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Arnaud Cohen, prophète en son pays ? « Je ne suis pas certain que l’artiste doit être visionnaire, mais… »

Arnaud Cohen, prophète en son pays ? « Je ne suis pas certain que l’artiste doit être visionnaire, mais… »


Dans un monde déchiré par les guerres et bousculé par la montée des tensions commerciales, la tentation du repli sur soi n’a jamais été aussi forte. Confrontées à la poussée du vote radical et à l’essor de la désinformation, les démocraties libérales sont fragilisées. C’est plus que jamais le moment de donner la parole aux architectes du sursaut, qu’ils soient scientifiques, militaires, experts de la tech, intellectuels ou entrepreneurs. L’Express consacre un numéro exceptionnel aux « Visionnaires ».

La voie de cet étudiant multidiplômé était toute tracée, mais le fils de collectionneurs a, dès la vingtaine, choisi celle de la création. Révélé en 1997, Arnaud Cohen expose depuis dans les grandes biennales internationales et des institutions en Europe tels le Palais de Tokyo, la Tate St Ives ou le Rosa Luxemburg Platz Kunstverein de Berlin qui, pour la petite histoire, lui a valu, sur son installation Dansez sur moi, un tour de piste au côté de Wim Wenders. Si l’environnement est une composante forte de son corpus, l’artiste fustige l’imposture écolo qui sévit dans le milieu de l’art : « Ceux qui parlent d’écologie et produisent de spectaculaires tirages en bronze d’arbres de 15 mètres sont aux antipodes de ma philosophie. »

Sa réponse depuis plus de trente ans ? Le réemploi, pratique dont il rappelle qu’elle puise dans une tradition ancestrale : « Saint-Pierre de Rome est un bel exemple de recyclage de colonnes de temples païens. » Une technique idéale, à ses yeux, pour aborder les problématiques d’aujourd’hui : « Il y a dix ans, j’ai entrepris une série de sauvetages/recyclages de tapisseries d’Aubusson de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Je les trouve d’autant plus actuelles qu’elles font écho à une période historique où les élites et les peuples étaient, comme aujourd’hui, dans le déni de ce qui se tramait alors : un changement radical d’époque dans une extrême brutalité. »

En quoi la responsabilité individuelle dans l’édification de destins collectifs, qu’il revendique être la grande obsession de son œuvre, est-elle si cruciale pour lui ? « Socrate, philosophe de son état, a combattu les armes à la main pour défendre Athènes », jette-t-il tout à trac. Avant de revenir à sa dernière exposition personnelle, Where is home ?, présentée cet été à la Sorbonne sous le commissariat de Paul Ardenne, qui traite du départ des juifs de l’Hexagone : « Ma responsabilité individuelle dans l’édification de ce destin collectif qu’est la France, c’était jusqu’ici de ne pas être simplement un artiste, mais aussi, comme mon père avant moi, un officier de réserve décoré. Celle des Français vis-à-vis de leurs concitoyens juifs aurait été de manifester massivement lors de l’assassinat d’une fillette juive dans une école de Toulouse ou, plus récemment, lors du viol en réunion de cette gamine de 12 ans au motif qu’elle avait caché sa judaïté. Personne ne bougeant, le destin collectif de la France est de voir ses juifs la quitter. »

A commencer par lui. « Ce qui est ironique, c’est que ma famille retourne à Lisbonne après l’avoir fuie cinq siècles plus tôt pour Constantinople à cause de l’Inquisition. Et ce qui est bouleversant, c’est cette gémellité visuelle entre ces deux capitales aux deux extrémités de l’Europe. Aujourd’hui, Lisbonne est pour moi une Istanbul sans la tyrannie et la peur. C’était exactement l’inverse pour mes ancêtres en 1493. »

« Winter over Europe » (la tapisserie d’Aubusson revisitée), 2018.

En 2023, avec la photographe Aline de Vilallonga, Arnaud Cohen ouvre aux Baléares Babel Mallorca, un lieu d’échanges pour les curateurs internationaux, ayant pour vocation de résister à la censure qui, selon lui, paralyse l’art contemporain. Là encore, il ne mâche pas ses mots : « Pour l’essentiel, les grands collectionneurs ne sont plus des individus mais des groupes marchands qui utilisent l’art comme un outil de communication et de mise en valeur de leurs produits. Pour une génération au moins, l’avenir mondial de l’art contemporain, c’est de la décoration de vitrines avenue George-V. » Aussi, quand, en 2014, le plasticien lance Art Speaks For Itself (ASFI), une fondation fictive destinée à soutenir l’indépendance curatoriale, il est illico hissé au rang des figures européennes qui réinventent la culture.

Reste donc à lui poser l’ultime question : l’artiste doit-il être un visionnaire ? « Lorsque j’ai créé ASFI, on a crié au génie disruptif. Mais quand, en 2016-2017, ma série Winter over Europe annonçait les gilets jaunes et le retour de la violence en Europe, personne n’a compris, c’était trop tôt. » Et de conclure : « Je ne suis pas certain que l’artiste doit être visionnaire, surtout à notre l’époque, et surtout s’il veut manger à sa faim. Mais sur le temps long, un travail s’inscrivant dans la recherche et dans ce qu’on a appelé jadis l’avant-garde a peut-être plus de chance de survivre qu’une pratique de suiveur. Allez savoir. »

Né à Paris en 1968, Arnaud Cohen est un artiste franco-portugais, membre de la Royal Society of Sculptors de Londres. Son œuvre interroge le présent et l’avenir avec des outils forgés dans la matérialité du passé. Il puise ainsi son inspiration formelle dans la pratique architecturale du réemploi. Sur le fond, le plasticien se réfère autant aux situationnistes et à Edouard Glissant qu’aux allégories ou à la mythologie.



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Author : Letizia Dannery

Publish date : 2025-10-11 09:00:00

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