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Andreï Soldatov : « Il est fou de penser que Poutine pourrait accorder un rendez-vous à Zelensky »

Andreï Soldatov : « Il est fou de penser que Poutine pourrait accorder un rendez-vous à Zelensky »

C’est un Les Copains d’abord dans l’ère post-Soviétique, ou Les Illusions perdues à la sauce Vladimir Poutine. Dans le poignant Our Dear Friends in Moscow (Public Affairs), paru cet été en anglais, Irina Borogan et Andreï Soldatov racontent comment leur génération a été brisée par le tournant autoritaire et les ambitions impérialistes du régime. En 2000, les deux rejoignent le grand journal Izvestia. Se forme alors une joyeuse bande d’amis, une élite intellectuelle libérale qui regarde l’avenir avec optimisme. Mais alors que le terrorisme frappe la Russie, Irina Borogan et Andreï Soldatov comprennent vite que le nouveau président Vladimir Poutine reste avant tout un homme du KGB. En 2008, c’est le virage impérialiste avec la conquête de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie qui suscite l’enthousiasme de Russes urbains, pourtant éduqués et tournés vers l’Europe.

Fondateurs du site Agentura.ru, Irina Borogan et Andreï Soldatov sont devenus les meilleurs experts des services secrets russes. Ils ont fui leur pays en 2020 et vivent désormais en exil à Londres. Leurs anciens camarades sont eux devenus propagandistes ou agents du régime, et même ministre de la Culture. Comment ces journalistes et intellectuels brillants peuvent-ils cautionner l’invasion de l’Ukraine ? Irina Borogan et Andreï Soldatov les ont recontactés et montrent, dans cette histoire intime des années Poutine, à quel point une dictature corrompt tout, jusqu’aux vieilles amitiés.

Pour L’Express, Andreï Soldatov revient sur ses « chers amis de Moscou », évoque l’évolution du régime et assure qu’il est parfaitement illusoire de penser que Vladimir Poutine pourrait accepter de rencontrer Volodymyr Zelensky en tête-à-tête, et encore moins de se résigner à une paix durable avec l’Ukraine…

L’Express : Pourquoi avez-vous voulu raconter, de manière très intime, comment Vladimir Poutine et l’impérialisme russe ont brisé de vieilles amitiés ?

Andreï Soldatov : Quand, en 2022, l’offensive russe contre l’Ukraine a commencé, nous avons été choqués par le niveau de soutien à cette guerre au sein de la société russe. Pourquoi les esprits les plus brillants et intelligents ont-ils décidé de se ranger du côté du Kremlin ? Avec Irina, nous avons décidé de faire du journalisme. Ce livre, c’est l’histoire d’une génération. On s’est dit qu’on pouvait trouver des réponses chez des personnes qu’on pensait bien connaître. Nous avons échangé avec quelques-uns de nos anciens amis. On voulait écouter et comprendre les raisons de leur soutien à Poutine.

Vous révélez qu’en 2000, alors que vous étiez jeunes journalistes à Izvestia, ce journal a tu les vraies raisons de l’absence de Vladimir Poutine au moment du naufrage du sous-marin Koursk, pourtant une catastrophe nationale…

Nous avions décidé de travailler pour Izvestia, car c’était un vieux titre soviétique, créé en 1917. Ce journal avait toujours un accès au Kremlin, et nous pensions pouvoir ainsi développer nos contacts dans les services spéciaux russes. Au moment de la catastrophe du Koursk, Sveta Babayeva, notre consœur du service politique, était à Sotchi avec Vladimir Poutine, qui bronzait au bord de la Mer Noire. A son retour, elle a révélé que Poutine avait fait une greffe de cheveux, raison pour laquelle il n’avait pas fait d’apparition publique pendant un certain temps. Pourtant, le journal a décidé de ne pas publier cette information. Le président russe a fait de la chirurgie esthétique en pleine crise nationale, mais Izvestia a jugé que cela ne valait pas le coup de partager cela à ses lecteurs. On a donc décidé de rapidement quitter le journal.

