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Arnaques dans les galeries d’art contemporain : de Paris à Saint-Tropez, enquête sur un juteux business

Arnaques dans les galeries d’art contemporain : de Paris à Saint-Tropez, enquête sur un juteux business

Saint-Tropez, ses plages, sa vie nocturne, sa jet-set, son petit port, ses yachts, ses cafés. Et ses nombreuses galeries d’art comme celle du quai Gabriel-Péri, située à 150 mètres du célèbre Sénéquier. « Nous étions au mois d’août, on déambulait tranquillement lorsque l’on a été subjugués par une sculpture de César, se souvient Sophie Courrière (1) durant son audition lors du procès qui s’est tenu en mai 2024. C’était notre anniversaire de mariage. »

Le vendeur, « tiré à quatre épingles », accueillant le couple, se montre affable et séducteur même si le montant affiché (35 000 euros) paraît « inabordable », puis enchaîne : « Dans cette pièce, la plupart des objets appartiennent à une riche descendante de la famille Pastor de Monaco. Sans héritier, elle se sépare de quelques objets pour s’acquitter des frais de succession. Je peux peut-être négocier le prix. » Devant la moue intéressée de ses clients, le garçon prend son téléphone. Au bout du fil, une voix à peine audible. Deux, trois formules de politesse, les enchères commencent. Puis s’achèvent rapidement. « La vendeuse trouve votre dernière offre de 8 756 euros très atypique, cela l’a fait sourire. Elle accepte. » Madame Courrière n’en croit pas ses oreilles et finit par avoir un éclair de lucidité : « Etes-vous certain qu’il s’agit d’un vrai César ? » Réponse du tac au tac : « Madame, tout de même, nous sommes à Saint-Tropez. Ici, on ne peut pas faire n’importe quoi. Mais si vous avez le moindre doute, surtout n’achetez pas. »

Les faux sont un fléau

Les Courrière ont acheté. Et ils sont 112 autres à l’avoir fait, pour un préjudice estimé à 2,6 millions d’euros. Le montant des arnaques par victime oscille de moins de 10 000 à plus de… 800 000 euros ! « Il s’agit de l’une des plus importantes affaires de faussaires de ces dernières années par son ampleur, le profil de ses protagonistes, les faits – escroquerie et contrefaçon en bande organisée, blanchiment aggravé, blanchiment de fraude fiscale -, et la durée de l’enquête », énonce le colonel Hubert Percie du Sert qui dirige l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), un service de la police judiciaire regroupant une trentaine de spécialistes (2).

Fait assez rare, les escrocs sont passés en comparution immédiate. « Il fallait mettre un terme à ce commerce qui se développait de façon exponentielle, tonne Thierry Maillard, le directeur juridique de la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (ADAGP) qui, à l’instar de la Sacem dans le domaine musical, gère les droits de quelque 260 000 artistes et de leurs ayants droit. Dans le milieu de l’art contemporain, les faux sont un fléau. Il faut urgemment légiférer sinon, on va continuer à se battre contre des moulins. »

Un long travail d’enquête

L’affaire baptisée « Faussaires 40 » par les inspecteurs de l’OCBC commence il y a quelques années. « A l’origine, une information judiciaire est ouverte par le parquet de Valenciennes avec des faits de charriage, c’est-à-dire un groupe d’individus qui fait miroiter des gains faciles en achats-reventes rapides d’objets d’art », raconte l’adjudant-chef de gendarmerie Morgan. Un premier rapport judiciaire est produit le 18 janvier 2021 permettant d’identifier les protagonistes : quelques individus d’une même famille, les Barriquès – issus de la communauté des gens du voyage. Le dossier change de dimension, le parquet de Valenciennes cède la place à celui de Nanterre et les spécialistes de l’OCBC le prennent en main : ils se concentrent sur les « vitrines » de ces activités de charriage, à savoir des galeries éphémères qui se posent dans les endroits chics un peu partout en France.

