L’Express

François Geerolf : « La France n’est pas un paradis fiscal mais un des plus redistributifs au monde »

François Geerolf : « La France n’est pas un paradis fiscal mais un des plus redistributifs au monde »

Les économistes auraient-ils perdu leur casquette de scientifiques ? Rarement les querelles n’auront été aussi féroces que ces derniers temps, notamment sur l’effet de la taxe Zucman ou encore la réalité des inégalités et de la justice fiscale en France. Pour François Geerolf, professeur à Sciences po, économiste à l’OFCE et ancien professeur assistant à la prestigieuse UCLA, l’université de Californie à Los Angeles, beaucoup de ses collègues ont du mal à reconnaître que la France est déjà un pays qui redistribue beaucoup, où le niveau du Smic est élevé, et dans lequel les inégalités sont relativement contenues. Un appel salutaire pour une science économique dépolitisée et plus objective.

L’Express : L’agence de notation Fitch a dégradé en fin de semaine dernière la note de la dette française. Y voyez-vous la confirmation que la France vit au-dessus de ses moyens ?

François Geerolf : Il faut bien distinguer le besoin de financement des administrations publiques et le besoin de financement de la France. Cela varie un peu selon les années, mais en moyenne le pays a une balance des transactions courantes équilibrée, ou très légèrement négative. Donc on ne peut pas dire que la France vit « au-dessus de ses moyens ». Ce qui est vrai c’est que le déficit des administrations publiques s’est fortement détérioré depuis 2017, d’environ trois points de PIB, passant d’environ 3 % à 6 % de PIB. Mais sur la même période, et par un mouvement inverse, l’épargne financière des Français s’est aussi accrue d’environ 3 points de PIB, de 3 % à 6 % du PIB. Du point de vue de la soutenabilité extérieure de la France, cela ne justifie pas à mon sens de faire 120 milliards d’euros d’économies d’ici 2029…

Cette hausse du taux d’épargne des Français à un niveau record pourrait être la matérialisation de ce que les économistes appellent l’équivalence ricardienne : face à un creusement du déficit, les contribuables épargneraient en prévision des futures hausses d’impôts…

Je ne crois pas du tout à cette théorie, et d’ailleurs David Ricardo lui-même n’y croyait pas ! C’est l’économiste américain Robert Barro qui en est un ardent défenseur… La réalité me paraît beaucoup plus simple. Entre 2017 et 2022, l’effet majeur a été une baisse de la fiscalité – avec la « flat tax » sur les revenus de l’épargne, la suppression de l’ISF, la disparition de la taxe d’habitation… – sur les classes moyennes et les catégories plus fortunées de la population. A cela s’ajoute le versement des dividendes « stockés » pendant le mandat de François Hollande, quand ils étaient soumis au barème de l’impôt sur le revenu. Le simple fait de distribuer davantage de revenus à des gens plus riches en moyenne fait que le taux d’épargne moyen augmente. Mais à mon avis, les ménages n’ont pas une quelconque idée de la trajectoire fiscale future. C’est juste qu’ils ne savent pas quoi faire de leur argent… L’Insee nous a montré dans une note récente qu’entre 2023 et 2024, la hausse du taux d’épargne en France était le fait, pour les deux tiers, des retraités. Mais il faut faire attention : l’année 2023 a été marquée par une forte indexation automatique des pensions à la suite de la poussée inflationniste. Je pense que les retraités ne se sont pas adaptés à ce nouvel environnement. Ils ont maintenu leur niveau de consommation en achetant des biens moins chers sans prendre en compte que leur retraite avait augmenté…

La taxe Zucman est aujourd’hui au centre des débats. A gauche, elle est justifiée par un système fiscal qui ne serait pas assez redistributif. Où est la vérité ?

La taxe Zucman est une mauvaise réponse à un vrai problème qui me paraît plus circonscrit. Le problème dont je parle est celui des dividendes versés par les actionnaires de sociétés dans des holdings patrimoniales et qui ne sont pas taxés. Aux Etats-Unis, ces mêmes dividendes sont taxés à hauteur de 20 % au niveau fédéral. On cherche donc avant tout à régler un problème d’optimisation fiscale qui provient en partie du régime « mère-fille », sanctuarisé par une directive au niveau européen. Le problème de la taxe Zucman, c‘est qu’elle ne cible pas seulement ces cas d’optimisation fiscale et fait un certain nombre de « victimes collatérales ». On a beaucoup parlé de Mistral et de son fondateur qui compte tenu de la valorisation de son entreprise ne pourrait pas régler cette taxe et serait donc obligé de vendre des parts de sa société.

Par ailleurs, pour justifier son application, on entend le discours sur une prétendue explosion des inégalités en France, ou sur l’idée que le système français serait globalement régressif. Ce discours n’est ni vrai ni justifié. Dire que le système fiscal français est régressif, ce n’est pas vrai… Sauf quand on zoome vraiment de très près sur les milliardaires, en gros le 0,001 % de la population…

Dire que les milliardaires payent deux fois moins d’impôts que tous les Français ou même que la moyenne des Français est là aussi faux. Ce que montre le rapport de l’IPP, c’est que les milliardaires paient en effet moins d’impôts en proportion de leur revenu (26 %) que les millionnaires (46 %) ce qui est très différent. Et encore, cela n’inclut pas l’impôt sur les donations qu’ils paieront dans le futur en préparant leur succession (on trouve alors 32 %). Les classes populaires, quant à elles, sont bien entendu bénéficiaires nettes de la redistribution.

