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Alexander J. Motyl : « Avec Vladimir Poutine, la Russie est devenue un Etat vassal de la Chine »

Alexander J. Motyl : « Avec Vladimir Poutine, la Russie est devenue un Etat vassal de la Chine »

Et si, au-delà de la provocation, le président américain Donald Trump avait, en taxant la Russie de « tigre de papier », touché du doigt une réalité dérangeante pour le maître du Kremlin ? C’est en tout cas ce que l’on pourrait penser à écouter Alexander J. Motyl, historien américain et professeur de sciences politiques à la Rutgers University-Newark, qui qualifie désormais la Russie d’ »État vassal » de Pékin, mais aussi de « partenaire junior » de Pyongyang… Du Moyen-Orient à l’Afrique, des Etats-Unis à l’Europe, ce spécialiste, qui livrait récemment son diagnostic dans les colonnes de Foreign Policy, dresse un état des lieux vertigineux de la perte de puissance russe, notamment sous l’impulsion de l’invasion de l’Ukraine et de la politique impériale – truffée d’ »erreurs » – du maître du Kremlin.

Alexander J. Motyl revient également sur la thèse du politologue américain Alexander Cooley qui, il y a quelques mois, jugeait dans L’Express que Vladimir Poutine serait parvenu à « ressusciter » l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique. Pourtant, selon notre expert, même la Biélorussie, symbole de l’influence russe, serait en quête d’émancipation : « Si Loukachenko avait vraiment été un larbin de Poutine, il aurait dû se joindre à la guerre contre l’Ukraine. […] Même lui semble chercher des occasions de sortir de l’orbite de la Russie ». Entretien.

L’Express : Selon vous, le pouvoir de la Russie s’étiole aux quatre coins du monde. A quoi jugez-vous cela ?

Alexander J. Motyl : La meilleure illustration du déclin de la puissance russe se situe dans sa relation actuelle avec la Chine, la Corée du Nord, et peut-être même Cuba. La Russie dépend désormais fortement de la Chine pour ses exportations d’énergie, mais aussi pour tout ce qui touche aux composants technologiques de ses missiles – au point que les décideurs politiques russes se sont rendus à Pékin afin de persuader les Chinois de renforcer leur coopération en la matière. La Russie est devenue un État vassal de Pékin, ou à tout le moins un partenaire junior. Il faut se rendre compte qu’il y a trois ou quatre ans, personne n’aurait dit cela. La Russie était évidemment inférieure à la Chine sur le plan économique, mais au moins sur le plan militaire, elle était capable de tenir sa position. Elle n’allait certainement pas mendier des aides comme elle le fait maintenant.

Ensuite, il y a sa relation à la Corée du Nord, qui n’est pas une grande puissance. C’est précisément cela qui est frappant : voilà que la Russie, une ancienne grande puissance, demande maintenant des composants technologiques, un soutien militaire voire des munitions à un pays qui n’a pas le calibre de la Chine. La Russie est donc non seulement un État vassal de la Chine, mais aussi un partenaire junior de la Corée du Nord… Cela peut sembler un peu extrême, mais il n’en reste pas moins que c’est Pyongyang qui semble prendre les décisions importantes comme, par exemple, le déploiement de milliers de soldats dans la guerre. J’en viens donc à Cuba, île qui souffre de l’embargo américain et lutte pour se maintenir économiquement. Or, malgré cela, celle-ci fournirait [NDLR : selon une organisation du gouvernement ukrainien baptisée « I want to live »] des mercenaires à la Russie, même si elle dit le contraire. Ces trois exemples n’en sont que quelques-uns parmi d’autres, mais ils montrent à eux seuls à quel point la Russie a perdu son statut de grande puissance. L’impasse en Ukraine étant bien sûr un indicateur important de la faiblesse de la Russie.

Poursuivez…

Une grande puissance aurait vaincu Kiev – dont l’armée était sous-développée et manquait de munitions – il y a trois ans. Peut-être pas en trois jours ou même en trois semaines, mais elle aurait gagné. Imaginez que les Etats-Unis aient envahi le Mexique et soient parvenus à s’emparer de trois ou quatre provinces au Nord dans la foulée. Si, trois ans et demi après l’invasion, les Etats-Unis avaient perdu environ un tiers de ces provinces tandis que le Mexique continuait de se battre, nous aurions tous considéré cela comme une énorme humiliation pour les Etats-Unis. C’est pourtant ce qui se passe actuellement pour la Russie. Les performances de l’armée russe ont été catastrophiques à tous les niveaux. Cela ne veut pas dire qu’ils vont perdre, mais ils ne peuvent probablement plus gagner. Il n’est plus totalement fantaisiste d’imaginer que l’Ukraine remporte cette guerre.

