L’Express

« L’Inconnu de la Grande Arche » : pourquoi ce film n’est pas qu’une banale plainte d’artiste

« L’Inconnu de la Grande Arche » : pourquoi ce film n’est pas qu’une banale plainte d’artiste

L’Inconnu de la Grande Arche commence par un happy end. La drôlerie et l’émotion d’une victoire inattendue couronnant un type dont on n’a jamais entendu parler. A Mitterrand revient l’honneur et la difficulté d’annoncer et de prononcer son nom sans trébucher. Il demande à Jean-Louis Subileau (Xavier Dolan), son conseiller en architecture et urbanisme, de lui apporter ses lunettes ; il sert aussi à ça. Le président de la République ouvre l’enveloppe et n’en revient pas. Stoïque, il annonce : « Johan Otto von Spreckelsen ». Pouvait pas s’appeler Jean Nouvel comme tout le monde ?

A la tronche que tirent les sommités présentes dans ce salon doré de l’Elysée, ce choix a tout l’air d’un camouflet. Comment ces crétins de jurés ont-ils pu confier le plus grand projet architectural de l’histoire de la Ve République à un Danois qui n’a jamais construit autre chose que des églises ? Seulement voilà, c’était un concours anonyme ; c’est-à-dire que les projets sont arrivés sans le nom des auteurs.

Ni CV ni agence, pas de magouille, pas de mondanité, rien que le dessin. Et voilà le résultat. A mon avis, ce qui s’est passé, c’est qu’en découvrant la proposition de Sperckelsen, ils ont trouvé ça tellement surprenant, beau, pur, ils ont cru que c’était celui de Jean Nouvel. Quand l’impartialité se trompe à ce point, il faudrait la changer, comme font certains avec la démocratie.

Mitterand aurait préféré un Français

En attendant, Mitterrand n’est pas content, il aurait préféré un Français.

– Appelez-moi le lauréat que je puisse le féliciter.

Stéphane Demoustier, le réalisateur et scénariste, a pris de grandes libertés avec la réalité et les personnes dont il a fait des personnages. Je peux témoigner que Paul Andreu, avec qui j’ai eu la chance de dîner, ne ressemblait pas du tout à Swann Arlaud qui l’interprète. Quant à Mitterrand, que j’ai vu plusieurs fois à la télé, Michel Fau en fait un personnage lunaire, grotesque de suffisance, jouissif comme du Molière.

Le porteur de lunettes n’arrive toujours pas à joindre le lauréat.

– Téléphonez à l’ambassade du Danemark, suggère le président. C’est un petit pays, ils sauront où le trouver.

Johan Otto von Spreckelsen (Claes Bang) se la coule douce avec Liv, sa femme (Sidse Babett Knudsen), pêchant la crevette au milieu d’un lac. Je ne vois pas du tout Paul Andreu, au bord de la rive, leur crier la nouvelle : « C’est pas Nouvel, Monsieur, c’est vous ! » Les von Spreckelsen sont heureux, s’embrassent dans l’eau glacée. Fin du happy end, début des emmerdes.

Il faut sans doute avoir été confronté dans sa vie à des commanditaires qui reviennent sur ce qu’ils ont accepté de publier, de produire, et qui pensent avoir le droit de rendre votre film plus commercial, votre livre plus clair quand il l’était déjà trop, moins compliqué quand il ne l’était pas assez, il faut avoir eu affaire à des professionnels qui vous affirment qu’on ne peut pas faire ça, pourquoi, parce que c’est impossible, sinon, quelqu’un l’aurait déjà fait, il faut avoir été obligé de hurler « C’est moi qui commande ! » alors que vous vouliez justement le faire oublier, il faut avoir dû supporter le regard de ceux qui estiment que vous n’êtes pas à la hauteur, que vos caprices sont le symptôme de votre égarement, de votre incompétence, il faut avoir résisté à l’envie de tout foutre en l’air, il faut avoir fini par céder, à eux ou à votre colère, et comprendre alors que vous êtes devenu, au fil de ce chemin de croix, celui qu’ils voulaient que vous soyez : une loque, un imbécile qui fait tout le contraire de ce qu’il faudrait faire, qui perd ses amis, son amour. Il faut avoir été réduit à moins que rien pour suivre et revivre à fond la descente en enfer que raconte ce film.

Mais qui n’a pas, à un certain moment, comme architecte de génie ou simple autre chose de plus modeste, vécu une telle expérience ? Ce très beau film ne serait qu’une banale plainte d’artiste si « L’Inconnu de la Grande Arche » ne s’élevait pas dans le ciel de la Défense simultanément à l’ensevelissement de son créateur.



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Author : Christophe Donner

Publish date : 2025-11-19 05:30:00

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