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« Face à Trump, l’Europe a plus d’un tour dans son sac… » : l’optimisme du chercheur Erik Jones

« Face à Trump, l’Europe a plus d’un tour dans son sac… » : l’optimisme du chercheur Erik Jones

C’est à Turnberry, sur les côtes écossaises, qu’un nouvel acte du feuilleton commercial initié par Donald Trump en avril dernier s’est joué. Ce dimanche 27 juillet, le président américain et Ursula von der Leyen ont scellé un accord fixant à 15 % le taux des droits de douane sur les importations européennes. Fidèle à lui-même, Donald Trump n’a pas manqué d’emphase et s’est félicité du « plus grand deal » jamais conclu en matière de commerce entre les deux rives de l’Atlantique. Les Européens, eux, ont préféré jouer la carte du pragmatisme. Point de triomphalisme, mais plutôt le soulagement d’avoir évité le pire. En l’absence d’accord, un taux de 30 % serait entré en vigueur à partir du 1er août. C’est ce qu’a d’emblée rappelé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, pour qui « 15 %, ce n’est pas négligeable, mais c’est le mieux qu’on pouvait obtenir ».

En France, les réactions sont plus sévères, et traversent l’ensemble de l’échiquier politique, de LFI au RN en passant par le camp présidentiel. La charge la plus forte est venue du Premier ministre François Bayrou qui a déploré un « jour sombre » où l’Union européenne s’est résolue « à la soumission ».

Erik Jones, directeur du Centre Robert Schuman à l’European University Institute et chercheur non-résident au Carnegie Endowment For International Peace, a une vision plus optimiste de cet accord. Selon lui, ceux qui y voient un renoncement et une défaite cuisante de l’Union européenne se trompent : Ursula von der Leyen, rappelle-t-il, n’avait tout simplement pas les moyens d’un affrontement frontal. Surtout, « contrairement aux apparences, l’Europe a plus d’un tour dans son sac », assure ce spécialiste d’économie politique européenne et internationale. Entretien.

L’Express : Ursula von der Leyen a présenté cet accord comme étant le fruit d’un « compromis », solution la moins mauvaise pour l’Union européenne compte tenu du contexte. Qu’en pensez-vous ?

Erik Jones : Elle n’a pas tort, dans la mesure où l’Europe obtient quelque chose à mi-chemin entre ce qu’elle aurait souhaité dans un monde idéal, et le scénario catastrophe qu’elle voulait éviter en cas d’absence d’accord. S’agissant de Donald Trump, ce « deal » lui convient parfaitement parce qu’il peut le présenter comme une victoire pour les États-Unis, même s’il ne correspond pas à sa position initiale maximaliste.

Mais au sens classique des négociations commerciales, cela n’a rien d’un compromis, tant cet accord est marqué par l’asymétrie de puissance entre les deux rives de l’Atlantique.

La stratégie d’Ursula von der Leyen interroge. Certains, notamment en France, pensent qu’il aurait fallu rentrer davantage dans le rapport de force…

Pour en juger, il faut commencer par se demander, concrètement, quels étaient les leviers dont disposait la présidente de la Commission européenne dans cette négociation. Avait-elle véritablement les moyens de faire suffisamment pression sur certains acteurs économiques américains, au point de pouvoir contraindre Donald Trump à des concessions durables… Personnellement, j’en doute.

Je ne sais pas si l’Union européenne avait de quoi taper assez fort et assez vite pour obtenir un recul de la part du président américain.

Bien sûr, il ne faut pas prendre les « bully » comme Trump à la légère. Et souvent, il est vrai que ce genre de personnages s’arrêtent quand on s’engage vraiment dans un rapport de force. Mais dans ce cas précis, je ne sais pas si l’Union européenne avait de quoi taper assez fort et assez vite pour obtenir un recul de la part du président américain.

Et contrairement aux apparences, l’Europe a plus d’un tour dans son sac, puisque cet accord s’inscrit dans une stratégie plus large qui consiste à réduire la dépendance européenne à l’accès au marché américain. C’est une orientation formulée à l’époque dans les rapports Draghi et Letta et que l’Union européenne semble commencer à suivre depuis le retour de Trump au pouvoir.

