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« La France pourrait devenir l’Italie d’il y a dix ans » : l’analyse de l’ex-chef économiste du Trésor italien

« La France pourrait devenir l’Italie d’il y a dix ans » : l’analyse de l’ex-chef économiste du Trésor italien

« Des progrès remarqués et des efforts visibles. Encouragements ». Tel est le commentaire qui pourrait figurer sur le bulletin de fin d’année de l’Italie. Longtemps reléguée au rang de « mauvais élève » de la zone euro, la péninsule était habituée aux remontrances de Bruxelles et à la méfiance des marchés. Mais surprise, depuis quelques jours, Rome emprunte, pour la première fois depuis 2005, à des taux d’intérêts inférieurs à ceux de Paris, et ce malgré une dette plus élevée. La France, dont la prime de risque ne cesse de grimper, récolte quant à elle… un avertissement.

Lorenzo Codogno connaît mieux que quiconque les tourments de la dette italienne. Ancien chef économiste du Trésor italien entre 2006 et 2015, aujourd’hui professeur invité à l’Institut européen de la London School of Economics, il fait preuve d’un optimisme modéré pour son pays. Mais il se montre plus inquiet quant à la trajectoire de la France. Selon lui, la réduction des dépenses courante par la mise en œuvre de réformes ambitieuses est « la seule voie possible ». Et cela implique de s’attaquer à des sujets très sensibles. Entretien.

L’Express : Pour la première fois depuis 2005, l’Italie emprunte à des taux plus faibles que la France. S’agit-il d’un phénomène conjoncturel ou cela révèle-t-il un rééquilibrage plus profond ?

Lorenzo Codogno : Cela traduit une évolution plus structurelle. Il faut toutefois garder à l’esprit que la France reste moins endettée que l’Italie en proportion de son PIB, et que jusqu’à récemment, elle bénéficiait d’une dynamique plus favorable : ses taux d’intérêt restaient légèrement inférieurs à sa croissance économique, ce qui allégeait mécaniquement le poids de sa dette, à condition que le solde primaire (hors charge d’intérêts) soit à l’équilibre.

Mais cet avantage s’amenuise. L’économie française montre des signes de faiblesse, et son déficit primaire reste important, alors que l’Italie affiche un excédent primaire. Les marchés en tirent la conclusion que, sans effort de redressement budgétaire, la trajectoire française pourrait se détériorer davantage. Et vu le contexte politique français, la perspective d’un redressement s’éloigne. C’est ce qui explique, selon moi, ce basculement.

Y a-t-il d’autres facteurs qui expliquent pourquoi l’Italie est aujourd’hui perçue comme plus fiable que la France ?

Il y a un autre facteur absolument décisif : la stabilité politique. Après des années de turbulences, l’Italie est aujourd’hui dirigée par un gouvernement perçu comme responsable sur le plan budgétaire. On peut ne pas partager ses orientations, mais pour les investisseurs et les acteurs économiques, cette stabilité compte énormément.

L’autre élément à ne pas négliger, c’est que l’Allemagne était jusque-là considérée comme un pilier de stabilité budgétaire en Europe, avec un faible niveau de dette. Or, Berlin a annoncé un plan massif de relance budgétaire, ce qui est une bonne chose, mais cela implique inévitablement une augmentation des émissions d’obligations et de la dette, ainsi qu’une prime de risque plus élevée sur les marchés. Cela risque d’éroder légèrement son attractivité auprès des investisseurs, au point qu’une dégradation de sa note de crédit ne peut plus être exclue.

Plus récemment, cela s’explique aussi par la hausse des taux sur les obligations d’État allemandes. Cette tendance s’explique à la fois par une amélioration des fondamentaux budgétaires dans les pays du Sud – grâce à une reprise économique plus forte après la pandémie –, mais aussi par une dégradation relative de la position allemande, en raison de ses nouvelles orientations budgétaires.

Cette évolution se lit aussi dans les indicateurs suivis par les investisseurs. L’un des plus parlants, le spread d’asset swap, consiste à comparer le taux auquel un pays emprunte avec un taux de référence interbancaire européen dit « neutre ». L’écart entre les deux donne une mesure de la confiance que les marchés accordent à ce pays par rapport à la stabilité du système bancaire. Plus l’écart est grand, plus le pays est perçu comme risqué. Or, ce spread a eu tendance à s’étendre un peu partout, mais de façon plus marquée en Allemagne. Cela signifie que les marchés commencent à percevoir un risque légèrement plus élevé qu’auparavant, y compris chez ceux qu’on considérait jusque-là comme les plus solides…

L’action du gouvernement de Giorgia Meloni a-t-elle contribué au renforcement de la confiance des marchés, notamment par une gestion budgétaire plus responsable ?

C’est difficile à dire. Le gouvernement Meloni a d’abord hérité d’une situation budgétaire compliquée, notamment en raison du « superbonus », un dispositif de soutien à la rénovation énergétique des logements mis en place après le Covid, particulièrement mal conçu et très coûteux. Meloni n’avait d’autre choix que de le réduire fortement. C’est une source « facile » et non négligeable de réduction des dépenses publiques.