Commence un long travail d’enquête qui va durer quasiment deux ans, faits de filatures, d’écoutes téléphoniques, de géolocalisations, d’envois d’inspecteurs dans les galeries pour repérer les lieux, noter les va-et-vient, décrypter le modus operandi des vendeurs ou encore observer les œuvres présentées et relever les faux certificats d’authenticité. « Parallèlement, notre travail a consisté à évaluer le nombre de victimes et à entrer en contact avec elles, explique Estelle Stamm, l’adjointe au chef de l’OCBC. Avec un double objectif : quantifier le préjudice et, le moment venu, saisir les comptes bancaires des escrocs. »

Des victimes qui se disent « humiliées »

La plupart des victimes tombent des nues au moment de l’appel des enquêteurs lorsqu’elles s’aperçoivent du subterfuge, comme Corinne Pham, lisant à haute voix la facture, avant de blêmir : « Œuvre à tirage multiple d’après l’œuvre originelle de Niki de Saint Phalle, portant la signature Niki de Saint Phalle, numérotée 15/20. » Beaucoup se disent « humiliées » a posteriori parce qu’elles pensaient avoir fait une bonne affaire. « J’ai plongé en achetant un triptyque de Roy Lichtenstein, raconte Thierry Legrix. Le lieu inspire confiance, comme le vendeur ou la mise en place. Il faut l’admettre, rien n’est rationnel dans ce milieu, tout se passe sur un coup de cœur. »

Il arrive aussi que les escrocs commettent de gros impairs, par exemple en vendant plusieurs fois la même lithographie. Une mésaventure qu’a connue Gilles Parquet, acquéreur en novembre 2019 d’un Miro, intitulé L’automobiliste à moustaches sur laquelle il est retombé, par hasard, dans la même galerie de Saint-Tropez deux ans plus tard. Mais la palme des filouteries revient à des erreurs d’orthographe sur la signature des artistes. Avec une méconnaissance assez crasse, l’un des vendeurs de la galerie de Saint-Tropez a pu signer ici un Chagall, « Charral », ou là un Picasso… « Picaço ». Tout en répondant au visiteur qui lui faisait remarquer l’erreur avec un aplomb magique : « Il arrivait au génie espagnol de ne pas signer ses toiles ou, après un abus d’alcool, de ne pas bien écrire son nom. »

Cependant, les membres de la famille Barriquès n’ont rien d’amateurs. Et pour convaincre leurs clients les plus sceptiques, ils ont une botte secrète : à ceux qui les interrogent sur l’authenticité des œuvres, ils promettent un certificat d’authenticité délivré par un expert. C’est là qu’intervient Christian Malbruneau, 73 ans, qui affirme travailler pour les Amis du château de Versailles. Il est difficile pour les enquêteurs de mesurer la complicité et le montant de ses émoluments de ce personnage obscur. « Outre les faux certificats qui, la plupart du temps sont des odes aux artistes, il percevait aussi un intéressement sur les ventes lorsqu’il jouait la comédie au téléphone. Exemple, à la cliente qui s’interroge sur l’une des fameuses lithographies mal orthographiées, il déroule sans ciller : « J’ai bien connu Chagall et s’il y a une erreur sur le nom, c’est lié à une mauvaise interprétation des étudiants du Centre Pompidou ». La sentence souvent attribuée à l’essayiste Pierre Restany pourrait avoir été écrite pour Malbruneau : « Un marchand d’art, c’est un escroc qui est inscrit au registre du commerce. »

De grands établissements qui ferment les yeux

La justice se montre souvent clémente vis-à-vis des escrocs en matière d’art. « Dans ces affaires, les peines ordonnées restent peu dissuasives, surtout si l’argent a disparu », souligne Elena Velez de la Calle, avocate de plusieurs parties civiles. De fait, démontrer la gravité des faits et cibler les protagonistes a demandé beaucoup de moyens et d’efforts aux enquêteurs. Très vite, courant 2021, tout se focalise autour du père Barriquès, Jean-Noël, beau gosse, belle prestance, la cinquantaine triomphante, mais aussi multirécidiviste et multicondamné. Il tient boutique à Neuilly-sur-Seine d’où il organise le business. La famille a créé trois ou quatre galeries fixes, bien fournies, situées dans des villes riches – Paris, Neuilly, Cannes et surtout Saint-Tropez – où elle se donne une assise financière et vend les plus belles pièces ; puis, tout au long de l’année, elle organise des « galeries éphémères » et des expositions à travers le pays qui lui permettent « d’améliorer » son quotidien : Saint-Tropez, Cannes donc, mais aussi Dijon, Lyon, Dinard, Honfleur, Le Touquet, La Baule, Nantes, Rouen, etc.