En France, l’ensemble ou presque de la classe politique s’est opposé à l’accord, présenté comme une défaite cuisante pour l’Union européenne…

Je n’ai cessé d’écrire, ces dernières années, sur la nécessité de fracturer la coalition économique qui soutient Trump, en cherchant à rallier à l’Europe tous les partisans du libre-échange, tous ceux qui sont hostiles à la Chine, afin de faire pression sur la Maison-Blanche. Je comprends la position des élites françaises sur ce dossier, mais à leur différence, je doute que l’alternative – tenir tête frontalement aux États-Unis – permette d’obtenir ce que la France recherche réellement, c’est-à-dire la baisse des droits de douane, la protection de certains secteurs économiques comme l’agriculture, le maintien de ses normes sanitaires et phytosanitaires… Il me semble évident que dans l’état actuel des choses, la France et l’UE ne peuvent parvenir à leurs fins en optant pour un conflit commercial ouvert avec l’administration Trump.

Et à nouveau, ce qui a été annoncé dimanche n’a rien d’un accord commercial. Cela n’en a ni l’allure, ni le contenu. Il s’agit de retrouver un peu de stabilité en empêchant le président américain de modifier sans cesse les barèmes de droits de douane. Et il est de toute façon trop tôt pour porter des jugements tranchés sur cet « accord », y compris un jugement favorable, car rien ne dit que la semaine prochaine, Donald Trump ne se réveillera pas un matin avec la soudaine envie de revenir à un taux de 30 %. La prudence doit être de mise, et il faut rester attentif à la manière dont la situation va évoluer.

L’économiste Olivier Blanchard, chercheur au MIT, a dénoncé un « deal complètement inégalitaire », regrettant surtout une « opportunité manquée » pour l’UE de faire front uni… Était-il possible, selon vous, d’obtenir un accord plus favorable ?

Je ne crois pas, en raison de l’asymétrie de pouvoir que j’évoquais. Et cette asymétrie ne concerne pas seulement l’Europe face aux États-Unis, mais aussi le fonctionnement même du pouvoir américain, puisqu’on a en face de nous une administration présidentielle très peu encadrée par le Congrès, et soutenue ouvertement par les tribunaux.

C’est une autre raison d’ailleurs pour laquelle on ne peut parler d’accord commercial, car aux États-Unis, un accord commercial doit être validé par le Congrès, ce qui n’est pas le cas ici. En réalité, Trump se repose sur une interprétation somme toute très discutable du droit d’urgence accordé au pouvoir exécutif. Pour l’instant, la chose la plus intelligente à faire est de suspendre notre jugement. Le Congrès doit encore se prononcer et la mise en œuvre reste incertaine.

Il reste donc encore une marge de manœuvre côté européen pour négocier un accord plus favorable ?

Oui. Mais cela ne dépend pas du seul pouvoir des Européens. Car le problème est qu’on ne « négocie » pas une meilleure relation avec les États-Unis. Soit elle l’est, soit elle ne l’est pas. À l’heure actuelle, elle est plus dégradée qu’elle ne l’a jamais été dans l’histoire récente, et il faut être lucide : aujourd’hui, à la Maison-Blanche, beaucoup ne veulent tout simplement pas d’une meilleure relation avec l’Europe. Il faudra donc attendre que des personnes de bonne volonté, des deux côtés de l’Atlantique, fassent émerger une nouvelle dynamique.

Cela ne veut pas dire pour autant que l’UE ne possède aucune marge de manœuvre. Sur le plan de la négociation elle-même, l’accord reste encore largement à définir. On connaît le chiffre – 15 % – mais on sait aussi que certains secteurs et entreprises bénéficieront de traitements particuliers. Autrement dit, ce qui ressemble aujourd’hui à un mauvais accord pourrait s’avérer, in fine, moins défavorable. Le scénario inverse – celui d’un accord encore plus défavorable à l’avenir – n’étant pas non plus à exclure complètement. Dans ce cas, peut-être que l’Union européenne devra envisager une autre voie que celle de la négociation.

Donc aujourd’hui, le destin des Européens dépend grandement de l’évolution de la situation politique aux États-Unis ?

Ursula von der Leyen a négocié avec les mains liées.

Oui, mais cela ne veut pas dire que les Européens n’ont aucune responsabilité dans la situation actuelle. L’Europe aussi a besoin de changer. Prenons l’exemple de « l’instrument anti-coercition », conçu précisément au moment de la première présidence Trump. S’il n’a pas été activé, c’est parce qu’il n’y avait pas d’unanimité au Conseil de l’Union européenne.

