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Alex de Waal : « Je n’avais pas imaginé devoir un jour étudier une famine directement infligée par Israël »

Alex de Waal : « Je n’avais pas imaginé devoir un jour étudier une famine directement infligée par Israël »

À la fin des années 1990, Amartya Sen écrivait que la démocratie constitue le meilleur rempart contre la famine. Depuis, la thèse de l’éminent économiste et philosophe indien faisait figure de consensus. Mais les vingt-deux mois séparant l’effroyable journée du 7 octobre 2023 de la publication du rapport de l’IPC (Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire), auront eu raison de cette certitude. Le 22 août, l’ONU a déclaré l’état de famine dans le gouvernorat de Gaza et a reconnu, par la voix de son responsable de la Coordination des affaires humanitaires, Tom Fletcher, la responsabilité de l’État israélien.

« Jamais je n’avais imaginé devoir un jour étudier une famine directement infligée par Israël ». Cet aveu d’Alex de Waal, l’un des plus grands spécialistes du sujet et ancien élève d’Amartya Sen, témoigne de l’ampleur du bouleversement. Depuis plus de vingt ans, du Soudan à l’Éthiopie en passant par la Syrie, le directeur de la World Peace Foundation et professeur à la Tufts University étudie les famines contemporaines. Dans Mass Starvation : The History and Future of Famine (Polity, 2017), devenu un ouvrage de référence dans le domaine, il explique que depuis quarante ans, les famines « naturelles » ont disparu et sont « toujours causées par l’action des hommes ». Gaza, affirme-t-il, ne déroge pas à la règle. Si Benyamin Netanyahou s’est empressé de dénoncer un rapport biaisé, fruit d’une « campagne antisémite », le chercheur l’affirme sans détour : à ce jour, la responsabilité de l’État israélien ne fait aucun doute. Entretien.

L’Express : Dans l’imaginaire collectif, les famines sont plutôt la conséquence de catastrophes naturelles, de mauvaises récoltes ou de politiques économiques néfastes. Or, dans votre livre Mass Starvation: The History and Future of Famine, vous soutenez que ce type de famine a en grande partie disparu depuis les années 1980…

Alex de Waal : Historiquement, les famines ont eu des causes très diverses qui ont évolué avec les contextes politiques, sociaux et économiques de leur temps. À l’époque prémoderne, les guerres et les calamités naturelles, comme les mauvaises récoltes, les sécheresses ou les inondations, étaient à l’origine de nombreuses famines. À la fin du XIXe siècle, c’était souvent dû à la colonisation.

Au XXe siècle, les régimes communistes ont provoqué certaines des plus grandes famines de l’histoire. Elles étaient soit le fruit de la collectivisation forcée de l’économie, soit la conséquence d’une politique délibérée à l’encontre de certaines minorités. L’URSS de Joseph Staline a visé les Ukrainiens, dans l’épisode tristement célèbre de l’Holodomor, où d’autres peuples comme les Kazakhs. La Chine communiste de Mao Zedong, dans les années 1950, a été à l’origine, avec sa politique du « Grand Bond en avant », de la plus grande famine jamais enregistrée dans l’histoire, faisant environ 36 millions de victimes. On peut enfin citer les Khmers rouges au Cambodge comme la Corée du Nord.

Dans les années 1980, la situation a changé. À l’exception notable de la Corée du Nord, les pays du monde entier étaient devenus suffisamment riches et connectés aux marchés pour que les catastrophes naturelles ou les chocs économiques ne déclenchent plus de famines. Au même moment, l’appareil humanitaire s’était considérablement amélioré, et était capable de réagir assez vite pour contenir des crises localisées, comme on a pu le voir au Malawi ou à Madagascar. En 2015 et 2016, le choc climatique en Éthiopie n’a ainsi pas débouché sur une famine.

Les famines contemporaines sont uniquement causées par l’action des homme.

Ce qui caractérise les famines contemporaines, depuis quarante ans, c’est qu’elles sont uniquement causées par l’action des hommes, que ça soit par la guerre ou par des politiques délibérées…

C’est ce que vous appelez, dans votre livre, « l’atrocité des nouvelles famines » ?

