Élu en avril à la tête de la Conférence des Évêques de France, le cardinal archevêque de Marseille Jean-Marc Aveline préparait avec bonhomie sa rentrée, se réjouissant, en cette mi-septembre, de son passage à Rome où celui qui cumule les responsabilités dans trois dicastères avait un rendez-vous, inscrit de longue date, avec le pape Léon XIV. Si le Marseillais au rire gouleyant apprécie peu ses monochromes bureaux parisiens de big boss du clergé français, il ronronne sous le soleil romain, cheminant avec habileté parmi les cyprès, même un peu tordus, du Vatican.
Seulement, le 18 septembre, veille de son entrevue papale, un article de Paris Match fait état d’anciens dossiers d’abus sexuels dans son diocèse, tous traités avec lenteur, voire désinvolture. Et surtout, il braque une torche sur son vicaire général, le numéro 2 du diocèse, le prêtre Xavier Manzano, mis en cause dans un divorce prononcé il y a dix ans. Les munitions, bien que datées, font mouche.
Les communicants de Rodolphe Saadé tentent d’apaiser la tempête
Sous les fresques vaticanesques, l’émoi est immense, le magazine ayant été lu par le secrétaire d’État, numéro 2 du pape, auquel un voisin de bureau s’empressa de l’apporter, sachant celui-ci peu lecteur du journal pétillant. Se répandant à la vitesse de la foudre divine de bureaux en confessionnaux, les éléments sont repris par la presse italienne, dont Le Tempo, quotidien conservateur influent parmi la Curie.
Au diocèse de Marseille, c’est la panique, traitée avec une diligence peu coutumière. Ayant adressé un communiqué aux quelque 130 prêtres du diocèse (dont la moitié a plus de soixante ans), le directeur de la communication prend la peine de téléphoner à certains, leur suggérant ce qu’ils devraient répondre s’ils étaient interpellés. « C’est infantilisant et autoritaire comme d’habitude, aucune explication sur le fond, mais de la discipline aveugle exigée en défense du patron », soupire l’un d’eux. Réuni dans la foulée en conseil presbytéral dans la commune de Lambesc, le clergé renouvelle pendant deux jours son soutien à son populaire archevêque, tandis qu’à Paris, une agence de communication, travaillant pour l’armateur marseillais Rodolphe Saadé, s’efforce d’apaiser la tempête. Au siège de LVMH, propriétaire de Paris Match, les appels téléphoniques pleuvent, certains directement sur le portable des enfants du patriarche Bernard Arnault, auxquels il est chuchoté qu’il n’est pas judicieux de fragiliser une figure progressiste connue pour son engagement rayonnant en faveur du dialogue interreligieux. En quelques heures, la pagaille est gigantesque. Et Monseigneur Aveline touché sur le seuil de son mandat à la tête de l’Église de France.
Parmi les dossiers évoqués par le journal, celui visant le prêtre Manzano le cible singulièrement, attaquant sa tendance pateline à l’étouffoir. Voici les faits. Dans les années 2010, un couple de catholiques marseillais, parents de deux enfants, se sépare. Ayant divorcé à l’état-civil, l’épouse, exerçant aujourd’hui dans un laboratoire de recherche, demande l’intervention de la justice canonique, celle qui régit les catholiques. Elle dépose une requête en nullité de son mariage. Un juge ecclésial, Luc-Marie Lalanne est saisi du dossier. Le prêtre, connu pour sa rigueur doctrinale, est également official auprès de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et sera, quelques années plus tard, chargé d’animer le séminaire pontifical français. Autrement dit, une pointure à Rome où lui sont confiés les dossiers les plus épineux. Le père Lalanne examine l’affaire, consulte, reçoit des témoins, et déclare le 23 décembre 2015 la nullité du mariage « pour les chefs graves de défaut de discernement et d’incapacité d’assumer de la part de l’époux », ajoutant que l’époux est dorénavant frappé d’un « vetitum » – il n’a plus le droit de se marier à l’église.