Le gouvernement Meloni semble avoir choisi de faire ces ajustements en coulisses…

Ensuite, le gouvernement a bénéficié d’une dynamique favorable des recettes fiscales. L’inflation, alimentée par la reprise postpandémie et la guerre en Ukraine, n’a pas été compensée par une indexation des tranches fiscales – qui, en Italie, n’est pas automatique. Donc la pression fiscale a mécaniquement augmenté, entraînant une forte hausse des recettes, malgré des baisses d’impôts affichées mais limitées.

S’y ajoutent des améliorations antérieures, qui précèdent le gouvernement actuel, en matière de lutte contre la fraude à la TVA, notamment grâce à la généralisation de la facture électronique, et dont les effets commencent à se faire sentir. Enfin, les investissements publics cofinancés par l’Union européenne ont également accru les recettes, via les impôts payés par les entreprises impliquées dans les marchés publics.

Tout cela a contribué à la réduction du déficit public. Ces résultats positifs tiennent à un mélange de chance, d’effets différés, et une forme de rigueur budgétaire discrète. Je dis « discrète » car le gouvernement Meloni semble avoir choisi de faire ces ajustements en coulisses, sans trop les revendiquer publiquement, sans doute pour éviter d’en payer le prix politique. Fondamentalement, je ne pense pas que Meloni soit réellement attachée à la rigueur budgétaire. Sa priorité est de se maintenir au pouvoir. Mais tant que cet objectif est préservé, elle semble prête à prendre les mesures nécessaires – à condition de rester sous le radar médiatique. C’est peut-être la seule stratégie gagnante, dans un pays où l’opinion publique rejette toute forme de contrainte budgétaire.

L’Italie a longtemps été considérée comme « l’homme malade de l’Europe ». Selon certains commentateurs, ce temps est révolu. Cela veut-il dire que la situation économique du pays est véritablement rassurante ?

Deux éléments jouent en faveur de l’économie italienne. D’une part, les fonds européens ont stimulé l’investissement public et, dans une certaine mesure, privé. Dans un pays où le renouvellement du capital était relativement faible – voire négatif certaines années – cela a permis de soutenir des investissements plus productifs. À terme, cela devrait se traduire par des gains de productivité et une amélioration de la croissance potentielle.

D’autre part, le marché du travail a montré des signes vraiment positifs. Le chômage a reculé et le taux de participation (NDLR : part des personnes en âge de travailler actives sur le marché du travail) a augmenté, ce qui élargit l’offre de travail et soutient là encore la croissance potentielle. Ce sont deux tendances durables.

La France doit absolument réduire ses dépenses courantes via des réformes structurelles.

En revanche, sur le terrain des réformes structurelles, le gouvernement Meloni n’a pas accompli grand-chose. Il y a eu quelques ajustements discrets, sans annonce ni couverture médiatique, mais rien de profond ou de systémique. C’est pour cette raison que je ne partage pas l’optimisme excessif de certains.

Certaines projections de la Commission ou de l’OCDE évoquent un taux de croissance potentielle supérieur à 1 %. Cela me semble irréaliste. Selon mes estimations, cette croissance potentielle se situerait légèrement au-dessus de 0,5 %. C’est plus modeste, mais suffisant toutefois pour poursuivre l’assainissement budgétaire.

En France, la dette dépasse désormais celle de l’Italie en valeur absolue, et la réduction du déficit reste difficile…

Il n’est pas impossible que les marchés, dans le futur, se méfient de la France comme ils se méfiaient de l’Italie il y a dix ans. Mais il faudrait un choc extérieur. Par exemple, si les droits de douane imposés par Trump provoquaient une récession mondiale, et que la demande intérieure ne suffisait pas à compenser, l’Europe pourrait se trouver en grande difficulté. Dans ce cas, les pays les plus fragiles seraient les plus exposés : l’Italie, en raison de son niveau d’endettement élevé, mais aussi la France, dont la dynamique de la dette est préoccupante.

Cela étant dit, pour l’instant, l’attention des investisseurs est ailleurs, et l’Europe n’est pas au cœur de leurs inquiétudes. Ils sont plus préoccupés par les États-Unis, qui augmentent leurs dépenses et leur dette et voient leur crédibilité se dégrader, ou la Chine et l’Allemagne, qui ont augmenté leurs dépenses publiques pour relancer leur économie. À l’inverse, la France et les pays du Sud de l’Europe apparaissent paradoxalement relativement prudents, ce qui joue en leur faveur dans l’immédiat.

En résumé : la France reste vulnérable, mais il n’y a pas, à ce stade, de menace immédiate.

Que devrait faire la France, selon vous, pour enrayer la dégradation de sa situation budgétaire ?

La France doit absolument réduire ses dépenses courantes via des réformes structurelles. C’est la seule voie possible. Bien sûr, c’est facile à dire, mais beaucoup plus difficile à mettre en œuvre, car cela implique de s’attaquer à des sujets très sensibles, comme les retraites, les prestations sociales…

L’objectif devrait être de réformer de manière à maintenir le même niveau de services publics pour les citoyens, mais à un coût moindre. Cela suppose des réformes en profondeur pour améliorer le fonctionnement de l’administration, mieux encadrer les dépenses des collectivités locales…

Je ne conseillerais pas au président ou au Premier ministre de relancer une réforme des retraites immédiatement, tant c’est un sujet explosif chez vous. Mais à terme, elle sera inévitable. En attendant, il faut procéder, morceau par morceau, méthodiquement, en taillant dans les dépenses là où c’est possible.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-07-13 15:00:00

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