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Sous la Coupole, ces discrètes querelles entre les Académies : argent, notoriété et petits secrets

Sous la Coupole, ces discrètes querelles entre les Académies : argent, notoriété et petits secrets


C’est l’Académie française, murmurent les badauds, les flâneurs, les Parisiens, à propos de la Coupole qui trône à l’extrémité du pont des Arts. C’est l’Académie française, renchérissent les bateaux-mouches lors de leurs incessants allers-retours sur la Seine en contrebas. Pourtant, derrière cette majestueuse façade du quai Conti ne se niche pas seulement la « Française », mais cinq académies représentant la fine fleur de la vie intellectuelle hexagonale.

Est-on lundi ? Les Sciences morales et politiques sont en séance. Mardi ? Les Sciences. Puis, les Beaux-Arts, la Française, les Inscriptions et Belles lettres se succèdent jusqu’au vendredi. En fonction des jours y entrent des personnalités comme Guy Savoy ou Bernard Arnault, Amin Maalouf ou Catherine Meurisse, le Prix Nobel Alain Aspect ou l’ancienne coprésidente du Giec, Valérie Masson-Delmotte. Un monde discret, qui n’aime guère parler de lui, fait de rituels et de doctes travaux, de remises de prix et de savantes communications, mais aussi d’amitiés, d’inimitiés et de petits coups vachards.

Cinq cents représentants de la vie intellectuelle s’y croisent (souvent), s’y entraident (parfois), se querellent (régulièrement). Ici, les jalousies et les différends ne s’étalent pas, ils se chuchotent, ils se murmurent. Après tout, n’est-on pas entre personnes bien élevées ? En ces premiers jours de juillet, on remet les derniers prix avant la fin de la saison, on se félicite de cette année marquée par l’achèvement de la 9e édition du dictionnaire, on se désole du décès de Florence Delay, membre de l’Académie française, qui survient après ceux de Pierre Nora, d’Angelo Rinaldi et de Mario Vargas Llosa, on se donne rendez-vous pour les obsèques le lundi suivant à l’église Saint-Germain-des-Prés. L’heure n’est ni aux moqueries, ni aux chamailleries.

Les « vrais » immortels… et les autres

Pourtant, la « Française » comme on l’appelle ici suscite régulièrement l’agacement en raison de son statut, non écrit mais bien connu, de primus inter pares. Certains s’en amusent. Ainsi, il y a quelques mois, l’Académie des beaux-arts a l’honneur d’un documentaire sur Canal + dont le titre – L’Autre Académie – semble réduire à deux les locataires du Quai Conti. Laurent Petitgirard, le secrétaire perpétuel des Beaux-Arts, s’excuse auprès de ses confrères de ce choix malheureux. Non dénué d’humour, un de ses homologues lui rétorque : « L’autre. Après nous, tu veux dire ? » D’autres prennent le sujet beaucoup plus au sérieux. Longtemps, Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de la Française, a refusé que les académiciens des autres disciplines soient désignés comme « immortels ». Au point que lorsqu’une librairie fut créée dans l’aile droite du palais, elle s’opposa au nom Les Immortels ; il fallut se résigner au plus sobre : Librairie de l’Institut. Désormais encore, certains membres de la Française rétorquent à ceux qui leur reprochent leur sentiment de supériorité : « Nous, au moins, le grand public nous connaît. Dans les autres, les gens vous demandent fréquemment : mais vous êtes vraiment des académiciens ? »

Quand on organise des événements communs, c’est du niveau de : qui va payer le micro ?

Première académie de l’Histoire, dont découlent les autres, indifférente aux soubresauts du monde, elle se targue de son immuabilité. « La Française est la plus traditionnelle de toutes, c’est la seule à n’avoir modifié ni sa structure, ni ses effectifs. Mais cela veut dire que l’on n’intègre pas les autres dans nos rituels alors que je souhaiterais qu’on le fît un peu », confirme l’historien Pascal Ory, élu en 2021. Personne ne peut, en effet, assister à ses séances du jeudi après-midi. Pour masquer leur envie, les autres font mine de n’y voir guère d’intérêt : « Ils ne parlent que du dictionnaire quand nous avons des communications sur des sujets destinées à faire avancer la connaissance », glisse l’un d’eux. « La Française est la plus connue et c’est celle qui fait le moins de choses », pique un autre.

Amin Maalouf, le secrétaire perpétuel de l’Académie française dans la cour de l’Institut.

