Officiellement, le scrutin s’est joué ce lundi 6 octobre selon un rituel bien rodé. Vers 18 heures, les 58 pays membres du conseil exécutif se sont installés derrière les plaques à leur nom autour de l’immense table ronde dans la salle X du palais de béton de l’Unesco à Paris. Ils ont voté à bulletins secrets avant de proclamer le nom du nouveau directeur général de l’organisation onusienne dédiée à la culture et à l’éducation. En réalité, le suspens était limité tant l’Egyptien Khaled el-Enany, ancien ministre des Antiquités et du Tourisme, était donné favori. Sans surprise, il a décroché une très large majorité de 55 voix dès le premier tour.
Voilà plus de deux ans que l’homme fait campagne avec l’aide active de la diplomatie de son pays. Il a multiplié les déplacements (65 au total), a rencontré les représentants des Etats qui comptent, mis toutes les chances de son côté pour que son pays ne se retrouve pas en échec, comme en 2017. A l’époque, les divisions entre le Qatar et l’Arabie saoudite avaient permis l’élection surprise de la Française et ex-ministre de la Culture, Audrey Azoulay. Cette fois, au terme d’une campagne qui a vu Gabriela Ramos, la candidate mexicaine, jeter l’éponge faute de soutien de son propre gouvernement, et le congolais Edouard Matoko se laisser distancer en dépit de sa parfaite connaissance de la maison où il était sous-directeur, Khaled el-Enany l’a emporté. Une fois ce choix validé par l’assemblée générale de l’organisation, il prendra ses fonctions de directeur général le 15 novembre.
La satisfaction de la victoire passée, le plus dur l’attend. Durant quatre ans, voire huit tant les renouvellements sont quasi automatiques, il va devoir gérer une maison complexe. Une maison où les priorités sont multiples, bien au-delà du seul classement au patrimoine mondial puisqu’elles s’étendent à l’éducation, au patrimoine en péril, aux milieux naturels. Où les moyens financiers sont faibles et fragilisés par le retrait programmé des Etats-Unis à la fin de 2026. Où les Etats membres se livrent à de subtiles guerres d’influence, au risque d’en faire oublier les réussites de l’Unesco, notamment en matière d’éducation dans les pays les plus fragiles.
Tout sauf un candidat du « monde arabe »
Durant sa campagne, pour s’assurer d’une majorité la plus large possible, Khaled el-Enany a pris soin de rassurer les Etats-membres. D’abord, en répétant jusqu’à plus soif que tout Egyptien qu’il est, tout bénéficiaire du soutien de la Ligue arabe et de l’Union africaine qu’il est, il ne serait pas le directeur général du seul monde arabe. Dans le contexte géopolitique actuel, il lui faudra notamment parvenir à maintenir le rare consensus qu’avait réussi à instaurer Audrey Azoulay autour de la question israélo -palestinienne. Pour convaincre les Etats de sa bonne volonté, il a promis de tous les rencontrer durant les cent premiers jours de son mandat pour travailler avec eux sur le futur projet de la maison. Tout sauf anodin : l’un des principaux reproches adressés à Audrey Azoulay était de ne pas avoir assez travaillé avec les Etats membres.
Lorsqu’elle prend ses fonctions comme directrice générale à la suite de la Bulgare Irina Bokova, l’ex-ministre de la Culture tient les ambassadeurs auprès de l’Unesco à distance, elle fait passer le message qu’elle ne les recevra que sur des sujets précis et délègue à ses proches collaborateurs un grand nombre de rencontres. Elle bouscule aussi les habitudes en lançant le sauvetage de Mossoul ou des sites ukrainiens menacés par la guerre, jugeant que ces projets relèvent de ses prérogatives. Pour la Française, il s’agit de gagner en efficacité et d’éviter la bureaucratie, de ne pas multiplier ces « fameux dossiers qui se perdent derrière une porte fermée dans un petit bureau du bâtiment », selon l’expression des familiers de l’institution. Mais habitués à plus de déférence, des délégués permanents en prennent ombrage. Un représentant de la Turquie provoque un esclandre : non seulement, il n’a pas été reçu par Audrey Azoulay, mais par quelqu’un dont le nom est à consonance grecque !
