L’Express

« Un nouveau choc politique serait dramatique » : le budget 2026 passé au crible par Emmanuelle Auriol

« Un nouveau choc politique serait dramatique » : le budget 2026 passé au crible par Emmanuelle Auriol

Distinguée dans le monde entier pour ses travaux en économie, Emmanuelle Auriol est l’une des figures de l’école toulousaine présidée par le Prix Nobel Jean Tirole. Face à l’extrême dégradation de nos finances publiques, elle met en garde sur les conséquences qu’un énième refus d’obstacle pourrait avoir sur l’épargne des Français.

L’Express : François Bayrou parle de « dernière station avant la falaise », de « moment de vérité », de « menace grave et imminente ». La France est-elle vraiment, sur le plan de ses finances publiques, à la croisée des chemins ?

Emmanuelle Auriol : Le Premier ministre n’a pas tort de présenter la situation sous cet angle. L’heure est grave car le déficit budgétaire n’a fait que se creuser ces dernières décennies, aucun gouvernement n’a su le maîtriser. Cela signifie que notre dette augmente d’année en année. En 2023, la charge de la dette, qui comprend les remboursements du capital arrivant à échéance et les intérêts, représentait 31 euros sur 1 000 euros d’impôts payés par les contribuables. L’équivalent du budget de la défense. Ce fardeau écrasant menace de nous faire perdre la confiance des investisseurs qui nous financent, au risque de provoquer une crise redoutable, avec des conséquences à la grecque.

Avant d’en arriver là, les Français doivent prendre conscience que leur pays ne peut pas vivre en permanence au-dessus de ses moyens. S’endetter pour financer des dépenses de fonctionnement est suicidaire. La dette doit financer l’investissement. Or, la France, aujourd’hui, danse au bord du précipice ! Nous avons intérêt à faire des efforts maintenant, pour rentrer dans les clous. A moyen terme, il faut au moins stabiliser le déficit en dessous de 3 % du PIB.

Que pensez-vous de l’équilibre général de ce budget qui exige des efforts de chacun, avec notamment l’idée d’une année blanche ?

J’étais déçue, lors du précédent budget, que l’on renonce à la désindexation des retraites par rapport à l’inflation. Une mesure simple qui permettait d’économiser 14 milliards d’euros. Dans leur ensemble, les retraités ont un pouvoir d’achat plus élevé que les actifs. En outre, ils continuent de mettre de l’argent de côté alors que c’est une période de la vie où, en principe, on puise dans son épargne. Je suis donc satisfaite que le plan Bayrou ne prévoie pas d’indexer les pensions, du fait de cette année blanche, et qu’il substitue l’actuel abattement fiscal de 10 % pour frais professionnels, qui n’a pas lieu d’être pour des inactifs, par un forfait de 2 000 euros par retraité. D’ailleurs, cette dernière mesure ne pénalisera que les ménages les plus riches, elle n’affecte pas ceux qui ne payent pas d’impôt sur le revenu.

En appliquant cette année blanche à toutes les prestations sociales, comme aux barèmes de l’impôt sur le revenu et de la CSG, ce budget répartit l’effort sur l’ensemble de la population : salariés, retraités, chômeurs, ménages aisés… Mais il s’attaque aussi aux inefficacités de l’administration, sujet auquel les citoyens sont sensibles, en obligeant l’Etat et ses agences à ne pas dépenser plus que l’an dernier, hors budget militaire, et à réduire leurs effectifs. C’était la condition essentielle pour justifier la rudesse de ce plan auprès de l’opinion publique. Elle me semble remplie.

François Bayrou a aussi mis sur la table l’idée, peu populaire, de supprimer deux jours fériés. Cette mesure vous paraît-elle pertinente ?

Il est toujours utile d’en revenir aux faits, qui, comme le rappelait Lénine, sont têtus. Dans les pays riches, les revenus du travail représentent les deux tiers du PIB. Donc, si on ne veut ni augmenter les impôts ni diminuer trop les prestations, la principale voie pour augmenter le PIB est d’accroître la productivité du travail. Or, les études récentes de l’OCDE sur le nombre d’heures travaillées par habitant rapportées à l’ensemble de la population montrent que la France est en queue de peloton des pays développés. En réalité, beaucoup de Français veulent le beurre, l’argent du beurre et plus encore : bénéficier de RTT, ne pas travailler beaucoup, être bien payés, bien protégés, et gagner en pouvoir d’achat. Ces aspirations ne sont pas compatibles, et ce d’autant moins que la France est l’un des pays les plus généreux au monde en matière de prestations sociales.

Supprimer deux jours fériés n’est pas la seule solution, il y aurait beaucoup à faire, aussi, sur les modes de garde des enfants et les places en crèche, pour améliorer le taux d’emploi des femmes. Je pense que cette mesure aura quand même, in fine, un effet positif sur la productivité. Et elle a le mérite d’envoyer un message clair : il nous faut, collectivement, travailler plus.

Avec la suppression de ces deux jours fériés, on sollicite ceux qui travaillent déjà. Ne vaut-il pas mieux remettre davantage de Français sur le marché de l’emploi ? C’est ce que vise le gouvernement en réclamant aux syndicats de rouvrir le dossier de l’assurance-chômage.

