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« Il est très dangereux de se livrer au diplôme bashing » : la mise en garde de la philosophe Laurence Devillairs

« Il est très dangereux de se livrer au diplôme bashing » : la mise en garde de la philosophe Laurence Devillairs

L’enquête de L’Express sur le « management à la française » n’en finit de pas de susciter des débats. Dans un entretien, le professeur et essayiste Olivier Sibony pointait une « obsession du diplôme » dans notre pays. La philosophe Laurence Devillairs, auteure de La splendeur du monde. Pourquoi nous ne savons pas voir (Points), lui répond. Selon cette normalienne agrégée, « La France ne sait pas valoriser ses diplômés ». Entretien.

L’Express : Y a-t-il une « obsession du diplôme » en France ?

Je pense, au contraire, que la France ne sait pas valoriser ses diplômés. Un diplôme, on l’oublie souvent, sanctionne des années de travail et d’efforts. On s’enthousiasme pour ces valeurs lorsqu’elles sont mobilisées dans le sport, mais pas dans le savoir. En France, on ne sait pas applaudir le savoir ! On ne reconnaît pas les médaillés hors des stades.

Vous en avez fait l’expérience ?

L’État m’a fait des promesses qu’il n’a pas tenues. En classes préparatoires, on m’a fait rêver. Et puis, lorsque j’ai commencé à postuler pour enseigner à l’université, j’ai découvert le poids de la cooptation et une forme de clientélisme. Paradoxalement, le diplôme et les résultats ne semblaient pas l’emporter, alors même qu’ils étaient délivrés et sanctionnés par l’université.

Y aurait-il un malentendu autour du diplôme ?

On prend le diplôme pour ce qu’il n’est pas. Il ne dit pas grand-chose de nos qualités humaines, par exemple, même si, pour l’obtenir, il faut se montrer persévérant et acquérir une certaine confiance en soi. Ce bout de papier à encadrer ne présume pas de nos capacités à nous comporter dans un environnement professionnel. Il existe un autre malentendu : on a fait du diplômé un expert, sur le modèle des Etats-Unis. On l’a spécialisé à outrance, alors que le diplômé doit davantage cultiver l’adaptabilité, la curiosité, et même l’imagination, que la technicité. Dans le diplôme, il y a cette idée du magistère : on a quelque chose à transmettre.

Dans leur livre Diploma Democracy, Mark Bovens et Anchrit Will écrivaient que les gens très diplômés ont pris trop de poids dans la vie démocratique. Ils sont omniprésents dans les hautes sphères du pouvoir et déterminent les sujets du débat politique. En revendiquant le monopole du mérite, les diplômés n’ont-ils pas lancé un boomerang qui leur revient ?

Une partie de l’élite s’est constituée en clan, et cela pose en effet un problème démocratique. Certains ont considéré que leur diplôme leur donnait une carte d’entrée dans un club très fermé, composé uniquement de personnes à leur image. Or, être diplômé vous donne avant tout une responsabilité vis-à-vis de la société. C’est une vocation démocratique : transmettre le savoir, aller vers ceux qui n’ont pas vos diplômes, s’adresser au public, le respecter et en honorer les attentes. C’est tout le contraire de la démagogie comme de l’esprit de club.

Diplômée de l’École Normale Supérieure, avez-vous été témoin de cet « entre-soi » ?

Quand je suis arrivée à l’Ecole normale supérieure, la première question que l’on m’ait posée est : « De quelle promo étaient tes parents ? ». Or, mes parents n’avaient pas fait cette école. Une telle endogamie est un dévoiement du sens du diplôme. Mais on ne peut tirer argument de cette dérive pour jeter le discrédit sur le savoir.

La haine du diplôme serait-elle le nouvel étendard du populisme ?

Il est très dangereux de se livrer au « diplôme bashing », ce dénigrement des concours et examens. L’image que l’on renvoie aux jeunes générations est catastrophique : cela signifie que l’effort intellectuel n’a pas de valeur, que le savoir est accessoire, et que, finalement, tout se vaut. On voudrait leur faire croire que l’on peut réussir sans efforts que l’on ne s’y prendrait pas autrement. L’anti-intellectualisme n’est jamais la solution, il représente un appauvrissement pour tous.

Le rejet des diplômés serait donc un symptôme du relativisme ?

Notre époque est celle où tout est croyance : ce qui importe, c’est ce que l’on assène les yeux fermés, sans jugement, sans distance aucune. On oppose croyance contre croyance, le savoir autorisé, vérifié, perdant de sa légitimité. Pourtant, la seule chose qui me rassure est que l’on ne peut pas dire n’importe quoi. C’est un rempart qui ne devrait pas céder. Mais le ressenti est devenu le critère pour tout. Or, savoir, c’est ne pas se fier à ce que l’on ressent, c’est faire de soi-même son propre ennemi.