Les confrères un brin rancuniers n’hésitent pas à raconter ces séances récentes où les académiciens ne sont plus que 16 ou 17, les uns étant affaiblis, les autres peu assidus. Ils rappellent volontiers le nombre de sièges vacants et la difficulté qu’a la Française à attirer des profils de qualité pour pourvoir ses 40 fauteuils. Oubliant qu’en dépit de ces critiques et de ces obstacles, sa notoriété et son prestige restent intacts. Le 26 juin, elle a élu Alain Aspect, Prix Nobel de physique en 2022, déjà membre des Sciences depuis 2001. Avant lui, un autre Prix Nobel Jules Hoffmann avait déjà parcouru le chemin reliant le rez-de-chaussée, le couloir des Sciences, au premier étage, siège de la Française. Il ne viendrait à l’idée de personne de faire le chemin inverse. Signe qu’il y a la Française… et les autres.

Quand l’argent s’en mêle

Pas simple dans ces conditions d’œuvrer en commun. Les Sciences, les Beaux-arts et les Sciences morales et politiques ont la réputation de travailler facilement ensemble. Y compris sur des sujets d’actualité, comme les éoliennes il y a quelques années. Plus récemment, les Sciences et les Sciences morales et politiques ont lancé des groupes de travail, l’un sur l’expertise scientifique et la décision politique, un autre sur les problèmes éthiques posés par l’intelligence artificielle. Avec la Française, les échanges sont plus réduits, mais quelques immortels, comme Pascal Ory, Frédéric Vitoux, Dominique Bona ou Jean-Christophe Rufin s’emploient à les faciliter. Les 13 et 14 mars 2026, le centenaire de la naissance de René Goscinny sera l’occasion d’un événement consacré à la bande dessinée réunissant les cinq académies. D’ici quelques mois, un autre, sur la photographie, pourrait s’organiser. « De façon globale, les relations entre académies sont bonnes même si elles pourraient être plus serrées », note Michel Zink, membre de la Française et des Inscriptions et Belles lettres.

Les locaux de l’Institut nécessitent un coûteux entretien, pas facile à financer.

Au moment de prendre des initiatives communes, l’Institut, cette drôle d’entité qui chapeaute toutes les académies tout en ayant l’obligation de leur laisser une autonomie d’organisation, intellectuelle et économique, fait souvent figure d’irritant. « L’Institut tend parfois à agir en son nom, plus qu’en service commun des académies. De trop fréquentes rencontres vastes et pluridisciplinaires finissent par avoir quelque chose de superficiel… Tout le monde peut en faire à Paris », poursuit Michel Zink. « Il faut avoir une lecture politologique de la situation : nous sommes plus une confédération qu’une fédération. Xavier Darcos, le chancelier de l’Institut, prend des initiatives, que les perpétuels tempèrent », nuance Pascal Ory.

Comme souvent, c’est au moment d’aborder les questions d’argent que les crispations émergent. « Quand on organise des événements communs, c’est du niveau de : qui va payer le micro ? », s’amuse un membre au fait de ces échanges. Souvent, on se tourne alors vers l’Académie des beaux-arts. Propriétaire entre autres de la maison et du jardin de Giverny et détentrice des droits moraux de Claude Monet, elle a des caisses bien remplies. Avec ses 41 millions d’euros de budget, elle compte 135 employés quand les moins fortunées de ses consœurs, les Inscriptions et belles lettres et les Sciences morales et politiques doivent composer avec des budgets et des équipes nettement plus réduits. Les Beaux-Arts refusent rarement de payer leur écot. Actuellement, ils participent au financement de l’exposition Les Très Riches Heures du Duc de Berry au château de Chantilly, pourtant propriété du seul Institut. Mais pas question d’aller au-delà de ces coups de pouce ponctuels pour une « maison commune » qui a terminé 2024 avec un déficit de 5 millions d’euros (hors fondations abritées), pour 11 millions d’euros de recettes.

Les besoins sont pourtant incessants. Ainsi, lors d’un récent et violent orage, plus de 450 carreaux ont été cassés dans le bâtiment, dont 20 sous la coupole. Des dépenses non prévues, qui ne peuvent être reportées. Or les académies, qui participent à la gestion de l’Institut via la commission administrative centrale, sont très sourcilleuses lorsqu’il s’agit de trouver de nouvelles recettes. Le principe de la délégation de la gestion de l’auditorium à un prestataire privé a fait l’objet de très longues discussions alors même qu’aucune autre solution, et surtout pas la gestion directe, n’était envisageable. Plus récemment, la proposition de louer une partie du Quai Conti pour un défilé de mode d’une très grande marque de couture a été combattue avec ardeur – et succès – par une académie qui craignait d’être dérangée le jour de sa séance, privant l’Institut d’une substantielle recette. « Le chancelier fait ce qu’il peut, mais solliciter du mécénat ou aller voir l’Etat pour lui demander de l’aide après ce refus, c’est compliqué », regrette un académicien.