La méfiance est palpable au sein du conseil exécutif. L’instance est présidée par Véra El Khoury Lacoeuilhe, une Libanaise qui s’était présentée sous cette nationalité contre Audrey Azoulay en 2017 mais qui représente désormais l’île caribéenne de Sainte-Lucie. Elle n’a cessé de mener la charge au nom des Etats membres, discutant la moindre décision de la directrice générale, en particulier en matière financière. Au risque de menacer les réunions semestrielles d’embolie à force d’allonger les ordres du jour.
Au sein du conseil exécutif, et ailleurs, Véra El Khoury Lacoeuilhe dispose d’alliés au statut aussi baroque que le sien. En effet, une dizaine de pays, comme Saint-Vincent-et-les-Grenadines dans les Caraïbes, ou les îles Palaos dans le Pacifique, désignent comme représentants permanents auprès de l’Unesco de riches hommes d’affaires, libanais ou syriens pour la plupart. Les détenteurs de ces passeports diplomatiques, jugés de complaisance pour beaucoup, sont assez nombreux pour influencer les majorités au conseil exécutif. Ancien, le dossier empoisonne l’Unesco. L’organisation n’a pourtant pas le pouvoir d’empêcher les Etats de désigner souverainement telle ou telle personne. Khaled el-Enany espère que l’amélioration de ses relations avec les Etats membres lui permettra de circonscrire le phénomène.
Audrey Azoulay était parvenue à convaincre les Etats-Unis de revenir à l’Unesco. Ici, avec la Première dame américaine Jill Biden (d) lors d’une cérémonie marquant le retour des Etats-Unis le 25 juillet 2023 à Paris.
Mais ce n’est là qu’un volet des embûches qui attendent la future équipe. A l’Unesco, tout est subtilités, négociations, influence bien comprise. Un classique des institutions multilatérales, en particulier onusiennes, qui atteint ici une forme d’art. Il y a l’agilité des petits pays qui leur assurent un rôle charnière en dépit de leur poids modeste. Dans son groupe « Amérique latine et Caraïbes » où les animosités sont nombreuses entre pays, Haïti parvient par exemple à tirer son épingle du jeu. Sans pouvoir aligner les moyens des Etats les plus riches pour faire campagne, en organisant des cocktails dînatoires dans les salles un brin vintage de l’Unesco quand d’autres reçoivent dans les salons des palaces parisiens, l’île dispose depuis longtemps d’un siège au conseil exécutif.
La Chine, désormais premier contributeur
A l’autre extrémité du spectre, il y a le classique soft power des plus puissants. « Aujourd’hui, la République populaire de Chine est le premier contributeur financier de l’Unesco. Cela lui permet d’être très influente et de se présenter comme le leader des pays du Sud qu’elle fédère au sein du groupe G77 + Chine », note Chloé Maurel, docteure en histoire, chercheuse associée à la Sorbonne, spécialiste de l’organisation. D’ailleurs, symboliquement, la Chine assume seule le coût du Courrier de l’Unesco, le magazine de l’institution. Récemment, l’Arabie saoudite a financé l’essentiel du musée virtuel des œuvres volées, destiné à sensibiliser contre le pillage des œuvres d’art. Au début du mois de novembre, l’Ouzbékistan accueillera durant plus de deux semaines la conférence générale. En assumant les déplacements et l’hébergement des 194 délégations, le pays offre à Samarcande, haut lieu du tourisme, une vitrine mondiale. Pour exister, nombre de pays ont promu une « journée mondiale », qu’elle soit du yoga, de la philosophie ou du jeu. Souvent, les Etats à l’origine de ces initiatives – et qui aimeraient en user pour leur image- se plaignent de la faible promotion qui en est faite…
Les tractations vont aussi bon train dans les instances chargées d’accorder le label de patrimoine mondial matériel (aujourd’hui 1248 sites) ou immatériel (788) de l’Unesco. Les comités du patrimoine où sont représentés 21 Etats membres ont parfois tendance à s’émanciper des recommandations dans un donnant-donnant bien compris. « L’Unesco manque de tout moyen d’action pour faire appliquer ses textes normatifs, qui sont pourtant importants et progressistes, à haute valeur morale. Contrairement à l’OMC, elle n’a pas de capacité de sanction », regrette Chloé Maurel.