Oui. Si vous prenez les quinze premières années du XXIe siècle, vous remarquerez que les famines proviennent essentiellement de deux situations. La première, c’est lorsqu’un État prédateur s’en prend à sa population et à certaines minorités. En Birmanie par exemple, avec les attaques contre les Rohingyas, ou en Syrie, lorsque le régime a imposé sa politique du « se rendre ou mourir de faim ». La deuxième situation, c’est celle qui implique l’effondrement de l’État, comme en Somalie ou au Soudan du Sud. En général, les deux dynamiques citées ici finissent souvent par se recouper : lorsque l’ordre s’effondre dans des régions éloignées des centres de pouvoir mondiaux, des acteurs politico-militaires locaux utilisent la famine comme une arme.

Pour contrer cela, les organisations humanitaires, y compris l’Organisation des Nations unies, ont tenté d’élever les standards d’intervention afin d’améliorer les réponses humanitaires. En 2018, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 2417 pour condamner l’utilisation de la famine comme méthode de guerre. Le vote a été unanime. À ce moment-là, j’étais très optimiste, je me suis dit que nous allions venir à bout de la dernière grande cause des famines, et que je verrais peut-être de mon vivant la fin des famines.

Ce qui se passe à Gaza, depuis vingt-deux mois est à la fois familier et inédit.

Malheureusement, j’avais tort. En Syrie, au Soudan du Sud, au Yémen, toutes ont résisté aux efforts de la communauté internationale. Mais l’alerte majeure est venue d’Éthiopie. En 2020-2021, le gouvernement éthiopien a sciemment provoqué la famine au Tigré sans subir de véritable sanction : ni l’ONU, ni les autres États n’ont réagi à la hauteur de ce qui se passait. Certains pays, comme l’Irlande, ont bien tenté de se saisir de la résolution 2417, mais l’Éthiopie avait des soutiens. Le consensus acquis en 2018 lors du vote de la résolution s’est alors effrité. Le gouvernement Biden, par exemple, a retenu ses coups pour ne pas froisser la Russie et la Chine…

La famine qui sévit dans le gouvernorat de Gaza s’inscrit-elle dans ce même cadre ?

Le cas de Gaza est un peu particulier. D’abord, je dois dire que je n’avais pas imaginé devoir un jour étudier une famine directement infligée par Israël. Avant les atrocités du 7-Octobre et tous les évènements qui ont suivi, la situation à Gaza était déjà singulière. D’un côté, la population gazaouie était relativement bien nourrie, avec des taux de malnutrition faibles et un bon état de santé en général, comparables aux indicateurs démographiques et sanitaires du pourtour méditerranéen. De l’autre, elle restait dans un état d’extrême précarité, car Gaza dépendait de l’autorisation d’Israël pour l’entrée des approvisionnements. À chaque nouvelle opération militaire, et il y en a eu beaucoup, Israël resserrait le blocus et limitait les flux. Cela rendait la population très vulnérable.

Ce qui se passe à Gaza, depuis vingt-deux mois, est à la fois familier et inédit. Familier, car Israël utilise la famine comme une arme de guerre, comme on l’a vu en Syrie, au Soudan et en Éthiopie. Mais ce qui est inédit, c’est l’intensité et la systématicité. Dans aucun des trois cas cités ici, on n’avait atteint un tel niveau de contrôle ou d’interdiction totale de l’entrée de biens. Même lors des pires sièges en Syrie, il était possible de faire passer clandestinement de la nourriture, de sortir des personnes. À Gaza, c’est impossible.

On définit un crime de guerre de famine par la destruction de tous les éléments indispensables à la survie. Cela ne se limite pas à l’absence de nourriture, ça inclut le manque d’eau, d’assainissement, de soins de santé… Or, le niveau de destruction des infrastructures essentielles de la part d’Israël dépasse tout ce que l’on a vu auparavant. Même en Syrie, qui était jusqu’alors le pire cas, la destruction a été moins systématique.

Alors certes, le Hamas porte de lourdes responsabilités, notamment pour les crimes contre les otages. Mais le Hamas n’est pas responsable de cette famine, c’est Israël, qui a la capacité de permettre aux opérations humanitaires de fonctionner à plein, et qui, pour l’instant, choisit délibérément de ne pas le faire.

Pourtant, Israël a dénoncé le rapport de l’ONU comme étant le fruit d’une « campagne antisémite ». Certains experts sont très critiques à l’égard du traitement médiatique de ce qui se passe à Gaza. John Spencer, ancien officier de l’armée américaine et spécialiste de la guerre urbaine, a récemment déclaré dans un podcast qu’il est « absurde » et « pas vrai » de dire qu’Israël utilise la famine comme une arme de guerre, et rejette l’entière responsabilité de la catastrophe humanitaire sur le Hamas. Que répondez-vous à ces arguments ?