Il n’est plus totalement fantaisiste d’imaginer que l’Ukraine remporte cette guerre

La Russie ne conserve-t-elle pas des relais ailleurs dans le monde, notamment au Moyen-Orient ou parmi certains partis populistes européens ?

Pas vraiment. Depuis la chute de Bachar el-Assad, la Russie n’a pas été capable de compenser cette perte. Elle a également soutenu le Hamas et le Hezbollah. Mais ceux-ci semblent, pour le moment du moins, avoir perdu leur assise. De même, Moscou n’a joué aucun rôle notable dans le processus de paix en cours entre le Hamas et Israël. Quant à l’Inde, si elle entretient des rapports cordiaux avec la Russie, elle insiste également pour payer beaucoup moins cher l’énergie qu’elle importe, ce qui n’est pas franchement le signe d’une relation amicale.

Et n’oublions pas l’Europe, ex-principal partenaire commercial de la Russie. C’est vrai, Poutine a longtemps bénéficié du soutien de certains partis d’extrême droite, mais ceux-ci sont devenus relativement sceptiques quant à ses intentions, et ont pris conscience que leur pays devait se réarmer face à la Russie. Notons par ailleurs que l’Otan qui, en 2014, ne savait franchement pas pourquoi elle existait, s’est soudainement mobilisée depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Cela ne veut pas dire qu’elle a résolu tous ses problèmes, mais au moins, elle a pris conscience de la nécessité d’augmenter les dépenses en matière de sécurité. Tout ceci confirme que, sur le plan géopolitique, la Russie n’est plus la puissance qu’elle prétend être – au point d’aller chercher des alliés là où elle ne l’aurait pas fait auparavant. Mais ce constat est également valable sur le plan intérieur ! L’économie russe va extrêmement mal, si bien que l’on se demande combien de temps elle pourra encore soutenir la guerre. Si l’on additionne tous ces facteurs, il est difficile d’échapper à la conclusion que la Russie, en tant que grande puissance, est en train de s’effondrer.

D’aucuns pourraient vous répondre que certaines des zones où la Russie a perdu en influence ne constituent peut-être plus des priorités pour le Kremlin. Récemment, le chercheur Mikhail Komin expliquait dans nos colonnes que l’une des nouvelles priorités du Kremlin serait l’Arctique…

Il est vrai qu’il s’agit là de l’une des priorités du Kremlin. On pourrait ainsi croire que le fait de devoir se retirer d’Afrique et du Moyen-Orient, par exemple, était une occasion pour la Russie d’étendre son influence ailleurs. C’est probablement en partie vraie. Mais ça n’est pas comme si la Russie avait simplement pesé le pour et le contre, estimant en définitive que sa présence en Syrie ou au Mali était inutile, et que ses ressources seraient mieux utilisées dans l’Arctique. Il ne s’agit pas d’un choix du Kremlin ! Il y a été contraint. Ça n’est donc pas du tout la même chose que, par exemple, le retrait américain d’Afghanistan.

Même l’exemple le plus impressionnant de l’influence russe, la Biélorussie, est un peu plus compliqué qu’il n’y paraît

Quelles sont les causes profondes de cette perte d’influence du Kremlin ?

S’il y a un facteur qui prime sur tous les autres, c’est probablement la guerre en Ukraine, dont le déclenchement a été une erreur stratégique de la plus haute importance. Non seulement plus d’un million de soldats russes sont morts ou ont été blessés, mais en plus, l’économie est au bord de la récession et Poutine n’a pas atteint ses objectifs sur le terrain. Ce faisant, la Russie s’est aliéné une partie importante du monde, mais aussi une large part de sa population et de ses élites. Certes, elle a compensé cela par ses alliances avec la Corée du Nord et la Chine. Mais, comme je l’ai dit, celles-ci sont davantage révélatrices de la faiblesse de Moscou que de sa force. La guerre est donc un désastre pour la Russie. Elle l’est aussi pour l’Ukraine, à la différence que celle-ci en ressortira avec des institutions politiques plus fortes, et en ayant consolidé son identité nationale.

La deuxième cause, c’est Vladimir Poutine lui-même et le régime dictatorial qu’il a mis en place. C’est lui qui a pris la décision d’envahir l’Ukraine. Lui qui détient le pouvoir et qui a l’autorité pour l’exercer. Si Poutine était, comme on le présente souvent, un grand maître d’échecs, il n’aurait pas commis les multiples erreurs dont nous avons été témoins. La plus grave étant la guerre en Ukraine. Son soutien à Viktor Ianoukovitch en 2004 en était également une. De même que le meurtre d’Alexeï Navalny et d’autres dissidents dans le monde n’ont pas contribué à améliorer l’image de la Russie. Poutine a aussi commis l’erreur de provoquer les Européens avec ses drones et autres ingérences. Certes, s’il veut déclencher une guerre, c’est la bonne façon de procéder. Mais déclencher une guerre alors que vous en menez déjà une que vous pouvez à peine soutenir me semble être le comble de l’idiotie. Mais cela n’a rien d’étonnant : lorsque vous êtes la seule personne à détenir le pouvoir, il y a de fortes chances pour que vos subordonnés ne vous disent pas toute la vérité…

Si la guerre contre l’Ukraine contribue à la perte d’influence de Moscou, pourquoi le président russe continue-t-il dans cette voie ?

