l’élite de la haute couture et des maisons de mode.
Matthieu Blazy, nommé en décembre 2024 directeur artistique de Chanel ? La Cambre Mode[s], promotion 2007. Nicolas Di Felice chez Courrèges, Anthony Vaccarello chez Yves Saint Laurent ou Julien Dossena chez Paco Rabanne ? La Cambre, toujours. Et au-delà de ces stars, les studios parisiens, mais aussi belges, new-yorkais ou londoniens regorgent d’anciens de l’école, les uns spécialisés dans le « flou », les autres dans les accessoires, plus rarement dans la joaillerie. Quelques-uns ont, très rapidement après leur diplôme, choisi de créer leur maison. Marine Serre, trentenaire, est reconnue pour sa mode pionnière de l’upcycling et du circulaire ; depuis Bruxelles, la créatrice Marie Adam-Leenaerdt s’impose comme une figure montante.
L’équivalent des Nobel de la mode
Tous les membres du jury 2025 présents à Bruxelles en juin le savent : parmi les étudiants de l’année se nichent les futurs directeurs artistiques de quelques belles maisons. « Ici, c’est l’équivalent des Nobel de la mode, ils deviennent tous célèbres », note un recruteur. « La Cambre, statistiquement, c’est la meilleure école au monde », renchérit Mauro Grimaldi, qui supervise l’AZ Academy au sein du groupe Richemont. Alors que les écoles de mode se multiplient, La Cambre reste le graal auquel beaucoup aspirent. Elle devance désormais ses historiques rivales, l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers et le Central Saint Martins College de Londres, moins attractif depuis le Brexit.
Ecole La Cambre, à Bruxelles.
La Cambre Mode[s] est pourtant à rebours de ce qui caractérise la formation des élites ces dernières années. Elle est essentiellement francophone quand la tendance est au tout anglais. Elle est publique quand le privé est souvent considéré comme plus efficient. Et elle reste sur de tout petits volumes de diplômés quand le penchant est aux promotions monstres. Paradoxalement, son rattachement à l’université de Bruxelles lui permet le luxe de l’ultra sélectivité. Ici, ni les droits d’inscription – très réduits, 350 euros pour les ressortissants belges, 450 pour les autres – ni la maîtrise d’une langue étrangère ne sont un frein à l’entrée. Seul compte le talent et l’envie. « A La Cambre, vous êtes pris parce que vous êtes bons et vous devez le devenir encore plus. Ici, les étudiants ne sont pas des clients et cela change tout », observe Serge Carreira, directeur des « marques émergentes » à la Fédération française de la haute couture.
Le parcours du créateur Matthieu Blazy, ancien de l’école, fait rêver les dernières générations. (ici le 23 septembre 2023 à Milan)
Suivant les millésimes, ils ne sont qu’entre 12 et 15 (sur 150 à 200 candidats) à obtenir le droit de s’engager dans le parcours de cinq ans. Ce qui compte avant tout aux yeux de Tony Delcampe, le directeur de l’école ? La fraîcheur. Exit ceux qui ont déjà été formatés par d’autres. Ici, on prétend faire émerger des personnalités, une signature originale. « Ce que je cherche, ce sont des gens très jeunes, avec une curiosité et un bagage culturel, qui sont capables d’aller au-delà de la réponse stéréotypée quand je leur demande pourquoi ils aiment la mode », précise Tony Delcampe, lui-même alumni 1994. « On ne cherche pas de formatage, de codes, de répétitions, on essaie de les prendre vierges d’autres formations artistiques », note Benoît Hennaut, directeur de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (Ensav), la « maison mère » de la section mode.
Si les ex-étudiants bruxellois sont appréciés, c’est aussi parce qu’au fil de leur scolarité, ils acquièrent un bagage multifacette précieux dans un univers en renouvellement constant. Les deux premières années sont consacrées à l’acquisition des techniques, à raison de trois jours en atelier par semaine pour deux jours de cours théoriques. « On apprend les matières, les coupes, puis en troisième année, on passe à des exercices précis », explique Tatiana Megard, 29 ans, diplômée en 2021. « On apprend, par exemple, ce qu’est une poche cargo sur un pantalon, comment elle est faite, on la défait, on l’observe », ajoute Manon Schied, étudiante en quatrième année. « Il y a beaucoup d’écoles de mode où les élèves ne savent pas coudre un bouton, ils vont voir une couturière pour le faire. Ici, ils savent, tout en étant très créatifs », note un membre du jury 2025.
