La question revient à chaque campagne : faut-il davantage taxer les héritages ? Sous couvert de justice sociale, certains voudraient corriger par l’impôt les heureux hasards de la naissance. L’intention paraît noble : réduire les inégalités. Mais taxer les héritages, c’est d’abord et avant tout oublier ce qu’ils représentent. L’héritage n’est pas seulement un capital que l’on transmet, c’est un lien que l’on prolonge. Un héritage, est une main tendue entre les générations, la promesse que ce que nous avons reçu continuera de vivre autrement. L’héritage peut aussi justifier le sens que l’on met dans son travail, ce fil invisible qui relie l’effort d’hier au plaisir d’aider ses enfants aujourd’hui.
Taxer encore davantage les héritages, ce serait donc abolir ce qui relie — le sens d’une vie de labeur, et la gratitude reconnaissante entre ceux qui précèdent et ceux qui continuent. À l’heure où l’on s’interroge tant sur le sens du travail et sur le fossé entre les générations, rendre plus contraignant encore l’héritage ne ferait qu’aggraver ces deux blessures contemporaines : la perte du sens et la rupture du lien. Car l’héritage demeure surtout un lien entre les générations. Un lien concret, palpable, qui transforme la propriété en transmission, le bien en lien, le « mien » en « nôtre ». Entraver par un matraquage fiscal le don, c’est briser la chaîne des générations, couper la mémoire du temps et légitimer insidieusement une forme de tyrannie douce qui retire aux gens ce qu’ils souhaitent librement donner aux leurs.
Deuxièmement, derrière le débat fiscal se cache une illusion tenace : celle d’une égalité absolue des commencements. Certains voudraient que chacun débute sa vie au même point que tout le monde, comme dans une course idéale où nul n’aurait d’avance. Mais le démarrage d’une vie n’est pas une ligne de départ. Elle est faite d’accidents, d’atouts et de hasards. Certains naissent entourés de livres, d’autres de dettes ; certains héritent d’une confiance, d’autres d’une peur ; certains d’un nom, d’autres d’un silence. Vouloir gommer ces différences, c’est rêver d’un « communisme des commencements » : séduisant (et encore !) dans l’intention, impossible dans les faits. Les écarts existeront toujours — ne seraient-ce que ceux du talent, de l’intelligence, de la santé ou simplement de la chance.
Une société figée devient injuste
L’injustice sur laquelle nous pouvons agir et que nous pouvons combattre ne réside donc pas dans les différences de départ, à jamais insolubles, mais dans l’impossibilité d’en sortir. Ce qui rend une société plus juste, ce n’est pas l’égalité absolue que la nature empêche, mais la mobilité, le mouvement qu’elle rend possible. Une société figée, fixe et même égalitaire, devient injuste. Une société mobile, même inégale, peut s’avérer plus juste. La vraie justice ne consiste donc pas à gommer les inégalités de départ mais à ouvrir la possibilité de constituer un héritage pour les siens. Hériter n’est pas injuste en soi parce que donner n’est pas injuste. L’enjeu n’est donc pas d’amoindrir l’héritage de quelques-uns, mais de faire en sorte que plus de gens puissent constituer un patrimoine.
Cela supposerait de pouvoir rompre avec un modèle unique de réussite. Une société plus juste serait celle qui multiplie les voies d’accomplissement et les possibilités d’enrichissement. A travers par exemple une école qui valorise toutes les formes d’intelligence — manuelle, artistique, littéraire, scientifique — au lieu de ne favoriser que celles des classes dites supérieures ; une formation qui fasse de l’apprentissage une voie d’excellence, et non une voie de relégation ; des entreprises qui récompensent la compétence, le résultat et l’effort plutôt que la cooptation ou les codes d’un cénacle fermé ; une culture enfin, toujours exigeante mais accessible à tous, afin que le savoir cesse d’être un privilège élitiste et devienne un instrument d’émancipation. Car dans un monde à jamais inégal, la justice ne réside pas dans l’identité des départs, mais dans la liberté des parcours. L’égalité des chances, ce n’est pas d’avoir tous la même condition de départ, mais de ne jamais faire de cette condition un conditionnement.
*Julia de Funès est docteure en philosophie.
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Author : Julia De Funès
Publish date : 2025-11-03 11:00:00
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