Prenons les choses les unes après les autres. D’abord, sur les nombreux reproches adressés à la déclaration de famine de l’IPC au sujet des données, qui seraient insuffisantes. Il faut savoir que dès son premier rapport, qui date de décembre 2023, l’IPC avait demandé à Israël de fournir des meilleures données. Israël a refusé, et continue de s’opposer à ce que les journalistes et les humanitaires collectent des données. On peut légitimement se demander ce qu’ils ont à cacher.

Ensuite, sur la responsabilité du Hamas. Une enquête du gouvernement américain a examiné 156 incidents de détournement d’aide humanitaire, et en a conclu que l’organisation terroriste ne détournait pas l’aide de manière systématique et massive. Interrogés par le New York Times, des responsables de l’armée israélienne ont eux-mêmes confirmé qu’effectivement, le Hamas ne détournait pas l’aide humanitaire à grande échelle. Surtout, depuis mars, l’argument d’Israël selon lequel il n’y aurait pas de problème de disponibilité ne tient plus, puisque l’approvisionnement s’est effondré.

La Gaza Humanitarian Foundation (GHF) – organisation privée créée en 2025 par Israël et le soutien des États-Unis – communique pourtant beaucoup sur son action, et indique distribuer quotidiennement entre 1,1 et 1,5 millions de repas par jour…

Oui, mais à qui ? La Gaza Humanitarian Foundation est incapable de répondre à cette question. Pour mettre fin à une famine, il faut donner de la nourriture à ceux qui en ont le plus besoin. Le véritable secours humanitaire, celui des ONG, de l’ONU, de Médecins Sans Frontières, sait précisément quels enfants, quelles familles vulnérables ont été nourries. Ce qu’a fait la Gaza Humanitarian Foundation, c’est distribuer de manière indifférenciée. La conséquence, c’est que les plus forts s’imposent – c’est-à-dire le plus souvent de jeunes hommes dont on ignore s’ils appartiennent au Hamas ou à d’autres groupes armés – au détriment des plus pauvres et des plus fragiles.

Donc même en acceptant l’argument d’Israël d’un détournement des aides par le Hamas, la responsabilité de ce détournement revient en fait à la manière dont Israël distribue cette aide. Pour être généreux, disons que ce dispositif n’a pas été conçu par des humanitaires qui ont une longue expérience de ce type de terrains.

Ce manque de savoir-faire, on le voit d’abord dans les rations distribuées, qui ne sont pas du tout équilibrées. Avant que la GHF ne cède sous la pression des critiques, il n’y avait pas d’aliments spécifiques pour les enfants, ni de prise en charge adaptée aux enfants gravement malnutris, qui nécessite médecins, infirmiers et hospitalisation en soins intensifs. Ensuite, les quatre sites de distribution sont éloignés des populations, ce qui empêche ceux qui ont le plus besoin d’aide de la recevoir. L’ouverture des distributions est annoncée parfois quelques minutes à l’avance, pour une plage horaire très courte. Des foules immenses convergent alors par une route longeant des checkpoints de l’armée israélienne… On ne conçoit jamais un système ainsi, ce type de négligence est criminelle. Il faudrait mettre fin à la GHF et confier cette mission à des organismes sérieux, qui savent les gérer.

Mais Israël conteste les données de l’IPC…

Cette idée selon laquelle le rapport serait le fruit d’une campagne antisémite est pour le moins absurde. C’est d’autant plus ridicule que l’IPC fait preuve, en réalité, d’une très grande prudence dans ses conclusions. En mai 2024, son pendant américain, FEWS NET (Famine Early Warning Systems Network), a publié un rapport affirmant qu’une famine était en cours dans le nord de Gaza. L’IPC a alors réexaminé les preuves et a jugé ce diagnostic « non plausible ». Ils ont publié leur propre rapport, dans lequel ils parlaient, avec retenue, de « risque de famine ». Plus récemment, le FEWS NET a publié un rapport indépendant le 22 août dans lequel l’organisation arrive aux mêmes conclusions que l’IPC sur l’existence d’une famine dans le nord de Gaza, qui pourrait s’étendre dans le sud de l’enclave.

