Un bateau de la flotte fantôme russe visé par la justice française. Arraisonné le 27 septembre par une frégate de la Marine nationale au large de Saint-Nazaire, le pétrolier Boracay a été immobilisé plusieurs jours. Il transportait du pétrole russe vers l’Inde. Le navire est suspecté d’être lié à plusieurs incidents maritimes et pourrait avoir servi de plateforme de lancement pour des drones aperçus au Danemark, certains survolant l’aéroport de Copenhague il y a dix jours. Son capitaine a depuis été relâché en attendant son jugement. Le pétrolier est reparti.
Dans la nuit du jeudi 2 au vendredi 3 octobre, le trafic aérien d’une autre ville européenne, Munich, en Allemagne, était à son tour suspendu. Des drones ont aussi survolé son aéroport. Leurs propriétaires n’ont pas été identifiés, mais les regards se tournent à nouveau vers Moscou. Jeudi, un sommet de chefs d’Etat et de gouvernement lancé pour parler défense européenne s’est justement réuni à Copenhague. « Tout le monde a sous-estimé la menace russe », a reconnu Mette Frederiksen, la Première ministre danoise. Emmanuel Macron a pour sa part mis en garde contre « une menace de plus en plus hybride ». Le président français a annoncé une réunion de chefs d’état-major européens sur le sujet. Entretien avec Jean-Louis Thériot, ancien ministre délégué auprès du ministre des Armées, député (LR), membre de la commission de la défense et des forces armées.
L’Express : Le pétrolier fantôme russe arraisonné par la France est-il un nouveau symptôme de ce que l’on appelle la « guerre hybride » ? Assiste-t-on à une évolution du conflit avec la Russie ?
Jean-Louis Thiériot : L’évolution n’est pas nouvelle ! Le schéma classique de la guerre et de la paix ne s’applique plus avec la Russie. Nous sommes dans un continuum entre compétition, contestation et affrontement. L’exemple type est la guerre hybride. Nous ne sommes pas dans l’affrontement de forces armées, intervenant avec leurs uniformes et leurs drapeaux. Il s’agit le plus souvent d’acteurs qui ne sont pas forcément directement identifiés, des proxys. L’exemple le plus parlant reste celui des mercenaires de Wagner, utilisés par la Russie. On peut aussi citer les Houthis pour l’Iran. D’autre part, le champ même de conflictualité change. Par le passé, la conflictualité s’exprimait dans des espaces classiques : terre, air, mer. Nous avons aujourd’hui une série d’espaces indéfinis allant du cyberespace au sabotage maritime à la guerre des drones, en passant par la guerre informationnelle. Ces actes sont difficilement attribuables : tout le monde peut nier être l’auteur des faits. Ils se situent en dessous des seuils habituels — non seulement ceux de la dissuasion nucléaire, mais aussi d’une riposte militaire classique.
Pensez à ces drones non-identifiés au-dessus de la Suède ou du Danemark : il est très probable, voire quasiment certain qu’ils ne sont pas partis de la Russie. Ils peuvent être venus directement du territoire danois, dans une opération ressemblant à celle menée par les Ukrainiens avec Spiderweb. Le 1er juin, Kiev avait acheminé des drones directement en Russie en les transportant par camion. Dans le cas qui nous occupe, les drones pourraient être partis d’un cargo voguant dans les eaux internationales, appartenant éventuellement à la flotte fantôme russe… D’où le soupçon et l’enquête autour du Boracay. On peut évoquer, également, les incidents concernant les câbles de communication abîmés en mer Baltique fin 2024 et début 2025. Là encore, un pétrolier était en cause. Ce nouveau type de conflictualité impose de trouver des réponses adéquates.
L’arraisonnement de ce pétrolier est-il une des réponses françaises à ces guerres hybrides ?