Le lendemain, le juge ecclésial écrit à l’évêque de Marseille, Monseigneur Pontier, dont le bras droit est à l’époque Jean-Marc Aveline. Le juge ecclésial s’alarme en effet que dans ce fracas conjugal un prêtre marseillais, Xavier Manzano, soit devenu « l’ami de l’époux », et fait état par écrit d’une proximité entre le prêtre et le père de famille, s’étonnant de sa présence assidue dans le foyer déchiré. Il ajoute avoir « plusieurs fois tenté d’obtenir la comparution du père Manzano comme témoin », et estime avoir à faire à « un sujet de préoccupation grave pour la personne du père Manzano et son ministère presbytéral ». Le courrier est d’une exceptionnelle gravité. Un membre du clergé se soustrayant aux questions de la justice canonique, ce n’est pas si commun. Or, non seulement Xavier Manzano ne répondra jamais à la convocation du juge religieux, mais ni son évêque, ni son vicaire général Aveline ne l’y contraindront, et la missive du juge Lalanne fut ensevelie sous la poussière à l’évêché de Marseille.
Quatre ans plus tard, en 2019, Jean-Marc Aveline est nommé à la tête du diocèse. Et qui choisit-il pour le seconder ? Le père Manzano, promu vicaire général. Cette nomination émeut certains, qui s’en ouvrent au Nonce apostolique, Celestino Migliore, représentant du Vatican en France. En janvier 2022, année où Aveline reçoit la barrette cardinalice, celui-ci referme une seconde fois le dossier. « Les deux enfants (NDLR : du couple en instance de divorce) m’ont fait parvenir une déclaration personnelle et signée qui atteste clairement qu’à aucun moment il n’y a eu durant toutes ces années de comportement inapproprié de quelque ordre que ce soit », leur répond-il. Les paroissiens n’ont plus qu’à méditer l’article 1 du canon 478 précisant que les vicaires généraux doivent être « recommandables par leur sainte doctrine, leur vertu, leur prudence et leur expérience dans la conduite des affaires ».
« Un prélat d’Orient à la parole onctueuse »
Comment comprendre l’impunité dont aurait profité le père Manzano, s’épargnant toute explication devant la justice de son église ? C’est que le débonnaire Jean-Marc Aveline forme avec celui-ci, intellectuel corseté et fin latiniste, un tandem, gagnant à avancer de concert, une courte échelle réciproque et solide. Le patron de l’église de Marseille compte sur le théologien, formé à Rome, ayant tôt repéré que celui-ci saurait accompagner son ambition gourmande. Xavier Manzano, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, est charpenté théologiquement, s’exprimant avec talent, un quinquagénaire en soutane, hyperactif et maîtrisant ses dossiers. Efficacité qui n’est pas le fort de l’évêque-cardinal. « Aveline est un prélat d’Orient, sa parole onctueuse fait des merveilles, mais la gestion quotidienne l’ennuie, il se fiche totalement des névroses des fidèles et des prêtres, il préfère de loin les grands dossiers qui brillent », observe un fin connaisseur de l’église de France, ayant récemment rencontré les deux membres du duo.
Aveline le chaleureux, sachant surjouer son accent sudiste pour réchauffer la pièce, a besoin du mécanique Manzano. Longtemps accompagnateur spirituel au séminaire d’Aix, celui-ci, d’origine corse, y enchantait les jeunes séminaristes. Curé moderne roulant à moto, il invite ses étudiants à son domicile, les régale d’interminables apéros, et les invite même dans sa loge au stade Vélodrome, celle que l’OM lui prête. De l’entregent et deux atouts majeurs en main : il plaît aux conservateurs, attachés aux formes traditionnelles de la liturgie, et il connaît le Vatican, ses intrigues comme ses leviers. Monseigneur Aveline a besoin de ces cartes. Le cœur évangélique à gauche, matois et souriant, le Marseillais, né et grandi à Marseille, s’entendait à merveille avec l’historique édile Jean-Claude Gaudin, et sait y faire avec le maire proche du PS Benoît Payan, seulement ses engagements envers les migrants et les musulmans hérissent ses paroissiens de plus en plus enclins à lorgner vers la droite.