Il y a un discours importé des États-Unis qui consiste à plaquer la situation américaine, où pour le coup les inégalités sont tout à fait significatives et en augmentation, et choquantes par certains côtés. En revanche, la situation française n’est pas du tout celle-là. Y compris, depuis 2017 avec la baisse des impôts sur les plus fortunés, le système fiscal français reste un des plus progressifs au monde.

Parmi les idées qui circulent il y a celle sur la part croissante du patrimoine hérité dans le patrimoine total des Français… Là aussi une contre-vérité ?

Ce qui est vrai, c’est que la concentration des patrimoines en France a augmenté, notamment parce que les prix de l’immobilier se sont envolés. C’est un point important : ce n’est pas le stock de patrimoine qui augmente, c’est sa valeur. Ça n’a pas du tout la même signification. D’ailleurs c’est pour cette raison que les gens demandent des baisses de droits sur les successions et sur les donations. Car aujourd’hui avec les 100 000 euros que vous pouvez léguer à vos héritiers sans taxes, il y a beaucoup moins de mètres carrés qu’avant !

Par ailleurs, il y a une statistique tirée d’un rapport du CAE et qui circule beaucoup selon laquelle dans les années soixante-dix, 35 % du patrimoine des Français était hérité, et qu’aujourd’hui cette part se monterait à 60 %. En fait, cette statistique est surestimée. Quand on regarde précisément la note du CAE, on s’aperçoit que ce n’est pas 60 % mais 55 %. Par ailleurs, les auteurs à l’origine de cette statistique eux-mêmes estiment que ces évaluations sont très incertaines. C’est un peu la même chose avec l’article de la Fondation Jean Jaurès sur la grande transmission, qui explique que la France est à l’aube de flux successoraux énormes. Or, la méthode de calcul est contestable. Leur dernier point de mesure est l’année 2006, au moment où un régime fiscal ponctuellement très favorable a entraîné un niveau sans précédent de donations. Les chiffres sont extrapolés par rapport à ce niveau de donation historique.

A vous entendre, y aurait-il un problème avec la science économique en France ?

Il y a une sensibilité extrême aux inégalités en France. Mais justement en raison de cette sensibilité extrême, la France est déjà un pays qui redistribue beaucoup, qui a un niveau du Smic élevé, et où les inégalités sont relativement contenues. Beaucoup d’économistes ont du mal à se le dire et à le reconnaître. Il y a un problème avec le fait de plaquer des raisonnements et des faits économiques états-uniens sur le cas français. Cela tient sans doute au succès outre-Atlantique de l’école française d’économie qui a ouvert tout un champ d’études sur les inégalités aux Etats-Unis. Mais leurs conclusions s’appliquent assez mal à la France en réalité. C’est dommage qu’on ne regarde pas un petit peu plus les chiffres d’une manière dépolitisée et plus objective.

Les économistes seraient-ils devenus les idiots utiles des politiques ?

Ce qui est sûr c’est que certains économistes sont peut-être trop proches du discours politique. Il y a trop de politisations de la profession. Le discours actuel sur les ultra-riches est délétère. On ne peut pas dire aux gens que le système français est régressif, qu’il n’y a pas de redistribution, que les riches ne payent pas d’impôts… Car c’est faux. Ce qui vrai c’est qu’il y a des problèmes techniques d’optimisation fiscale qu’il faut résoudre le mieux possible. Dire que la France est un paradis fiscal pour les ultra-riches est vraiment excessif. Un paradis fiscal est un endroit où règne le secret fiscal, une absence de transparence… Il n’y a rien de tout ça en France.

Diriez-vous que la gauche souffre d’une forme de paresse intellectuelle sur les sujets économiques ?

La tendance de la gauche à penser que la taxation des ultra-riches est le problème numéro un à résoudre en France et à ne parler que de ce sujet est une erreur. La France en a de nombreux autres à résoudre : la désindustrialisation, un déclassement sur les technologies de pointe, les difficultés croissantes à vivre de son travail, la dégradation des services publics… En termes de symbole, la question de la justice fiscale est évidemment très importante. Je suis favorable au rétablissement de l’ISF tel qu’il existait avant, mais mettre en place la taxe Zucman, c’est mettre en place un impôt dont le rendement serait 4 fois supérieur. Même lors de la création de l’ISF en 1982, il n’a pas été question de taxer les biens professionnels.

Ce discours excessif rend la gauche assez peu crédible, et son combat peu audible, car il n’apparaît pas comme un discours de vérité. Je l’ai vu également pendant la dernière campagne pour les législatives avec le programme du NFP, défendu par de nombreux économistes et qui proposait une augmentation de la fiscalité sur les très riches et les multinationales de l’ordre de 105 milliards d’euros. C’est inimaginable ! Ce programme était une folie, justifié par plein d’économistes, sous le prétexte qu’il fallait faire barrage au RN. Le dénoncer était vu d’une certaine façon comme un soutien à l’extrême droite. Comme s’il n’y avait pas d’alternative entre une continuation du macronisme et le soutien au NFP. C’est un jeu dangereux qui fait paraître les propositions du RN comme raisonnables… Alors même qu’ils ne proposent pas grand-chose !



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Author : Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-09-17 18:30:00

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