Cette guerre est celle de Vladimir Poutine. Il s’est complètement identifié à elle. Ainsi, le problème est que tout résultat qui ne serait pas une victoire éclatante pour le camp russe serait perçu comme une défaite par Poutine. Il estime primordial de gagner cette guerre afin de maintenir sa légitimité et son autorité. S’il perd ou si les opinions publiques intérieures et extérieures considèrent qu’il a perdu, sa légitimité et son autorité seront compromises. C’est une première chose. La seconde étant que cet homme est profondément imprégné par l’idéologie impériale russe. Poutine, pur produit du KGB, a été formé à ces questions idéologiques. Il les a adoptées dès le début de son règne. Ses interventions en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine, et en Biélorussie de manière continue depuis 25 ans, ses démonstrations de force vis-à-vis des États baltes, ses tentatives pour maintenir l’influence russe au Kazakhstan et en Asie centrale, sont à la fois des tentatives pour maintenir le contrôle sur l’arrière-cour russe, mais aussi l’expression d’une mentalité impériale plus large.

Ursula von der Leyen a récemment dénoncé la « guerre hybride » menée par la Russie contre l’Europe à travers les survols de drones au-dessus de sites stratégiques ou encore les campagnes d’influence lors d’élections. Ne pointe-t-elle pas une réelle menace ?

Avec des drones et des cyberattaques, il est certainement possible de causer beaucoup de tort à la solidarité occidentale, quand bien même la Russie est dans une impasse en Ukraine et a perdu son influence géopolitique dans le monde. Après tout, ça ne coûte pas cher – probablement quelques milliers de dollars ! Et comme la Russie produit des milliers de drones par semaine, elle peut certainement en envoyer une dizaine au-dessus de l’Europe. D’autant qu’il s’agit d’une procédure très simple. Organiser des opérations de sabotages est un peu plus complexe, mais là aussi, ça ne représente pas des dépenses énormes. La réponse est donc oui, la Russie peut influencer l’Occident sans ses relais habituels. On peut même supposer que plus elle s’affaiblit sur le plan géopolitique, plus elle sera susceptible de recourir à ce genre de nuisances. Cela étant dit, ça n’est pas avec des drones ou, plus généralement, en survolant l’espace aérien européen que la Russie parviendra à envahir militairement l’Europe. A peu de frais, on court peu de risques, et l’on obtient peu de gains…

Il y a quelques mois, le politologue américain Alexander Cooley jugeait dans nos colonnes que Vladimir Poutine était parvenu à « ressusciter  » l’influence de la Russie dans l’espace post-soviétique. Notamment en parvenant, face aux sanctions dont elle fait l’objet, à réexporter des marchandises via les pays membres de l’Union économique eurasienne…

L’Azerbaïdjan n’est certainement pas un État vassal de la Russie. La Géorgie, quant à elle, a conservé une quasi-indépendance pendant 25 ans jusqu’à récemment. Et si vous regardez les États d’Asie centrale, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan font tout leur possible pour développer leurs relations économiques et politiques avec la Chine. Il reste donc le Kirghizistan, qui a toujours été un peu en dehors de la sphère d’influence de la Russie, le Turkménistan, – un pays dont personne ne veut comme allié -, et le Tadjikistan, qui est malheureusement très pauvre et très misérable. Si l’on examine ces pays et que l’on se demande où la Russie a conservé ou acquis de l’influence, la seule réponse claire est la Biélorussie et peut-être la Géorgie. Voire, en étant très généreux, l’Arménie et le Kazakhstan.

Cela fait quatre pays sur les quatorze de l’ex-Union soviétique. Et en réalité, même l’exemple le plus impressionnant de l’influence russe, la Biélorussie, est, à y regarder de plus près, un peu plus compliqué qu’il n’y paraît. Si Loukachenko avait vraiment été un larbin de Poutine, il aurait dû se joindre à la guerre contre l’Ukraine. Au lieu de cela, il a résisté. Récemment, il a rencontré certains envoyés de Trump et libéré quelque 52 prisonniers politiques. Il semble chercher des occasions d’élargir sa marge de manœuvre. Certes, il s’agit de Loukachenko, c’est un renard rusé. Reste que même lui semble chercher des occasions de sortir de l’orbite de la Russie.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-10-15 17:00:00

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