Chaque label est susceptible de réveiller de vieilles querelles. En 2021, quelques mois avant la réélection d’Audrey Azoulay, le secteur « culture » publie une liste des « villes créatives ». Parmi elles figure Srinagar, réputée pour son artisanat, dont la candidature a été portée par l’Inde. Sur le principe, rien à dire, mais la ville est située au Cachemire, région revendiquée par le Pakistan. Pour éviter un incident entre les deux pays, l’Unesco tente de faire machine arrière. Trop tard. Narendra Modi, le Premier ministre indien, s’est déjà félicité de cette décision.
Vieilles querelles et enjeux financiers
Pour avoir tenté de classer sur la liste de « patrimoine en péril » la grande barrière de corail, l’Unesco a provoqué la colère de l’Australie et a été obligée de renoncer. Plus récemment chaque élément, chaque signe utilisé pour créer le musée virtuel des œuvres d’art volées a fait l’objet d’une attention toute particulière au sein de l’agence DDB, à l’origine du projet, pour éviter un impair religieux ou culturel. Et seuls les objets faisant l’objet d’un signalement auprès d’Interpol – donc récemment volés – ont été retenus pour éviter tout débat autour de la période coloniale et des restitutions.
Tous ces différends, d’ampleur variable, vont, dans les prochains mois, se cristalliser autour de la question financière. Car le retrait de l’Amérique de Trump, qui juge l’institution trop anti-israélienne, oblige à revoir la stratégie de l’organisation, avec une baisse de budget d’environ 11 %. Des programmes vont être jugés moins prioritaires, voire abandonnés. La fin des « contributions obligatoires » américaines (22 % du total), qui financent beaucoup de projets liés à l’éducation en Afrique, inquiète. Car si Audrey Azoulay est saluée pour avoir accru considérablement le montant des contributions volontaires des Etats membres ou des entreprises privées pour atteindre 450 millions de dollars en 2024 sur un budget total de 900 millions, ces dernières sont souvent affectées à un projet ou une catégorie de projets très précis et ne peuvent être mutualisées.
Avant même de devenir directeur général de l’organisation, Khaled el-Enany a imaginé plusieurs pistes pour en accroître les ressources. Dans un contexte géopolitique où la priorité des Etats est donnée aux dépenses militaires, il envisage des partenariats public-privé, mais aussi de mieux rentabiliser le logo Unesco ou d’humaniser la communication pour inciter les donateurs à davantage contribuer, en s’inspirant du modèle de l’Unicef, plus connue et au budget quatre fois supérieur. Il espère ne pas avoir à réduire les effectifs. Mais ceux-ci peuvent diminuer discrètement puisque sur 4500 employés, près de la moitié sont des consultants et 1000 des contrats temporaires. Pour réussir à faire bouger ce que certains décrivent comme un mammouth, Khaled el-Enany devra convaincre une majorité d’Etats membres du bien-fondé de sa stratégie. Il mise sur la création de comités regroupant les Etats et la direction générale par thèmes ou par région géographique. Il compte aussi beaucoup sur sa culture du Moyen-Orient et sur sa curiosité pour la culture du voisin pour rapprocher les points de vue. Trop ?
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Author : Agnès Laurent
Publish date : 2025-10-06 16:52:00
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