Sveta Babayeva, journaliste politique très tôt séduite par Poutine, est la figure tragique de votre livre, car elle a été tuée par balle en Crimée en 2022…

Babayeva est la victime d’un système construit par Poutine. Son accès au Kremlin était la chose la plus importante de sa vie. Mais elle a fini par en être privée, car son protecteur Sergueï Ivanov, un temps considéré pour prendre la suite de Poutine en 2008, a été disgracié. Cela a profondément déprimé Babayeva. En 2014, quand tout le monde se réjouissait de l’annexion de la Crimée, elle était aussi réticente, car elle avait travaillé à Washington et à Londres, ce qui a changé son regard. En manque d’adrénaline et de but dans sa vie, elle s’est mise à fréquenter les services spéciaux. Pour faire du zèle en 2022, après l’invasion de l’Ukraine, elle a entamé un entraînement dans les forces spéciales en Crimée, et voulait participer au conflit non pas en tant que journaliste, mais militaire. Elle a été tuée par accident dans un stand de tir. Sergueï Lavrov ou Dmitri Peskov ont envoyé leurs condoléances. C’est une histoire tragique. D’autant que comme le prouve son parcours sinueux, tous les gens qui travaillent aujourd’hui pour Poutine ou le Kremlin auraient pu agir de manière différente.

Vous avez aussi très bien connu Olga Lioubimova, l’actuelle ministre de la Culture…

Lioubimova a grandi dans une famille qui avait une position très élevée dans l’Union soviétique. Tout le monde connaissait son grand-père, le légendaire acteur Vasily Kachalov. Le poète Sergueï Kesenin avait même écrit un poème, « Le chien de Kachalov », connu par tous les écoliers russes. Lioubimova est orthodoxe, mais à l’époque, elle était aussi bon vivante et libérale. Elle est convaincue que la Russie ne peut être dirigée que par un dictateur. Lutter contre un autocrate est donc illusoire. A l’époque des manifestations à Moscou en 2011, avant l’élection présidentielle de 2012, Loubimova a publié sur Internet un manifeste pour nous demander ce que nous espérions atteindre à travers ces manifestations, et expliquer qu’on ne peut rien faire pour changer le système, que résister est parfaitement illusoire. Ce texte est très important pour comprendre l’attitude de cette génération. Pour moi, il est triste que quelqu’un qui a toujours fait partie de l’élite russe pense qu’on ne peut rien faire contre un dictateur.

Aujourd’hui qu’elle est au gouvernement, Loubimova a bien sûr un discours bien plus agressif, et a attaqué les artistes russes qui ont quitté le pays. Elle s’est rangée du côté du Kremlin car elle a estimé qu’il n’y avait pas d’autre choix pour notre génération si on avait des ambitions. C’est désormais une criminelle, qui a participé au programme de rééducation des enfants ukrainiens.

Il faut aussi savoir que Lioubimova a eu pour protecteur le cinéaste ultraconservateur Nikita Mikhalkov. Le père de Mikhalkov est l’auteur des paroles de l’hymne soviétique sous Staline, comme de celles du nouvel hymne russe sous Poutine. Nikita Mikhalkov a hérité des instincts politiques de son père. Dans les années 1990, sous Boris Eltsine, il a réalisé un film anti-stalinien, Soleil trompeur, qui a remporté un oscar, mais c’est le même homme qui a mené une campagne en 2017 pour faire interdire La Mort de Staline, au prétexte que cette comédie noire salirait notre histoire nationale. Un long-métrage qui a finalement été censuré par Lioubimova…

Medvedev est un personnage à la fois comique et tragique, à la Dostoïevski

Au-delà des ambitions personnelles, comme l’impérialisme de Poutine a-t-il réussi à séduire cette élite pourtant ouverte sur l’Occident ?