Je ne suis pas sûre qu’il y ait beaucoup de marge de manœuvre ici. Le chômage s’est stabilisé depuis deux ans autour de 7,5 %. Si vous enlevez le taux de chômage incompressible lié aux mobilités géographiques, autour de 5 %, nous ne sommes pas loin du plein-emploi. Dans certains secteurs, comme la restauration ou la construction, les entreprises peinent à recruter. C’est le cas aussi, pour d’autres raisons, dans des métiers très qualifiés, comme la santé ou l’intelligence artificielle. Ces tensions remontent à plusieurs années, avant même la crise du Covid. Par ailleurs, les Français ne veulent pas entendre parler d’immigration, fût-elle professionnelle, parce qu’ils ne font pas bien la distinction entre les différents types d’immigration (humanitaire, économique, régulière ou pas). Dans le contexte économique et démographique qui est le nôtre, l’idée de resserrer les conditions d’accès à l’assurance-chômage en période de tensions sur le marché du travail n’est pas idiote. Il reste à évaluer ses effets réels sur les dites tensions et l’emploi.

A chaque fois qu’un gouvernement annonce une baisse des dépenses publiques, certains économistes s’émeuvent des conséquences potentiellement négatives d’une telle politique sur la croissance. Qu’en pensez-vous ?

Si le multiplicateur budgétaire était si puissant, nous aurions une croissance faramineuse puisque nos dépenses publiques représentent 57 % du PIB, l’un des taux les plus élevés au monde. Hélas, c’est un peu plus compliqué… Quand l’argent public sert à financer la recherche et l’innovation, qui irrigue ensuite le monde économique, oui, il y a un effet récessif à comprimer cette manne. Mais lorsque ce même argent passe dans le fonctionnement des administrations et des ministères, pour payer les charges courantes et les salaires, l’effet multiplicateur sur la croissance est bien plus faible, voire inexistant.

Fitch doit se prononcer le 12 septembre sur la soutenabilité de la dette française, avant Moody’s en octobre, puis Standard & Poor’s en novembre. Faut-il craindre une dégradation des agences de notation ?

Je suis moins inquiète du verdict des agences que du niveau actuel des taux d’intérêt auquel l’Etat français emprunte sur les marchés. En un an, nous avons clairement décroché par rapport à nos voisins européens. A mon sens, l’erreur principale a été de soutenir les prix de l’essence au début de la guerre en Ukraine. L’Espagne ou l’Allemagne ne l’ont pas fait. Cette politique de bouclier tarifaire, censée conjurer le souvenir traumatisant des gilets jaunes, a singulièrement alourdi notre dette. Nous en payons le prix aujourd’hui. Je trouve salutaire que François Bayrou, avec ce budget, cherche à envoyer un signal clair aux marchés : notre dette est élevée, nous en sommes conscients, mais nous cherchons désormais à la maîtriser. Si ce message se traduit en actes, la France pourra continuer à emprunter à des conditions favorables. Ce qui serait dramatique, c’est qu’un nouveau choc politique lié à un vote contre la confiance du gouvernement et à l’absence de budget provoque un affolement des marchés et une explosion des taux obligataires. Dans ce cas, il faudrait sans doute envisager de ponctionner l’épargne des ménages.

Que voulez-vous dire ?

Les marchés savent très bien que la France ne risque pas le défaut de paiement parce que l’épargne des ménages est supérieure au montant total de la dette publique. Pour rembourser ses créanciers en situation d’urgence, l’une des solutions préconisées par le FMI est d’instaurer un impôt spécial sur l’épargne, par exemple à 10 %. Il faut le faire avec doigté, sinon les gens se précipitent aux guichets pour récupérer leurs économies, et c’est la banqueroute. Mais c’est techniquement possible. Et ce n’est pas si absurde sur le papier : l’épargne des Français a augmenté pendant le Covid parce que la plupart d’entre nous étions payés pour rester à la maison sans pouvoir consommer autant qu’avant. Sauf que cet argent mis de côté, c’était de l’argent public, sous forme d’aides aux entreprises, de prêts garantis par l’Etat, de chômage partiel ou d’exonérations de cotisations. En somme, de la dette.

A titre personnel, je préfère le principe de l’année blanche plutôt qu’un impôt forfaitaire, c’est moins violent. Le pire serait de devoir sabrer dans les dépenses sociales, comme ce fut le cas en Grèce, sous l’effet de la contrainte extérieure et avec l’impossibilité de sortir de l’euro, car une telle sortie signerait la mort de l’Europe.

Beaucoup de parlementaires me donnent le sentiment de ne pas avoir saisi la gravité de la situation. J’en connais parmi eux qui tiennent des propos tout à fait raisonnables en privé. Mais dès qu’ils se retrouvent sur les bancs de l’Assemblée, c’est le festival du « Yakafokon ». Que je sache, les taux d’intérêt auxquels la France emprunte, ce n’est pas François Bayrou qui les fixe… Cet aveuglement est déprimant.



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Author : Arnaud Bouillin, Muriel Breiman

Publish date : 2025-08-25 16:00:00

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