Donc c’est une chose d’appeler à une Europe plus ferme et offensive, mais encore faut-il lui en donner les moyens juridiques. Or, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ursula von der Leyen a négocié avec les mains liées, car le Conseil ne lui a pas donné l’autorité nécessaire pour défendre pleinement la politique commerciale extérieure commune. C’est pour cette raison que les critiques se concentrant sur sa personne me semblent injustes. Elles devraient plutôt viser le Conseil de l’Union européenne que la présidente de la Commission.

Nombre de commentateurs espéraient que le désengagement de Donald Trump des affaires européennes pousserait les Européens à s’unir et à dépasser leurs clivages. Cet accord ne risque-t-il pas, au contraire, d’accentuer les fractures au sein de l’Union ?

Le scénario catastrophe d’une Europe qui se divise en intérêts concurrents n’est pas à exclure, mais je crois davantage dans le scénario inverse. Et il y a des précédents. Prenez les années 1980, l’UE était confrontée à des menaces économiques comparables, et elle a su réagir collectivement en élaborant une nouvelle stratégie pour affronter le monde extérieur. Quinze ans plus tard, l’Europe était dotée de la plus grande économie intégrée au monde, et était devenue un acteur incontournable des négociations commerciales.

Je me permets de souligner au passage qu’à cette époque, l’Europe n’affichait pas d’excédent courant massif. Sa stratégie de croissance n’était pas fondée sur les exportations, et cela lui donnait, paradoxalement, plus de solidité. Si l’UE choisit de dépendre du reste du monde pour écouler sa production manufacturière, elle ne peut pas s’étonner ensuite d’être vulnérable aux décisions de ce même monde, notamment lorsque ses partenaires commerciaux décident de modifier les conditions d’accès à leurs marchés.

Malgré ce climat ambiant morose, vous êtes donc plus optimiste…

Oui, plutôt. L’Europe produit des rapports, invente du jargon, et enchaîne les « petites » décisions. Vu de l’extérieur, cela a tous les traits d’une bureaucratie incontrôlable. Mais cela vient d’une méconnaissance de la complexité du système européen, où il faut coordonner des ministères de 27 États souverains, ce qui est incroyablement difficile !

Dans quinze ans, le changement sera spectaculaire.

Ce qu’il faut saisir, c’est que ces rapports, ce jargon, cette accumulation de textes réglementaires, c’est précisément la manière dont l’Europe commence à réorienter en profondeur son processus d’intégration. C’est cette multitude de décisions modestes qui, mises bout à bout, transforment progressivement l’Union. C’est exactement comme cela que s’est construit le marché unique, à la fin des années 1980. Il y a eu beaucoup de rapports, de jargon, de décisions techniques. À l’époque, personne n’anticipait à quel point ces petits pas allaient, quinze ans plus tard, bouleverser l’Europe.

Faire bouger un paquebot comme l’Union européenne prend du temps, et certains ont raison de dire que nous n’avons peut-être pas quinze ans devant nous. Cependant, même si l’on a l’impression, aujourd’hui, que l’Europe n’est pas à la hauteur, en réalité, le mouvement est déjà enclenché et les effets se feront sentir bien plus vite qu’on ne l’imagine. Dans quinze ans, le changement sera spectaculaire.

Que répondriez-vous à ceux qui disent que cette bureaucratie est l’une des causes du décrochage de l’Europe ?

Que certes, l’UE est bureaucratique, mais que c’est justement une de ses grandes forces ! Je sais que cette idée va en faire sourire certains, mais permettez-moi de rappeler que c’est la bureaucratie qui a transformé les royaumes féodaux en États-nations modernes, en leur permettant de financer, de construire et d’équiper d’immenses armées, puis d’administrer les économies qui sont la source d’une véritable puissance mondiale. Si l’Allemagne a représenté une telle menace pour la sécurité européenne à la fin du XIXe siècle, c’est parce qu’elle disposait d’excellents bureaucrates ! Bien sûr, toute bureaucratie n’est pas bonne par principe, mais l’absence de bureaucratie, c’est pire !

La question n’est donc pas de savoir si l’Europe est trop bureaucratique, mais plutôt de se demander si les Européens l’utilisent correctement. Et je crois qu’ils vont dans la bonne direction, tandis que je ne suis pas certain qu’on puisse en dire autant des États-Unis…



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-07-29 11:00:00

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