L’idée que la Russie doit être une superpuissance, un pays unique qui représente à lui seul une civilisation est très ancrée. Notre église orthodoxe est profondément nationaliste, ce qui est très différent des autres pays européens. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, cela a été un événement traumatique pour beaucoup de nos compatriotes, et pour Poutine lui-même qui l’a qualifié de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », oubliant un peu vite la Première Guerre mondiale comme le nazisme. Mais pour beaucoup de Russes, c’est une question émotionnelle. Poutine a découvert ce levier, un peu par chance, en 2008 quand il a lancé la guerre en Géorgie. A ce moment, beaucoup de nos amis, pourtant libéraux et parlant des langues étrangères, se sont enthousiasmés pour ces conquêtes. Du jour au lendemain, ils se sont montrés très fiers de l’armée russe, ce qui nous semblait bizarre à nous. Les hommes d’affaires à Moscou ont commencé à parler du rétablissement de la réputation de notre armée. Poutine a pris conscience de la puissance politique de ce sentiment, et l’a exploité.

Vous racontez aussi comment les élites libérales ont cru à Dmitri Medvedev, qui a remplacé Poutine à la présidence en 2008. Le même homme qui brandit aujourd’hui la menace nucléaire contre Donald Trump…

Les élites libérales et intellectuelles portent une grande responsabilité. Personne n’a voulu construire de vraies institutions démocratiques. Les intellectuels publics à Moscou pensaient qu’il était plus facile de s’appuyer sur quelqu’un en position de pouvoir, comme c’était le cas de Medvedev, afin de promouvoir des réformes libérales et démocratiques. C’était une illusion.

A l’époque, beaucoup pensaient que Medvedev était influençable, d’autant plus qu’il n’avait jamais servi au KGB. Mais c’est une histoire très russe, à la Dostoïevski. Medvedev avait bien quelques idées de réformes pour le pays. Mais il a été complètement détruit par Poutine. Au niveau personnel, il est devenu fou. C’est un personnage à la fois comique et tragique, devenu très agressif. Il a complètement changé de personnalité.

Qu’avez-vous appris en échangeant avec vos anciens amis de Moscou ?

C’était très difficile sur le plan émotionnel, car nous avons parlé de choses très personnelles. C’est l’histoire de notre vie. On a senti de la sympathie, nous avons revécu notre amitié passée et les moments heureux. C’était parfois beau, mais le plus souvent tragique. Ces mêmes personnes nous ont dit qu’il était parfaitement normal de tuer des Ukrainiens, parce qu’historiquement, c’est important pour notre pays…

Nous avons compris que notre amitié s’était achevée vers les années 2008-2009, et que c’était sans doute inévitable. Ces gens ne sont pas victimes de la propagande du régime. Ils sont pleinement responsables, et comprennent parfaitement la situation. Mais ils partagent plusieurs choses. D’abord, il y a une nostalgie pour l’Union soviétique, non pas à cause du communisme, mais en raison de ce sentiment d’avoir grandi dans une grande puissance qui comptait, au moins la deuxième au monde, voire la première. Ensuite, toutes ces personnes sont extrêmement ambitieuses. A l’image de Lioubimova, elles partagent cette conviction qu’une dictature est inévitable en Russie, et qu’il n’y a donc qu’un seul choix : travailler avec le régime ou quitter le pays.

Il est fou de penser que Poutine pourrait accorder un rendez-vous à Zelensky !

Vous montrez à quel point cette élite s’est éloignée de l’Europe, ce qui arrange parfaitement Poutine…

C’est une tragédie personnelle pour ces gens. Quand le pape François est mort, la ministre Olga Lioubimova voulait absolument être présente à Rome pour ses funérailles. Car pour elle, c’était son unique chance de visiter l’Italie ! Elle a d’ailleurs demandé à revenir pour le nouveau pape Léon XIV, mais cela lui a été refusé. Les liens culturels entre la Russie et l’Europe sont importants pour cette élite. Eux-mêmes se sentent très européens.