Cela me semble évident. Il faut évidemment prendre toutes les précautions d’usage concernant une enquête toujours en cours. On sait toutefois que ce navire se trouvait dans le détroit de Skagerrak, situé entre le nord du Danemark et la Suède. Il a eu un itinéraire erratique ; il n’est pas passé en ligne droite, ce que vous faites normalement à cet endroit. Il aurait également refusé de justifier de son pavillon et a à ce titre été contrôlé. Cette procédure est une manière de donner un signalement stratégique : on ne laissera pas des bateaux faire n’importe quoi.
Est-on suffisamment armé pour faire face à ces attaques hybrides ?
Il faut distinguer les signaux politiques et les réponses tactico-techniques. Dès 2022, j’ai été co-rapporteur d’une mission parlementaire sur le retour de la guerre d’intensité. J’y évoquais la guerre hybride, et notamment la lutte anti-drones. Nous avons des marges de progression considérables à faire sur ce dossier.
Il faut que nous ayons une réflexion approfondie sur la question. Faire tomber un drone peut avoir des conséquences très lourdes dans des zones de population élevée. À partir de là, comment faire ? Il peut y avoir la solution du brouillage. Mais cette dernière ne marche pas sur toutes les fréquences. Nous devons donc trouver une solution, élaborer une doctrine de protection sans créer d’autres dégâts. Toutes ces questions sont en cours de mise en place. Nous en sommes déjà très conscients, mais les événements nous imposent d’accélérer.
Que pensez-vous de la construction d’un mur anti-drones à la frontière de l’Est de l’Europe ?
Je ne crois pas une seconde à son efficacité. L’exemple du Danemark le montre : si vous mettez un mur anti-drones à la frontière entre les pays de l’Otan d’un côté et la Russie et la Biélorussie, ils passeront ailleurs. Le dispositif sera contourné par des bateaux. Des groupes de militants pro-russes peuvent aussi être capables d’acheter une quinzaine de drones pour 1500 euros et d’y accrocher une grenade, et de créer des paniques nationales. Le mur anti-drones sera comme une ligne Maginot : si elle n’est pas percée, elle sera contournée.
La question technique est aussi à prendre en compte. La grande efficacité du Dôme de fer israélien est beaucoup évoquée quand on évoque cette solution. Mais il fonctionne aussi car la taille d’Israël est limitée à un département ou une région française. On ne protègera pas le continent européen avec une telle technologie. En revanche, il faut que nous puissions veiller sur ce que l’on appelle les OIV, c’est-à-dire les organismes d’importance vitale – les centrales électriques, les transformateurs -, et que nous renforcions très fortement nos défenses cyber. Nous devons doter ces quelque 400 sites français d’une protection réelle, et vite. Cela fait donc partie des marges de manoeuvre de la loi de programmation militaire. C’est pour cela que j’appelle les parlementaires à être responsables : nous avons une menace extérieure diffuse mais vraiment très importante. La sécurité du pays est en jeu.
Emmanuel Macron a affirmé que « rien n’était exclu » en cas de violation de l’espace aérien européen. Comment interprétez-vous cette mise en garde ?
Elle est habile et justifiée. Vous ne pouvez pousser un adversaire à la raison qu’en le laissant face à un dilemme stratégique. Si vous dites : « On vous abat d’office si vous franchissez l’espace aérien », ou : « Si vous avez un survol dangereux, vous serez en permanence testé dans vos limites ». La réponse est conçue pour que l’adversaire pense que tout est possible. Ce n’est pas une doctrine, mais une réflexion de bon sens. Il y a une vraie distinction à faire entre le drone et l’avion de combat. Abattre un drone n’est pas considéré comme escalatoire ; il n’y a personne dedans. La Pologne a d’ailleurs abattu récemment certains drones, sans entraîner de réponse de la Russie. Les avions de combat sont un cas différent. Les règles d’engagement sont d’ailleurs différentes d’un pays à l’autre au sein de l’Otan, et doivent être appréciées au cas par cas.
