Les étals des libraires sont toujours un bon reflet de l’air du temps. Un baromètre qui, en ce moment, pointe nettement vers la généalogie et la famille. Ses petites et ses grandes histoires, le capital et les valeurs qu’elle nous transmet. Ses secrets aussi, ses drames et ses non-dits, qui passent d’une génération à l’autre (Kolkhoze, d’Emmanuel Carrère ; Mon vrai nom est Elisabeth, d’Adèle Yon ; La maison vide, de Laurent Mauvignier ; In violentia veritas, de Catherine Girard…). Des traumas qui nous toucheraient jusqu’au plus profond de notre être, jusqu’à expliquer nos angoisses, notre mal-être, voire nos maladies. Une thèse finalement pas si éloignée de celle de ces ouvrages qui pullulent depuis au moins trois décennies dans les rayons développement personnel, sous les termes d’ »analyse transgénérationnelle » ou de « psychogénéalogie », dont certains rencontrent encore de jolis succès commerciaux. Dernière déclinaison en date, Mon corps généalogique, paru au printemps, s’est encore écoulé à plus de 10 000 exemplaires (source Edistat).
L’autrice, Elisabeth Horowitz, autoproclamée « psychopraticienne en transgénérationnel », y explique, entre autres exemples « tirés de [s]a pratique », l’infertilité d’une patiente par le viol de sa grand-mère, ou l’embolie pulmonaire d’une autre par la noyade d’une arrière-grand-tante… Des croyances bien sûr farfelues, irrationnelles. Mais sans aller jusque-là, l’idée que nos aïeux auraient forcément une part de responsabilité dans nos malheurs n’en est pas moins répandue. Sur Internet, les psychogénéalogistes et autres analystes transgénérationnels sont légion, preuve que la demande existe. Au grand tribunal de la famille, tout se mélange désormais, du plus plausible au plus extravagant. C’est cette amie attribuant son anorexie à sa grand-mère, dépourvue de tout instinct maternel, qui fit beaucoup souffrir ses enfants. Ou la réalisatrice Julia Ducournau évoquant cet été sur une grande radio des « cycles de trauma qui ne peuvent que se reproduire » en cas de drame ou de deuil impossible. Ou encore cette psychologue, pourtant diplômée, recherchant les souffrances dans la famille de ses patients « parfois jusqu’à la Révolution française »…
L’influence de la psychanalyse est bien là, l’inconscient freudien passant de l’individu à la famille. « La psychologie n’est pas une science dure. Comme il est difficile d’apporter des démonstrations, cela peut laisser de la place à des théories infondées », rappelle le Pr Antoine Pelissolo, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil (AP-HP). Mais la particularité des tenants de la psychogénéalogie est qu’ils prétendent s’appuyer sur les dernières avancées de la biologie moléculaire. Leur mot-clé : épigénétique. Elisabeth Horowitz tente un résumé : « Ce sont des messages biochimiques influencés par l’environnement et les expériences de vie qui activent ou désactivent les gènes, et qui sont transmissibles d’une génération à l’autre ». Notre destinée serait donc prédéterminée, avant même notre conception ?
Un champ d’étude aussi dynamique que vaste et complexe
Comme souvent dans ce cas, il y a un peu de vrai, pas mal de faux, et surtout beaucoup d’incertitudes. Il s’avère difficile de faire la part des choses, car ce champ d’étude, aussi dynamique que vaste et complexe, n’a émergé que récemment et fait encore l’objet de vifs débats parmi les scientifiques. Si le terme épigénétique a été inventé en 1942 par un biologiste britannique, Conrad Waddington, les travaux dans ce domaine ont véritablement explosé voilà seulement une vingtaine d’années. L’épigénétique visait d’abord à étudier les mécanismes modifiant l’expression des gènes. « Il s’agissait de comprendre pourquoi, alors que toutes nos cellules ont un génome identique, certaines vont devenir des cellules de foie, de peau, d’os… Quelque chose fait que tous les gènes ne s’expriment pas en même temps dans toutes les cellules », explique Corinne Augé, professeur de génétique moléculaire à l’université de Tours et autrice de L’Epigénétique et le cou de la girafe (humenSciences).