Pas question, en effet, de n’être qu’un bon technicien. L’insertion du département « mode » dans l’ensemble plus vaste de l’Ensav offre à ses étudiants une ouverture d’esprit et une culture générale appréciées des futurs recruteurs. Les élèves des 20 sections, moins connues mais tout aussi réputées que la « mode », se croisent sur le site de l’ancienne abbaye, siège de l’école, et suivent des enseignements communs sur la couleur, les arts numériques… Enfin, les quatrième et cinquième années sont l’occasion de développer une signature personnelle à travers l’élaboration de collections, parfois conceptuelles mais toujours axées sur le vêtement. Pas de copié-collé ou de trop grandes ressemblances avec des créateurs existants, même si le nom de Nicolas Ghesquière période Balenciaga revient souvent ou si les plus experts ont noté dans le défilé de cette année des références au style de Matthieu Blazy dont le destin fait rêver bien des jeunes pousses de La Cambre.
Ils sont si peu nombreux à sortir de l’école chaque année qu’ils se croiseront forcément, se reconnaîtront, se donneront un coup de main. Au-delà des qualités techniques et de la créativité, tous ont acquis sous la houlette de Tony Delcampe la rigueur, l’exigence et la capacité de travail demandées dans le milieu auquel ils aspirent. Modestes, pas m’as-tu-vu mais très désireux de réussir et durs au travail, ils ont toutes les qualités que l’industrie recherche. Au cours du cursus, la sélectivité se poursuit, ils ne sont souvent qu’une poignée – entre quatre et sept – à achever leur master, ce qui accroît encore leur valeur. Entre-temps, il y aura eu des abandons face aux exigences de l’école, mais aussi parfois des invitations à poursuivre des études ailleurs de la part de la direction qui suit de manière individuelle chacun des élèves. Cinq années qui forgent et qui soudent les étudiants. « C’est l’école de la vraie vie. Dans une maison de couture, il faut résister à la pression », assume Tony Delcampe.
Défilé réalisé par les élèves de l’école La Cambre en 2017, à Bruxelles.
Les anciens se suivent dans leurs parcours professionnels. Ils essaient de se voir de temps en temps à Paris, ils n’en ont pas toujours la disponibilité. Mais ils restent d’une très grande fidélité à La Cambre, le lieu qui leur a permis de s’épanouir professionnellement. La présence d’un grand nombre d’entre eux chaque année comme membres du jury des masters en témoigne, ils en profitent pour interroger les jeunes élèves sur leurs inspirations, leur prodiguent des conseils et sur les stages à venir, souvent obtenus par le réseau des anciens. La maison Saint Laurent, où œuvrent plusieurs anciens est mécène du défilé de fin d’année qui, avec son livret d’accompagnement, son catwalk et sa capture vidéo, a les allures d’un show professionnel. Pour entretenir la réputation de l’école, Tony Delcampe poste les nouvelles des anciens sur les réseaux sociaux. Après la nomination de Matthieu Blazy chez Chanel, il a fait une série sur les « stars » des dernières années, « #La Cambre Mode[s] proud family ». Après le défilé, il a mis en avant un article de Vogue sur le show du 13 juin. Preuve ultime que l’école est suivie de près par la planète mode.
Droits d’inscriptions : 350 à 450 euros par an
Effectifs : 12 à 15 étudiants
Ils sont passés par là : Matthieu Blazy (Chanel), Anthony Vaccarello (Saint Laurent), Nicolas Di Felice (Courrèges), Julien Dossena (Paco Rabanne), Marine Serre, Marie Adam-Leenaerdt
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/la-meilleure-ecole-au-monde-la-cambre-pepiniere-belge-des-stars-de-la-haute-couture-EHJFJRSKIZHOVAIQZ4PNZTF2H4/
Author : Agnès Laurent
Publish date : 2025-07-05 05:45:00
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