Eurovision, frac et Bernard Arnault

Dans ce contexte, chacun préfère se concentrer sur ses petites affaires. Pas toujours simples, surtout lorsqu’il s’agit de choisir les nouveaux entrants. A l’Académie des beaux-arts, l’élection en mai au siège d’Hugues Gall a tourné au grand déballage public. Jusque-là, la règle du secret des candidatures avait prévalu : nul n’avait su qu’un chef d’entreprise aspirant à devenir membre libre parce que mécène n’avait recueilli aucun suffrage ou qu’un artiste avait dû s’y reprendre à plusieurs reprises avant d’intégrer l’auguste académie. Cette fois, les noms de Stéphane Bern, de Philippe Bélaval ou d’Hervé Lemoine et de quelques autres, ont été publiés par le Figaro, au grand agacement de Laurent Petitgirard, le secrétaire perpétuel. Le tout a débouché sur une élection blanche : le favori, Stéphane Bern, n’a recueilli que 25 voix quand il en fallait 28 pour être élu, une partie des académiciens n’ayant pas goûté son omniprésence télévisuelle, en particulier lors de l’Eurovision.

Aux Sciences morales et politiques, la section économie où siègent Michel Pébereau, Jean Tirole ou Dominique Senequier a tendance à ne présenter qu’un candidat au vote de l’ensemble des académiciens quand les autres en « classent » plusieurs. Au risque de déclencher une passe d’armes comme lors de l’élection de Bernard Arnault, au siège laissé vacant par Denis Kessler. Certains jugeaient qu’il avait davantage sa place à l’Académie des beaux-arts en tant que mécène qu’aux Sciences morales et politiques, d’autres réduisant ces opposants à un groupe de « droite radicale » menant un combat d’arrière-garde. Le tout raconté dans la presse alors que le secrétaire perpétuel avait commandé la discrétion. Le calme a fini par revenir, l’élection avoir lieu. Depuis son élection, en décembre 2024, Bernard Arnault a assisté à deux déjeuners et une séance hebdomadaire, donnant aux inquiets de son manque d’assiduité l’occasion de rappeler qu’ils n’avaient peut-être pas tort.

L’Académie des beaux-arts s’est féminisée et rajeunie ces dernières années. Ici, la directrice éditoriale de Vogue Anna Wintour remet à la photographe Annie Leibovitz son épée d’académicienne le 20 mars 2024 à Paris.

Aux Sciences, le processus est beaucoup plus policé, on ne se porte pas candidat, on est choisi. Et les réceptions sont plus simples : elles sont collectives et les habits puisés dans le stock de l’académie, au risque de n’avoir que des gabarits masculins alors que les femmes sont de plus en plus nombreuses. L’académie, qui compte 305 membres, rêve de grossir encore. « La communauté scientifique française dans les sciences exactes et expérimentales contient plus de 100 000 enseignants-chercheurs. Nous voulons représenter un visage fidèle de ce monde. A la Royal Society en Grande-Bretagne, ils sont 2 000 membres », argumente Etienne Ghys, l’un des deux secrétaires perpétuels. Elle n’exclut pas, demain, d’accueillir aussi des représentants des sciences humaines, mais aborde la réflexion avec prudence pour ne pas irriter les Sciences morales et politiques dont c’est la vocation.

L’Académie des inscriptions et belles lettres a la réputation d’être un monde un peu à part. Le nouvel académicien n’y est pas accueilli sous la coupole et ne porte pas l’habit, mais un frac loué pour l’occasion, il est conduit par le perpétuel qui le tient par le petit doigt dans un rituel dont on a perdu l’origine. Dans ce lieu qui a la réputation d’être « un club de purs intellos » – dixit un confrère –, les travaux ne sont pas intelligibles du commun des mortels. « J’ai assisté un jour à une séance, c’est très pointu. En écoutant le premier orateur, j’avais l’impression d’être inculte. Et quand le second s’est exprimé, c’est le premier qui, assis à côté de moi, m’a avoué être perdu », raconte un auditeur extérieur. Lorsque l’Institut et l’Académie des sciences ont proposé d’organiser une rencontre autour de la découverte de la sépulture de Joachim du Bellay lors des travaux de Notre-Dame de Paris, les Inscriptions et Belles lettres ont décliné. « Je ne sais pas ce que nous serions allés y faire. ‘Heureux qui comme Ulysse’n’intéressait guère les autres et nous, les os… », tranche un académicien.