Il faudrait toujours se poser la question : « Es-tu bien certain de ce que tu avances ? » Face à la confusion quasi généralisée, le diplôme demeure un garde-fou. Il sanctionne le fait de pouvoir penser contre soi, de réfléchir à rebours des partis pris et des croyances toutes faites. À l’heure de l’intelligence artificielle, c’est une exigence à préserver à tout prix.

Dans l’imaginaire collectif et, souvent, dans la perception des diplômés eux-mêmes, le diplôme sanctionne avant tout les capacités cognitives. Y a-t-il une forme d’anti-intellectualisme qui s’exprime dans la critique de cette conception de la méritocratie ?

L’anti-intellectualisme existe depuis qu’il y a des intellectuels. Il faut intégrer cette méfiance, et, comme intellectuel, ne jamais perdre de vue le réel le plus concret, ne jamais perdre de vue non plus l’action : ce qu’il est bon de faire et de promouvoir, ce qu’il est important de ne pas faire. Il faut bannir aussi bien l’entre-soi paresseux et confortable que l’expertise aveugle et stérile. La langue de bois, sans âme ni passion, des énarques a contribué à cette mauvaise image du diplômé.

Et dans l’entreprise, « l’obsession du diplôme » n’est-elle pas un obstacle au bon management ?

Un diplôme ne fait pas de vous nécessairement un bon manager, mais l’absence de diplôme non plus. Je pense que les diplômés, et les diplômés en philosophie, peuvent apporter beaucoup au monde de l’entreprise, et notamment lutter contre l’appauvrissement du langage. Et du langage managérial, en particulier : ce n’est pas qu’on manque de mots pour décrire la réalité de l’entreprise, c’est qu’on en a beaucoup trop – et souvent des anglicismes – qui ne veulent rien dire.

On ne sait plus à quoi renvoient ces expressions rebattues. On les répète comme si elles étaient magiques, comme si elles avaient le pouvoir de tout faire comprendre. Je ne citerais que les fameux « résilience », « bienveillance », « courage managérial », « autonomie »… Un peu de rigueur et beaucoup de clarté pourraient être infiniment salvateurs : il n’y a que la mauvaise théorie pour nous éloigner de la réalité. La philosophie n’est pas du bavardage, c’est une école de l’exigence.

Dans son livre Le chaos qui vient, l’universitaire américain Peter Turchin, explique que derrière les grandes crises politiques dans l’Histoire il y a souvent eu les mêmes causes, parmi lesquelles la surproduction d’élites. Aujourd’hui, sur le marché du travail, le haut niveau de diplôme a cessé d’être un privilège. La frustration des « gens intelligents » annonce-t-elle un nouvel effondrement ?

La démocratie est un régime de la déception : elle promet beaucoup – ne serait-ce que l’égalité, la liberté et la fraternité – et ne tient pas toujours ses promesses. Nous sommes fondés à parler d’une frustration des « gens intelligents ». De plus en plus de personnes très diplômées ne trouvent pas une place à la hauteur de leurs espérances. Je me permets de donner un exemple personnel : il y a vingt ans, quand un chef d’entreprise a vu la mention « normalienne, agrégée » sur mon CV, il m’a dit que je saurais alors même faire ce que je n’avais pas appris. Et il m’a embauchée. Aujourd’hui, on me dit que ce type de CV est « un handicap ». On s’imagine qu’une intellectuelle est coupée du monde et de ses réalités, alors que je vois ma vocation de philosophe comme étant tout le contraire.

Ne vivons-nous pas une crise de la reconnaissance dans nos sociétés ? Ne faudrait-il pas diversifier les voies méritocratiques ?

Si nous parlons beaucoup de reconnaissance, c’est parce qu’elle est en panne. Et c’est pour cela aussi que je n’adhère pas aux discours anti-intellectualistes. Il faut savoir discerner ce qui est solide de ce qui ne l’est pas, ce qui est argumenté de ce qui relève du seul préjugé. Il faut savoir reconnaître les personnes de talent, et pas seulement les intrigants. La méritocratie est à diversifier, non à fustiger. Sans doute faudrait-il revoir les modalités de recrutement dans les institutions, afin d’éviter l’entre-soi, aller vers plus de contrôle et moins d’opacité.

Il reste que je ne suis pas certaine qu’on bâtisse une république d’avenir sans prendre appui sur les diplômes et le savoir. La liberté d’esprit est sans doute la chose la plus fragile qui soit, mais c’est aussi la seule qui vaille la peine d’être transmise et enseignée.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-07-09 05:30:00

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