En revanche, comme vous le soulignez, Poutine a parfaitement compris que pour protéger le régime, il est important d’isoler le pays. Le Kremlin n’a plus besoin ni envie de visas Schengen pour les touristes russes, les professeurs américains et européens enseignant à des étudiants russes ou les enfants des élites étudiant à Harvard et Oxford. Poutine sait que des liens étroits avec l’Occident exposent les Russes à des idées libérales dangereuses.

Ce n’est pas la première fois qu’un régime russe choisit l’isolement. Lorsque le tsar Nicolas Ier, terrifié par les changements politiques et profondément traumatisé par la révolte des décembristes, a pris connaissance de la révolution de juillet 1830 à Paris, il a immédiatement rappelé tous les citoyens russes de France en Russie, y compris les aristocrates, afin d’empêcher le virus de la Révolution française de se propager à ses compatriotes. Il a ainsi paralysé le pays et mit un terme à l’innovation, mais assuré la pérennité de son régime. Aujourd’hui, Poutine cherche à faire la même chose.

A quel point Vladimir Poutine pense-t-il au long terme, là où Donald Trump ne semble préoccupé que par les « deals » rapides ?

Déjà, il est fou de penser que Poutine pourrait accorder un rendez-vous à Volodymyr Zelensky ! C’est impossible, car ce serait à ses yeux accorder une trop grande reconnaissance de l’Ukraine. Pour Poutine, il s’agit d’une guerre existentielle contre l’Occident, et le régime russe n’a jamais considéré un accord de paix durable comme étant une option viable. Nous devons comprendre que ces gens sont traumatisés par l’histoire russe du XXe siècle. Ils sont persuadés qu’il y a eu deux grandes catastrophes géopolitiques durant le XXe siècle. A leurs yeux, l’Occident est toujours en guerre contre la Russie. Mais, à l’inverse de la guerre froide, ils pensent que la Russie peut cette fois-ci l’emporter. Poutine et ses amis se souviennent parfaitement qu’en 1991, ce n’est pas seulement le régime soviétique qui a été détruit, mais aussi les services secrets. Tous ces gens ont perdu leur première carrière au sein des services spéciaux.

Ce qui est également tragique dans ces négociations personnelles avec Donald Trump, c’est que Poutine et ses amis ont toujours pensé que les institutions démocratiques en Europe ne comptent pas, et que seules les personnalités importent. C’est pour ça qu’en Russie, les figures de Churchill, Roosevelt ou de Gaulle sont plus importantes que les institutions qu’ils ont représentées. C’est facile à comprendre : nous n’avons aucune institution démocratique. Le dialogue personnel entre Trump, Poutine et Zelensky ne fait donc que donner raison à Poutine, qui est persuadé que les démocraties européennes sont faibles et inefficaces.

Vous avez écrit qu’il y a aujourd’hui un fort sentiment de dépression dans les grandes villes russes. Vraiment ?

C’est très palpable dans les grandes villes comme Moscou ou Saint-Pétersbourg. L’élection de Trump a été bien perçue, mais aujourd’hui, pour les populations urbaines, il est très clair que Poutine ne veut pas la paix en Ukraine. Par ailleurs, il est désormais impossible d’ignorer les attaques de drones. Cela se passe sur le territoire russe, jusque dans la capitale. C’est un vrai problème pour la population active. Je connais beaucoup d’hommes d’affaires mécontents, car il est devenu plus compliqué de voyager, avec des problèmes quotidiens dans les aéroports du fait des drones. Le Kremlin peut contrôler les discours publics sur une guerre qui se passe en Ukraine. Mais il lui est bien plus difficile de contrôler les conversations qui ont lieu dans les villes russes.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-08-31 15:00:00

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