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Arthur C. Brooks (Harvard) : « Réfléchissez à deux fois avant d’accepter un poste de direction… »

Arthur C. Brooks (Harvard) : « Réfléchissez à deux fois avant d’accepter un poste de direction… »

Ancien corniste puis président du think tank libéral l’American Enterprise Institute, Arthur C. Brooks est depuis 2019 professeur à la Harvard Business School et à la Harvard Kennedy School, où il enseigne un cours de « leadership et bonheur » devenu très populaire. Auteur de plusieurs best-sellers, il est aussi l’un des chroniqueurs vedettes de The Atlantic. Paru cet été en anglais, The Happiness Files (Harvard Business Review Press) regroupe ses chroniques, avec des conseils basés sur la recherche scientifique sur comment s’épanouir au travail ou dans sa vie privée.

Pour L’Express, Arthur C. Brooks nous explique pourquoi une augmentation ne nous apportera pas la satisfaction espérée, et met en garde sur la solitude inhérente aux postes de direction. Il recommande aux patrons de garantir des journées sans réunion. Enfin, il donne des conseils précieux pour gérer un déclin professionnel inévitable, comme sur l’art de complimenter ses collègues.

L’Express : Est-il vraiment possible d’adopter une approche scientifique du bonheur dans notre vie professionnelle comme dans notre vie personnelle ?

Arthur C. Brooks : La « science du bonheur » aide les gens à comprendre pourquoi eux, comme tous les êtres humains, commettent des erreurs répandues dans la vie, et elle fournit des preuves rigoureuses sur la manière de devenir plus heureux. J’ai constaté à maintes reprises qu’enseigner les neurosciences et la psychologie à des non-universitaires aide à leur faire acquérir une nouvelle et meilleure compréhension d’eux-mêmes, par exemple sur ce qui se passe dans leur tête lorsqu’ils ressentent des émotions négatives.

L’un des messages clés de votre livre est que nous ne devrions pas supposer que la réalisation d’un objectif particulier dans notre vie nous apportera le bonheur que nous imaginons souvent. Pourquoi une certaine somme d’argent, un titre ou même la retraite ne nous procurent-ils pas une satisfaction durable ?

Les psychologues appellent ce phénomène « l’erreur d’arrivée », une illusion cognitive qui nous fait croire que lorsque nous atteindrons nos objectifs, nous serons vraiment satisfaits. Mais en réfléchissant, nous savons que nous ne pouvons pas être vraiment satisfaits après avoir atteint un objectif particulier. Par exemple, repensez à la dernière fois où vous avez reçu une augmentation au travail : les données suggèrent que vous étiez le plus satisfait de cette augmentation le jour où votre patron vous l’a annoncée. Le jour où elle a été versée sur votre compte a probablement été agréable, mais la satisfaction liée à cette réussite s’est rapidement estompée. En quelques mois, vous vous êtes habitué à cette augmentation de salaire de 10 % que vous attendiez avec tant d’impatience, et vous avez commencé à vous demander quand vous recevriez la prochaine…

C’est la biologie évolutive à l’œuvre. Nous ne sommes pas faits pour être satisfaits une fois pour toutes : Mère Nature veut que nous restions en quête constante, ce qui est la raison pour laquelle vos ancêtres sont restés en vie et ont transmis leurs gènes. Le but du bonheur ne devrait donc pas être d’atteindre un objectif abstrait, puis de tout abandonner. Au contraire : les êtres humains sont programmés pour progresser et apprendre, c’est donc sur cela que nous devrions nous concentrer.

Vous recommandez aussi de « réfléchir à deux fois avant d’accepter un poste de direction ». Les patrons ne sont-ils pas plus heureux que leurs subordonnés ?

Les données sont claires : si les dirigeants bénéficient généralement d’avantages plus importants que leurs subordonnés, en termes de salaire ou de prestige, ils sont souvent pris au dépourvu par la solitude liée à leur fonction. Occuper un poste de direction dans son entreprise peut être extrêmement gratifiant, mais les gens devraient accepter ce poste en toute connaissance de cause. Tout à coup, vos anciens collègues (que vous avez dépassés dans la hiérarchie) ne seront plus vos amis au travail. Vous devrez prendre des décisions difficiles qui ne feront pas l’unanimité. Cela peut être une expérience très solitaire.

Même si le nouveau dirigeant moyen n’a pas de problèmes de solitude ou de gestion de la colère, il peut être confronté à deux années de bonheur inférieur à son ancien niveau. Cela peut être déconcertant s’il s’attendait à être plus heureux, mais c’est tout à fait normal et généralement temporaire. Néanmoins, deux ans, c’est long. Et, comme je l’ai vérifié à maintes reprises, les leaders échouent quand ils détestent occuper ce rôle.

La plupart des gens sont plus heureux lorsqu’ils quittent un emploi qui ne leur apporte pas satisfaction

Vous écrivez que « le vrai problème des réunions n’est pas leur manque de productivité, mais le mal-être qu’elles génèrent ». Que faut-il faire en sachant cela ?

Les recherches montrent que la plupart des réunions sont inutiles et ennuyeuses. Vous avez sans doute déjà participé à de nombreuses réunions qui vous ont mécontenté, car vous auriez pu consacrer ce temps à un travail plus productif. Nous constatons que cet écosystème général des réunions rend les gens très malheureux.

Je recommande aux dirigeants d’essayer de supprimer presque toutes les réunions du calendrier de leurs employés, à l’exception de celles qui sont essentielles au fonctionnement de l’entreprise. Cela rendra votre lieu de travail plus heureux et plus productif. Les chefs devraient notamment garantir des journées entières sans réunions. Selon une étude publiée dans la MIT Sloan Management Review, la productivité et l’engagement des employés sont maximisés avec quatre jours sans réunion par semaine ; le stress est minimisé avec cinq jours sans réunion (autrement dit, quand il n’y a pas de réunion du tout).