Or Manzano lui sait amadouer ces conservateurs, se mouvant avec finesse dans ces cercles qu’Aveline et sa charité sans frontière inquiètent. Et le patron des catholiques de Marseille a bien besoin de l’alliance entre tous ses fidèles pour tenir ensemble son diocèse poudrière. Tandis que l’archevêque travaille avec faconde la présence chrétienne sur les rives de la Méditerranée, thème dont était friand le pape François, Manzano lui fait tourner la machine locale, sans beaucoup d’égard pour le clergé du cru, qui doit se dépatouiller d’apprendre par la presse que l’un des leurs, Charles Sighieri, a été condamné pour agressions sexuelles à deux ans de prison avec sursis, alors même que le diocèse l’avait benoîtement laissé revenir loger dans son ancienne paroisse, où il arrivait qu’il dise des messes, et croise des jeunes, bien que condamné à une interdiction de contact avec les mineurs pendant dix ans.
Il lui fait prendre des cours d’italien
Manzano ne fait pas que des prouesses diocésaines, il sait aussi guider le prélat de la Canebière, modestement formé au séminaire d’Avignon, dans les méandres de Rome. L’italianiste chevronné incite son supérieur à prendre des cours d’italien, le conseille sur les usages mondains et les coutumes requises dans le monde codifié des princes de l’Église. Ancien élève du séminaire de théologie de Rome, il lui organise ses premiers rendez-vous, travaillant à faire prospérer son carnet d’adresses. Habilement conduit, Jean-Marc Aveline sait ensuite faire jouer son charme solaire et conquérir les cœurs de ces membres de la cléricature, peu habitués aux éclats de rire et à l’intelligence virevoltante du Français à la parole envoûtante. Cette politique romaine, labourée avec soin, récolte ses fruits, quand Aveline réussit, en septembre 2023, à accueillir le pape François à Marseille. Opération de haute couture, finement échafaudée, qui fit chavirer le peuple de la Bonne Mère. Et donnèrent des ailes au cardinal archevêque. Et s’il se rendait papabile ?
Un paquebot prêt pour le pape français
Dans un premier temps, il n’avait pas le cœur à se faire élire à la tête de l’épiscopat français, trop de paperasses, trop aride. Ayant appris que pour devenir un papabile de bonne envergure, il n’était pas inutile de pouvoir se prévaloir du soutien de son clergé national, il s’y résout, candidature parachevée par un score électoral triomphal, tant il est un des rares évêques à savoir parler aux progressistes comme aux conservateurs.
À peine élu patron des évêques de France, voici que meurt, avril 2025, le pape François. Le cardinal électeur file au conclave, emmenant son vicaire général. Une rareté, tant les cardinaux s’enferment dans la basilique sans imposer à leurs adjoints de poireauter au-dehors. C’est que le Marseillais croit à ses chances, incarnant sans conteste l’héritage politique du défunt pape. Attendant la fumée blanche, son bureau marseillais croit l’affaire bientôt pliée, diffusant un courrier, démarrant par une citation de Péguy, (« il faut accepter de voir ce que l’on voit ») y invitant ses destinataires à se préparer à décrire le pape Aveline à la presse mondiale en folie, tandis que d’autres, toujours à Marseille, songent à affréter un paquebot pavoisant qui aurait triomphalement rejoint l’Italie depuis Marseille pour célébrer le locataire français du Saint-Siège. Des empressements inutiles, le conclave en ayant décidé autrement.
Revenu dans son périmètre français, le cardinal Aveline qui par-dessus tout répugne à trancher, souhaite conserver Xavier Manzano à ses côtés. Ayant retoqué six candidats au poste de directeur de la communication, incapable d’en choisir un qui ne serait pas marseillais, il envisage par ailleurs de voir son irremplaçable bras droit nommé secrétaire général de la conférence des évêques, ou bien à défaut, évêque lui-même. Des projets désormais impossibles, la publicité donnée à son refus de répondre à la convocation d’un juge ecclésial ayant empêché toute promotion. Monseigneur Aveline sait désormais son mandat sous surveillance. En exhumant l’affaire Manzano, les associations de victimes d’abus sexuels dans l’Église ont fait passer le message. Cette fois, le temps n’est plus aux pagnolades ensoleillées, Monseigneur Aveline a du travail, sans plus rêver des cyprès romains. Le 26 septembre, le pape Léon XIV a désigné Filippo Iannone préfet du dicastère pour les évêques, soit le super DRH pour tous les patrons de diocèse du monde. Un poste pour lequel on disait le cardinal de Marseille grand favori.
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Author : Emilie Lanez
Publish date : 2025-09-27 14:00:00
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