A chaque fois, comme l’a montré la géolocalisation de leurs lignes téléphoniques, les membres de la famille, à savoir les deux frères, Kevin et Laurent, âgés respectivement de 24 et 27 ans, accompagnés parfois de comparses, s’installent dans les plus beaux hôtels ou palaces pendant quelques jours. « On se demande d’ailleurs comment les directeurs de ces établissements de prestige ont pu aussi impunément se montrer complices de ces activités, s’agace Grégoire Durand, avocat de l’une des parties civiles les plus lésées. Tous les plaignants l’ont souligné : ils avaient confiance parce que les ventes se faisaient dans des endroits luxueux. » Là, les escrocs déballent leur camelote : tableaux, sculptures, mais surtout lithographies. « La plupart sont des « multiples d’après l’œuvre originale », c’est-à-dire des posters numérisés parfois de belle facture, réalisés à l’étranger via des sites en ligne », explique Thierry Maillard de l’ADAGP. Comme l’admettra Laurent Barriquès durant le procès, ces impressions proviennent des sites « Allposters » ou « Ebay USA » sur lesquels il n’hésitait pas à apposer une signature grâce à un simple tampon.

A la rentrée de septembre 2021, les limiers de l’OCBC concentrent leurs efforts autour des galeries « fixes » avec une série d’opérations de surveillance. À Cannes, ils identifient le plus âgé des frères Barriquès (21 septembre), puis le père à Neuilly (18 octobre), où ils notent aussi le passage du pseudo-expert Christian Malbruneau. Mais c’est à Saint-Tropez que se fait la plus grosse activité. Au point que les Barriquès, qui ne peuvent se démultiplier, ont engagé deux vendeurs. Toute la famille l’ignore, mais elle est sur écoute et fournit de nombreuses informations sur l’organisation du trafic : comment faire parvenir un certificat, déplacer telle ou telle pièce, où trouver une fausse sculpture, vérifier l’état des stocks, ou encore rire de leurs méfaits comme à propos de trois petits tableaux vendus 3 800 euros : « Des merdes, de toute façon des machins bons à jeter à la poubelle. » Durant la saison estivale 2021, les Barriquès ont fait le plein. Jamais leur business n’a été aussi juteux. Ils se sentent même pousser des ailes : le 25 septembre, Kevin appelle son père pour lui dire qu’un client voulait racheter la galerie pour 3,5 millions d’euros. Jean-Noël rétorque qu’il est fier de son fils.

A ce rythme-là, ils commencent aussi à commettre quelques impairs. Notamment en matière de train de vie. Kevin Barriquès, le plus jeune de la fratrie, à peine son permis de conduire en poche, n’hésite pas à se balader en Ferrari à Cannes ou à Saint-Tropez. Durant le procès, son avocat expliquera qu’il s’agissait d’un prêt d’une agence de location sous prétexte que son client menait une existence mondaine. Sacré Kevin, dont les écoutes téléphoniques montrent que lorsqu’il a une petite fringale, il effectue une réservation chez Guy Savoy pour six personnes ; ou qu’il fait état d’une facture de 6 500 euros en espèces pour un séjour de quinze jours au Japon. Et comme les voyages forment la jeunesse, les enquêteurs jettent un coup d’œil sur son compte Instagram pour constater qu’il aime visiter les capitales les plus bling-bling de la planète – Las Vegas, Marrakech, Mykonos, etc.

Selon la trame dessinée par les enquêteurs, l’essentiel de l’argent issu des ventes dans les galeries fixes, surtout la plus rentable de Saint-Tropez, se retrouve dans les comptes d’une entité, la Société artistique de distribution, (SADD) domiciliée à Aix-en-Provence, aux contours volontairement flous. « Il s’agit là de la partie émergée de l’iceberg, à savoir les sommes qui se trouvent en France (environ 700 000 euros), explique Estelle Stamm. Mais nos investigations bancaires ont montré de nombreux flux financiers en direction de trois autres pays – Suisse, Luxembourg et Lituanie – qui nous laissent penser que les Barriquès sont très riches. » Difficile pourtant de poursuivre le travail hors de l’Hexagone. Les policiers en conviennent : « A un moment, il faut arrêter d’enquêter et passer à l’étape d’après », assure Hubert Percie du Sert.