Quand la politique s’invite…

Mais c’est sur les sujets politiques que le consensus a le plus de mal à émerger. Régulièrement, l’une ou l’autre des académies lance un combat qui lui est cher. En solo, la plupart du temps. Les Beaux-Arts ont par exemple combattu le pass Culture et milité en faveur du retrait des anneaux olympiques de la tour Eiffel. La Française a, à plusieurs reprises, appelé à la libération de Boualem Sansal. Aux Sciences morales et politiques, une réflexion sur la fin de vie a été lancée mais ses conclusions n’ont pas été rendues publiques tant les divergences étaient grandes. Parfois, les tensions franchissent les murs du Quai Conti. Il y a quelques mois, Chantal Delsol, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, demande, et obtient, l’autorisation d’utiliser une salle du palais pour organiser un colloque consacré au climat. Problème, un intervenant est un climatosceptique. A l’Académie des sciences, où l’on n’a aucune envie de revivre les années Allègre, connu pour ses dénégations du réchauffement climatique, on s’inquiète de ce colloque. Ailleurs, certains minimisent : l’entrée se fait par la rue Mazarine, à l’arrière de l’Institut, il ne s’agit pas vraiment d’un événement de la maison. Mais à l’Académie des sciences morales et politiques, on reconnaît l’erreur, en particulier l’utilisation du logo de la maison sur la communication du colloque, trop tard, le mal est fait.

Le président de la République est le protecteur de l’Institut de France (ici Emmanuel Macron, Amin Maalouf et Xavier Darcos en novembre 2024).

Le soutien apporté par l’Institut de France, via Xavier Darcos, à un colloque organisé par une fondation abritée, répondant au nom de Kairos et créée en 2020 par Anne Coffinier, ardente militante de l’enseignement libre, a lui aussi semé le doute. Un premier événement organisé en 2021 n’avait guère suscité d’émoi, le nom d’Anne Coffinier n’apparaissait alors pas dans le programme. Mais avec l’édition du mois de mai, qui a donné lieu à plusieurs articles sur le profil de la directrice de la fondation, la gêne était patente, y compris parmi les défenseurs de Xavier Darcos. Evoquée avant l’été lors de l’assemblée générale de l’Institut à laquelle tous les académiciens (sauf ceux des Sciences limités à 50) peuvent participer, la question a été rapidement balayée. Elle fait désormais l’objet d’un très prudent silence. « J’ai l’impression qu’on s’est mis dans une situation délicate », soupire un académicien.

La situation est d’autant plus complexe que plane déjà à l’Institut un immense non-dit autour de Xavier Darcos. Beaucoup reconnaissent à celui qui a été élu chancelier en 2018 d’avoir professionnalisé les pratiques de l’Institut après les très critiques rapports de la Cour des comptes – le dernier date de 2021. Mais les mêmes sont gênés par sa condamnation en avril 2024, à un an de prison avec sursis et à trois ans d’inéligibilité pour avoir recruté à l’Institut l’un de ses collaborateurs sans signaler qu’ils avaient des affaires en commun. Il a reconnu son erreur, il a d’ailleurs opté pour la procédure de la reconnaissance préalable de culpabilité, mais assure que l’inéligibilité ne s’applique pas à son mandat de chancelier. Dans la maison, l’incertitude règne sur ce point, mais beaucoup évoquent un chancelier, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, fragilisé par cette condamnation.

La situation risque de se tendre encore davantage lors des prochaines échéances politiques. En juillet 2024, entre les deux tours des élections législatives, alors que plane la possibilité d’une majorité absolue autour du Rassemblement national, l’Académie des sciences lance un appel à « la vigilance de nos concitoyens et de nos élus quant au respect des valeurs et principes que porte la science ». Devinant une divergence d’appréciation avec ses consœurs réputées plus conservatrices, elle assume seule l’initiative. Mais elle pourrait une nouvelle fois jouer les mouches du coche en 2027. Car l’Académie des sciences a une autre particularité : on peut en démissionner. « Imaginez que demain, nous ayons un président de la République d’extrême droite et que certains des Sciences démissionnent en disant qu’ils ne veulent pas d’un tel protecteur. Que deviendront les autres ? Des ‘jaunes’ ? », regrette un membre d’une autre académie condamné à l’immortalité peu importe le sens du vent politique. Avant d’ajouter : « Je considère au contraire que, dans ce cas de figure, nous devrions être un lieu de résistance. » Les débats ne font que commencer.



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Author : Agnès Laurent

Publish date : 2025-07-27 16:00:00

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