Ce quelque chose, ce sont effectivement des signaux chimiques complexes dits épigénétiques (littéralement, « sur le génome ») qui vont venir « allumer » ou « éteindre » certains gènes, un peu à la manière d’interrupteurs. Ces « marques épigénétiques » peuvent être influencées par l’environnement au sens large (polluants, stress…), en particulier pendant la période fœtale mais aussi, dans une moindre mesure, tout au long de la vie. Si elles semblent parfois réversibles, elles peuvent aussi potentiellement avoir des conséquences sur la santé à long terme des individus concernés : « Des études ont établi des corrélations entre l’exposition de femmes enceintes à la famine ou à des produits comme le DDT, le Distilbène ou la dépakine et un risque plus élevé de problèmes de santé ultérieurs chez leurs enfants, en lien avec des modifications épigénétiques », rappelle Xavier Coumoul, toxicologue à l’Inserm.
Le consensus scientifique s’arrête toutefois ici. Quels facteurs ont réellement le potentiel d’affecter l’épigénome (l’ensemble des marques épigénétiques) ? Ces modifications sont-elles durables ? Et, surtout, sont-elles transmissibles aux générations suivantes, de façon transgénérationnelle ? « La définition est précise : ni le fœtus, ni les gamètes dont il est issu ne doivent avoir été exposés directement. Cela amène au moins à la troisième ou à la quatrième génération après l’exposition initiale », insiste Corinne Augé. Ainsi, si un père ou une mère fument avant la conception ou pendant la grossesse, leurs enfants pourraient voir leur épigénome modifié, et ils pourraient être plus à risque de développer des pathologies. Mais cela sera-t-il aussi le cas de leurs petits-enfants, ou de leurs arrière-petits-enfants ? Sur toutes ces questions, les réponses évoluent encore au fil des découvertes. Un flou normal, mais dont certains profitent pour transformer des hypothèses en vérité absolue.
Des modifications retrouvées sur plusieurs générations
« Chez les plantes, les vers ou les drosophiles, il a été bien établi que l’effet d’un stress, par exemple un choc thermique, peut se propager sur plusieurs générations via des modifications de l’épigénome », rappelle Claire Rougeulle, directrice scientifique de l’Institut Curie et spécialiste en épigénétique. Au tournant des années 2000, diverses observations ont laissé penser qu’il pourrait en être de même chez les mammifères, et donc aussi chez l’Homme. Une des études emblématiques a porté sur les conséquences à long terme d’épisodes de famine en Suède. En se plongeant dans les registres et les bases de données du pays, des chercheurs ont constaté que les petits-enfants des grands-pères exposés avant la puberté présentaient un risque de mortalité par cancer plus élevé que ceux dont les aïeux n’avaient pas subi de privations…
A la même période, un scientifique américain, Michael Skinner, découvre par hasard que des anomalies dues à un pesticide pouvaient se transmettre sur plusieurs générations de souris : « Nous savions que cette molécule avait des effets néfastes sur les fœtus, et nous voulions décortiquer ses mécanismes, raconte-t-il. Mais une de mes doctorantes a laissé par erreur les souris exposées in utero se reproduire, et nous avons retrouvé les mêmes anomalies chez leurs descendants, alors que l’exposition initiale avait disparu. Et encore chez les générations suivantes. C’était la première fois qu’une transmission épigénétique transgénérationnelle était montrée ». Cette étude sera publiée dans la prestigieuse revue Science en 2005.
En 2014, une autre publication fera aussi beaucoup de bruit. Des chercheurs avaient « éduqué » des souris à avoir peur d’une odeur désagréable, en leur administrant de petits chocs électriques à chaque fois qu’ils la sentaient. Ils ont ensuite regardé comment leur progéniture, aux deux générations suivantes, réagissait aux mêmes effluves. Surprise : ces animaux aussi se montraient effrayés, alors qu’ils n’avaient jamais subi de choc électrique. Tout aussi étonnant, la Française Isabelle Mansuy, installée à l’Ecole polytechnique de Zurich, en Suisse, a montré qu’en stressant des souriceaux dans leurs premières semaines de vie, « leur descendance présentait jusqu’à la cinquième génération différents problèmes comportementaux et métaboliques ».