Des perquisitions simultanées

Il fait froid en ce matin du 13 septembre 2023. Surtout à 6h30. Les membres de l’OCBC, aidés par le Groupe interministériel de recherches (GIR 92) et des hommes de la gendarmerie lancent une opération de « perquisitions sèches » au domicile des Barriquès à Bougival, chez leurs vendeurs, dans des boxes d’entrepôt ou encore à la galerie de Saint-Tropez. « Il fallait procéder de façon simultanée pour ne pas leur laisser le temps d’organiser une riposte », se souvient Estelle Stamm qui se charge de la demeure familiale. Les enquêteurs investissent d’abord une maison cossue à l’extérieur comme à l’intérieur où ils découvrent vêtements, alcool et électroménager de luxe. D’abord surpris, Jean-Noël, le père, et ses garçons accueillent les officiers sans opposer de résistance. « En quelques minutes, la situation est figée et le travail de fouille peut commencer. C’est un moment crucial qui permet de mettre de nombreux objets sous scellés : certificats d’authenticité, cartes bancaires, copie de tableaux, sérigraphies, etc. », détaille l’adjointe au chef de l’OCBC. Mais aussi les clefs de la Ferrari et un MacBook. Poliment, les Barriquès nient en bloc avec une mauvaise foi désarmante. Le trousseau de la Ferrari ? La mère assure être une simple collectionneuse de… clefs. L’ordinateur posé au milieu du salon ? Il n’appartient à personne. D’ailleurs son (précieux) contenu où devaient être répertoriées les opérations financières sera effacé à distance… Seul un des fils émet une protestation lorsque les policiers s’approchent d’une camionnette : « Elle n’est pas sur le terrain de la demeure que vous perquisitionnez. » Pas de chance, l’OCBC a anticipé le subterfuge en visant non pas une adresse, mais en s’appuyant sur les différentes parcelles cadastrales. Bingo, ils tombent sur de multiples fausses œuvres d’art, signées Arman, Bacon ou Haring qui serviront de pièces à conviction durant le procès.

« Il nous a fallu de longues semaines pour effectuer les analyses bancaires, faire les expertises, avant de placer la famille Barriquès en garde à vue », explique Morgan. Comme pour la perquisition, les interrogatoires se sont déroulés de façon courtoise. Séduire un client, se faire passer pour un expert au téléphone, répondre à nos questions, tout cela fait partie d’un jeu d’acteur qu’ils maîtrisent parfaitement. » Chez ces gens-là, il y a du Audiard. Quelque chose à mi-chemin entre Max le débonnaire pour le côté clan et les Tontons flingueurs pour la légèreté affichée. Le procès des accusés va durer trois jours, du 29 au 31 mai 2024. « Ils se croyaient dans leur propre documentaire Netflix », se souvient l’avocat Grégoire Durand. Extraits : Interrogé sur un bronze vendu à l’une de ses clientes, le fils Kevin répond narquois : « Si elle a acheté ça, c’est qu’elle s’est fait arnaquer. » A la présidente qui le coupe pour l’interroger, Jean-Noël hurle : « Laissez-moi parler ! » A un mot glissé par Laurent à la procureure dans un rare moment de silence dans la salle, celle-ci rétorque de vive voix : « Vous êtes à deux doigts de l’outrage à magistrat ! » L’un des témoins, Thierry Legrix, jette un regard glacial à la famille assise dans les tribunes publiques : « Ils sont ensemble, se déplacent en bande, s’habillent de la même façon, avec la même coupe de cheveux, les mêmes blousons. Une vraie caricature de manouches. » Le mot est lâché. Les peines aussi : trois à quatre ans ferme pour les principaux accusés, jusqu’à 400 000 euros d’amende et une interdiction d’exercer la profession de marchand d’art à titre définitif. Tout cela semble glisser sur les condamnés. « Ils ont organisé leur insolvabilité si bien que les victimes ne seront jamais indemnisées à hauteur du préjudice, conclut un des avocats. Les Barriquès feront quelques mois, sortiront et recommenceront. Il n’y a qu’à voir l’attitude du père en patriarche : il accepte la sentence, assume les conneries. Ce qu’il ne supporte pas ? Il estime être condamné très lourdement non pour ses méfaits, mais parce qu’il fait partie de la communauté des gens du voyage. » Au moment de quitter la salle, bravache, il lance aux avocats des parties civiles : « Vous allez vous en mettre plein les poches ! » Un sourire, menottes aux poignets, fourgon carcéral. Retour à la case prison.

(1) Les noms propres à l’exception de ceux des enquêteurs et des avocats, ont été modifiés.

(2) L’OCBC qui fête cette année son cinquantenaire traque les voleurs d’objets d’art comme les faussaires en France mais aussi à l’étranger. Elle lutte principalement contre la criminalité organisée en matière de vols, de recels et de pillages de bien culturels dans des secteurs aussi variés que l’archéologie, la disparition de manuscrits, de livres ou de cartes, les vols dans les musées ou chez les particuliers (châteaux, manoirs) ou encore les ventes dans les salles des enchères.



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Author : Bruno Cot

Publish date : 2025-08-06 13:03:00

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