L’IPC fait preuve, en réalité, d’une très grande prudence dans ses conclusions.

Sur quoi se fonde l’IPC pour déclarer l’état de famine dans le gouvernorat de Gaza ?

Il y a trois éléments. D’abord, l’IPC a établi qu’il y avait un état d’insécurité alimentaire aiguë, en se basant sur ce que les gens mangent, la quantité, la fréquence, etc. Ces données sont solides et non contestées, car faciles à collecter : il suffit d’observer que les gens mangent tous les deux ou trois jours, la piètre qualité des repas, l’essor de la mendicité et de la fouille des déchets, la flambée des prix… D’ailleurs, dans les zones les plus touchées au nord de la bande de Gaza, faute d’accès, l’IPC ne s’est pas prononcé car ils manquent de données. Preuve, à nouveau, de sa prudence.

Le deuxième élément, c’est l’observation de la malnutrition infantile. Sur ce sujet, il y a beaucoup d’incompréhension car c’est un peu technique. Il existe une méthode, très efficace, pour évaluer la malnutrition infantile, qui consiste à faire le rapport entre le poids et la taille des enfants. Le problème est que, pour plein de raisons, c’est long et exigeant pour des équipes humanitaires débordées, comme c’est le cas à Gaza. La seconde méthode consiste à mesurer le périmètre brachial avec un ruban. Elle est plus rapide, mais un peu moins fiable. Quand l’IPC ne peut pas utiliser la méthode la plus sûre, il ne va pas parler de « famine », mais de « famine avec preuves raisonnables ».

Enfin, l’IPC se base sur la mortalité. Mais comme je le disais, les décès par « malnutrition » diagnostiqués comme tels ne représentent qu’une petite part des morts en famine. Lorsque j’ai fait mon premier terrain au Soudan, en 1984-1985, peu d’enfants mouraient de malnutrition « pure », les principales causes de décès étaient les maladies diarrhéiques, la rougeole, les infections respiratoires… Simplement parce qu’un enfant malnutri peut mourir d’une infection banale. D’ailleurs, dans ces cas, le médecin va souvent inscrire « déshydratation et diarrhée », et non pas « famine » dans la cause du décès.

C’est pour cette raison que les chiffres de mortalité sont difficiles à calculer, et que je discute moi-même avec l’IPC pour comprendre comment ils ont travaillé. Mais une chose est claire, probablement des dizaines de milliers de personnes sont mortes et continuent à mourir de faim et de maladie à Gaza.

Que faudrait-il faire pour mettre fin à la famine ?

Dans un premier temps, il faudrait déployer une réponse sanitaire d’urgence pour les milliers, voire les dizaines de milliers d’enfants qui doivent être hospitalisés. À l’heure où je parle, il est difficile d’évaluer la situation sur le terrain, compte tenu des derniers bombardements ayant touché des hôpitaux. La semaine dernière, on comptait 18 hôpitaux fonctionnels à Gaza, dont 11 à Gaza-Ville, qui accueillent plus de la moitié des lits de soins d’urgence pédiatriques. Si ces hôpitaux ferment, si ces enfants ne peuvent accéder à des soins d’urgence, s’il n’y a pas d’électricité, si le personnel hospitalier ne peut pas travailler, alors ces enfants vont inévitablement mourir. Car ils sont dans un tel état de malnutrition qu’ils ne peuvent être nourris avec une alimentation normale, même du lait ou de la farine de blé peuvent les tuer. C’est ce qu’on appelle le syndrome de renutrition.

Israël a les capacités de traiter ces enfants. Au lieu de ça, le gouvernement de Benyamin Netanyahou fait exactement l’inverse en ciblant des hôpitaux. C’est pour cette raison que sa ligne de défense pour se défausser de ses responsabilités ne tient pas. Au Soudan, j’ai été confronté à l’horreur de l’islamisme, y compris du Hamas. Ils ont même torturé certains de mes amis. Donc je n’ai aucune forme de sympathie à l’égard de ce groupe, qui est détestable. Mais ce crime-là, cette famine-là n’est pas la responsabilité du Hamas, mais d’Israël.



Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/alex-de-waal-je-navais-pas-imagine-devoir-un-jour-etudier-une-famine-directement-infligee-par-israel-NZR2BLVJLFAZNKJNV5ONXAADUA/

Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-08-27 16:00:00

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