Des marques effacées qui pourraient réapparaître
Pour fascinants qu’ils soient, ces travaux – et d’autres parus depuis – ont longtemps suscité le plus grand scepticisme au sein de la communauté scientifique. « Chez les mammifères, il existe deux cycles d’effacement des marques épigénétiques héritées des parents, lors de la fécondation, puis assez tôt dans l’embryogenèse. Cela a été considéré comme une barrière à toute transmission », rappelle Valérie Mezger, chercheuse en épigénétique à l’Université Paris Cité. Depuis, une expérience très rigoureuse parue en 2023 dans la revue Cell a commencé à faire bouger les lignes. Grâce aux ciseaux moléculaires Crispr-Cas9, des scientifiques ont introduit une modification épigénétique chez des souris. Ils l’ont retrouvée ensuite sur plusieurs générations, alors que tous les biais et facteurs confondants étaient éliminés. « C’est un résultat important, mais il est trop tôt pour en tirer des conclusions générales. Il faudra montrer que cela fonctionne avec d’autres modifications, et que cette transmission n’est pas liée au caractère très artificiel de cette expérience », nuance Claire Rougeulle. Certains chercheurs pensent toutefois maintenant que l’épigénétique pourrait s’avérer encore plus complexe qu’ils ne l’imaginaient, indique cette experte, « avec notamment des marques effacées qui pourraient réapparaître, par des mécanismes qui restent à élucider ».
Une chose est sûre : ces données ne prouvent rien chez l’Homme. Le fonctionnement épigénétique dans notre espèce diffère en effet légèrement de celui des rongeurs. « Les facteurs environnementaux et culturels chez l’humain complexifient aussi ces processus, et empêchent la transposition directe de ces conclusions », insiste Isabelle Mansuy. Tout au plus faut-il y voir une invitation à pousser plus loin les investigations. Les études épidémiologiques, qui établissent des corrélations mais pas de causalité, ne permettent pas de conclure non plus. « L’étude sur la famine suédoise et d’autres parues depuis ignorent les transmissions culturelles de comportements dans les familles », notait le britannique Adrian Bird, un des papes du domaine, dans une analyse publiée l’été dernier. Et cet expert de pointer « qu’après la grande famine de Leningrad de 1941, les enfants des survivants présentaient des habitudes alimentaires très différentes de celles de groupes contrôle, avec une consommation excessive de viande rouge ».
« Les études sont difficiles à mener. Il faudrait des cohortes sur plusieurs générations, et l’épidémiologie, à elle seule, ne suffirait pas : des expérimentations seraient nécessaires pour démontrer les mécanismes biologiques, ce qui ne peut guère être fait chez l’être humain », regrette l’épidémiologiste Cyrille Delpierre, directeur de recherche à l’Inserm et spécialiste des liens entre environnement et biologie. Ces dernières années, des travaux sur les descendants des survivants de la Shoah ont pourtant connu un écho retentissant. La chercheuse Rachel Yehuda a trouvé chez des parents enfermés pendant leur jeunesse dans les camps de concentration, mais aussi chez leurs enfants, des marques épigénétiques associées à un risque accru de syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Ces résultats ne démontrent toutefois pas l’existence d’un lien de cause à effet biologique. « Les survivants de la Shoah, surtout s’ils sont atteints d’un SSPT, pourraient tout à fait présenter un comportement altéré et transmettre de ce fait un stress à leurs enfants », insiste Corinne Augé.
Thérapies familiales
Les psychiatres ne disent pas autre chose. Beaucoup tiennent compte dans leur pratique clinique des comportements parentaux et de l’histoire familiale de leurs patients. « Il est normal de s’interroger sur les non-dits car le silence est aussi une façon de communiquer. Et si par exemple un parent a peur de tout, il va transmettre l’idée que le monde est dangereux. Le comprendre peut aider à désamorcer des situations », souligne le Pr Raphaël Gaillard, chef du pôle hospitalo-universitaire de santé mentale de l’hôpital Sainte-Anne à Paris. « Les enfants apprennent par imitation : si un parent est stressé, il y a de grandes chances que l’enfant le soit aussi », confirme le Pr Pelissolo.
Parmi les techniques de psychothérapie reconnues, on trouve d’ailleurs les thérapies familiales : « On peut faire un arbre généalogique, pour travailler sur les dynamiques et la qualité des relations », indique Hugo Baup, auteur de Comment ça va, toi ? Guide pratique de la santé mentale. « Pour autant, on ne va pas dire que l’avortement de la grand-mère explique l’endométriose de la petite-fille, cela n’a aucun sens », insiste ce jeune psychiatre, très actif sur les réseaux sociaux contre les pseudo-thérapies. La différence peut toutefois se révéler difficile à appréhender pour un public non averti. Avec alors de vrais risques, alerte Raphaël Gaillard : « Il peut y avoir des retards de prise en charge, mais aussi des brouilles familiales, qui peuvent aller jusqu’à couper les patients de ceux qui devraient être leurs principaux soutiens, à cause d’idées fausses… ».
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Author : Stéphanie Benz
Publish date : 2025-09-07 15:00:00
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