Le 9 septembre, neuf têtes de porc ont été découvertes devant les mosquées de la capitale et la région parisienne. L’enquête privilégie la piste du renseignement militaire russe. S’agit-il d’une stratégie coordonnée ?
Nous parlons ici du versant de la guerre informationnelle. Le point le plus vulnérable – outre nos infrastructures critiques – de notre continent est la résilience morale de nos sociétés. La stratégie sous-jacente de la Russie est de créer un climat de peur général pour que chacun songe à protéger d’abord ses frontières et ses propres infrastructures, au détriment de l’aide à l’Ukraine. Mais Kiev est aujourd’hui devenue une vraie garantie de sécurité pour les Européens. Il ne faut pas se laisser gagner par la panique, qui est, pour moi, la principale menace de ces attaques hybrides.
L’urgence est là. Les responsables politiques et militaires ont tenté d’alerter sur la question. Quand il était ministre des Armées, Sébastien Lecornu l’a bien fait comprendre en évoquant que le poids de forme des armées était aux alentours de 100 milliards d’euros – contre 55 aujourd’hui. Quand Thierry Burkhard, l’ancien chef d’état-major des armées, a expliqué cet été que la Russie « a désigné la France comme son premier adversaire en Europe ». Quand Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de terre, veut que l’armée de terre soit « prête dès ce soir » aux défis de la guerre de haute intensité. Ces réactions sont justes. Il n’y a aucun catastrophisme.
Pensez-vous que cet état d’esprit soit partagé par la population ?
Je l’ai perçu à travers une anecdote. Il y a quelques jours, j’ai participé à une conférence sur les enjeux géopolitiques dans ma circonscription. Je m’attendais honnêtement à avoir 40 personnes dans le public. Plus de 150 personnes sont venues, demandant « Risque-t-on la guerre ? ». Il y a donc une véritable inquiétude. Il faut que cette conscience que l’opinion, les diplomates et les militaires ont, infuse. J’insiste là-dessus : nos élites politiques, en particulier les parlementaires, doivent bien se rendre compte de l’urgence de la situation. J’en reviens donc à la question du budget. L’an dernier, nous avons expérimenté des retards dans les commandes d’équipements militaires parce que nous n’en avions pas. Or, nous sommes dans un moment critique où on ne peut pas se permettre de faire n’importe quoi.
L’une des raisons de l’échec de Vladimir Poutine en Ukraine – car ce qu’il désignait au départ comme une opération militaire spéciale de cinq semaines s’est transformée en guerre de quatre ans – est liée à une sous-évaluation de la résistance ukrainienne. A nous, par notre résolution et par les efforts faits, d’éviter une nouvelle erreur d’analyse. Je suis convaincu qu’il existe une rationalité de la Russie. Celle-ci est de pousser le bouchon autant qu’elle le peut. Nos sociétés sont suffisamment résilientes. Si les efforts militaires, budgétaires et sécuritaires sont faits, la Russie comprendra bien qu’il ne sert à rien d’aller tester l’Otan. Nous avons donc une responsabilité collective. Aux responsables politiques, notamment au Parlement, de comprendre que nous sommes dans un moment qui impose une unité proche de l’union sacrée.
Le moment que nous vivons fait penser à la guerre d’Espagne, en 1936, qui fut une sorte de répétition générale de la Seconde Guerre mondiale. Je suis de ceux qui sont convaincus que nous pouvons nous arrêter à la guerre d’Espagne et éviter un conflit plus grave. J’ai en tête le discours de Paul Reynaud de 1935 à la Chambre, qui, inspiré par le général de Gaulle, avait demandé la création d’un corps de bataille mécanisé. Il avait alors dit qu' »entre le chaos et nous, il y a la force de nos volontés ». C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/nous-vivons-une-repetition-de-la-guerre-mondiale-cet-ex-ministre-francais-qui-hausse-le-ton-contre-JKUMZ2CDIVADZMOHMWPBDGCD3A/
Author : Alexandra Saviana
Publish date : 2025-10-03 10:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.