Selon ce qu’on appelle l’effet Ringelmann (du nom de l’ingénieur français Maximilien Ringelmann), plus la taille d’un groupe augmente, plus l’effort individuel moyen diminue. Les spécialistes ne s’accordent pas sur le nombre idéal de participants à une réunion, qui dépend sans doute des objectifs de celle-ci. Si le patron a une annonce importante à faire, il peut être approprié de réunir tout le personnel (même si un mail pourrait suffire). Pour prendre des décisions et discuter de stratégie, de nombreux spécialistes en gestion recommandent un nombre de participants inférieur ou égal à sept. Essayez en tout cas d’inviter à votre réunion le nombre minimum de personnes nécessaires pour accomplir la tâche à accomplir.

D’après les données, combien de temps devrions-nous rester dans un même emploi pour être heureux ?

Il n’existe pas de chiffre magique, mais de nombreuses données montrent que le travailleur moyen change plus de dix fois d’emploi au cours de sa carrière. Nous avons tendance à considérer les changements d’emploi comme effrayants et déstabilisants, mais en réalité, lorsque vous vous sentez profondément désintéressé par votre travail, il est peut-être temps de changer. Il est très courant de changer d’emploi, et la plupart des gens sont plus heureux lorsqu’ils quittent un emploi qui ne leur apporte pas satisfaction.

Vous nous rappelez que le principal facteur prédictif du bonheur au travail est le bonheur en dehors du travail. Cela signifie que lorsque tout va bien dans le reste de votre vie, le travail semble moins pénible…

L’important est de rendre votre temps libre enrichissant. À l’ère numérique, nous avons tendance à quitter le travail et à nous précipiter immédiatement sur un écran, par exemple la télévision, puis, pendant quelques heures avant de nous coucher, nous sommes sur un écran plus petit (nos téléphones). Et en un clin d’œil, nous sommes de retour au travail. Je suggère de remplir son temps libre d’expériences enrichissantes, comme un dîner entre amis ou en famille, un moment consacré à l’étude de la philosophie ou de la spiritualité, ou même la lecture d’un grand ouvrage de fiction ou de non-fiction. Si nous excellons dans nos loisirs, nous sommes revigorés pour la journée de travail qui nous attend.

Avoir un « meilleur ami » au travail augmente la productivité

On pourrait penser qu’il vaut mieux séparer vie professionnelle et vie personnelle afin de maintenir un équilibre. Mais selon les données, socialiser avec ses collègues en dehors du travail est en réalité une bonne chose pour notre bonheur et notre productivité. Vraiment ?

Les données montrent clairement que le fait d’avoir un « meilleur ami » au travail réduit considérablement le risque de départ, augmente le niveau d’engagement (et donc la productivité) et améliore la satisfaction professionnelle. Cela ne signifie pas nécessairement que nous devons passer notre temps libre avec nos collègues. L’astuce consiste à développer des relations amicales avec vos pairs au travail, ce qui vous apportera un bonheur considérable.

L’un de vos articles les plus populaires dans The Atlantic traite du déclin professionnel, qui, selon des études, survient beaucoup plus tôt que nous le pensons souvent. Que pouvons-nous faire face à ce déclin inévitable ?

Au cours des dernières décennies, les chercheurs ont distingué deux types d’intelligence : l’une « fluide » et l’autre « cristallisée ». L’intelligence fluide est à son maximum lorsque nous sommes jeunes ; avant 40 ans, par exemple, nous pouvons innover rapidement et résoudre facilement des problèmes techniques. Mais en vieillissant, ces talents ont tendance à s’estomper et à être remplacés par l’intelligence cristallisée, qui s’apparente à la sagesse. Avec l’âge, nous ne pouvons plus résoudre les problèmes aussi rapidement, mais nous pouvons reconnaître des schémas et enseigner beaucoup mieux en nous appuyant sur notre expérience vécue.

Presque toutes les professions nous permettent de passer d’une courbe à l’autre si nous sommes prêts à évoluer et avons l’humilité de reconnaître que nos compétences changent. Par exemple, un entrepreneur qui se lance à 30 ans sera un meilleur investisseur en capital-risque (capable d’identifier les talents et de former des entrepreneurs) à l’âge de 60 ans. Un avocat plaidant à 35 ans sera un bon associé gérant à 65 ans. Un journaliste sur le terrain à 28 ans un meilleur rédacteur en chef à 58 ans. L’objectif est donc de suivre votre courbe d’intelligence cristallisée au lieu de lutter pour rester sur votre courbe d’intelligence fluide.

Des recherches sérieuses nous apprennent même comment complimenter correctement les gens. Que devons-nous savoir avant de flatter un patron ou un employé ?

Un conseil important est d’être honnête. Les compliments sont généralement rejetés lorsqu’ils ne sont pas crédibles ou sincères, c’est-à-dire lorsqu’ils sont perçus comme malhonnêtes. Cela ne veut pas dire que vous êtes une personne malhonnête, mais simplement que vous pourriez être motivé à distribuer des compliments de manière stratégique ou peut-être parce que vous avez l’habitude de flatter les gens. Dans tous les cas, vos compliments ont peu de chances d’être crus par une personne bien équilibrée, ce qui nuira à votre crédibilité globale. Avant de faire un compliment, demandez-vous donc : est-ce que je crois vraiment ce que je vais dire à cette personne ?



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-09-25 10:32:00

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