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Tambouilles politiques, luttes de pouvoir… Comment la machine bruxelloise a eu le scalp du rapport Draghi

Tambouilles politiques, luttes de pouvoir… Comment la machine bruxelloise a eu le scalp du rapport Draghi


13 novembre 2025, un jour de plénière comme un autre dans l’enceinte en bois blond du Parlement européen à Bruxelles. A 8 heures 30 précises, Roberta Metsola, la présidente du Parlement ouvre le bal devant une assemblée aux trois quarts vide, et passe rapidement la parole à Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, venue en voisine. Chemisier grège sous une veste virginale, brushing argenté. Collier de perles immuable. Discours convenu et vaguement creux. Pendant une petite dizaine de minutes, la femme la plus puissante d’Europe glisse de la COP30, qui se tient à Belém au Brésil à la décarbonation de l’économie, à l’Ukraine, la démocratie, la liberté, avant de lancer un « longue vie à l’Europe », mollement applaudi. Pliant les quelques feuilles posées sur son pupitre, elle tourne les talons et s’éclipse prestement de l’hémicycle. Fin de l’intervention.

Le mot compétitivité n’aura été prononcé qu’une seule fois. Et pas une allusion au vote qui aura lieu quelques heures plus tard dans la même assemblée. Un vote hautement politique puisque le Parlement doit se prononcer sur un texte législatif proposé par la Commission en février 2025, baptisé « Omnibus 1 »- curieuse appellation pour une Europe qui souhaite avancer vite ! – et qui rassemble une palanquée de simplifications réglementaires. Au premier rang desquelles, la fameuse directive CS3D, sur le devoir de vigilance qui oblige les entreprises de plus de 1 000 salariés à retracer et documenter méthodiquement toutes les pratiques environnementales et sociétales de leur cascade de sous-traitants.

Un enfer administratif pointé du doigt par Mario Draghi, l’ancien Premier ministre italien et ex-président de la Banque Centrale européenne, dans un rapport sur le décrochage européen remis en grande pompe à Ursula von der Leyen septembre 2024. Deux heures après le bref discours de la n°1 de la Commission, le texte est adopté au Parlement à 382 voix contre 249, le PPE, la droite européenne mariant ses voix à celles de l’extrême droite.

« Déréglementer l’Europe »

En coulisses, un homme applaudit : Maciej Witucki, le patron des patrons polonais, seul en lice pour prendre la tête de Business Europe, le plus puissant lobby patronal à Bruxelles. Il a fait le voyage depuis Varsovie pour sonner le tocsin et rappeler les parlementaires polonais à leur devoir. « Il faut arrêter avec le politiquement correct. On parle de simplification mais il faut déréglementer l’Europe qui a été beaucoup trop loin en la matière. C’est le message du rapport Draghi et la survie de la construction européenne est en jeu ».

L’homme sait que la guerre n’est pas encore gagnée. Le texte voté à Bruxelles va devoir repartir en négociation avec la Commission et surtout le Conseil européen, le club des dirigeants des 27 pays membres. Dans quel état ressortira-t-il de ces tractations politiques ? Et surtout quand sera-t-il définitivement adopté ? Sans doute pas avant le printemps prochain, voire l’été. Encore faut-il ensuite qu’il soit transposé dans le droit national de chaque pays. A la fin, dix-huit mois se seront écoulés depuis sa présentation par la Commission. Une apathie inquiétante quand la vitesse est devenue la valeur cardinale du siècle. Une éternité surtout pour des entreprises européennes prises en étau entre l’offensive américaine sur les droits de douane et la déferlante de produits chinois ultra-compétitifs.

Une Europe en voie de vassalisation

L’urgence du réveil avait pourtant été martelée par celui qui, à la tête de la Banque Centrale Européenne au début des années 2010, avait sauvé l’euro lors de la crise des dettes souveraines. Mario Draghi, vieux sage, qui dans son rapport de 400 pages, décrivait avec minutie et effroi le retard de l’Europe. Une Europe dépassée dans la bataille technologique, la course à l’intelligence artificielle, aux semi-conducteurs de dernières générations, aux batteries électriques, aux technologies vertes les plus innovantes. Une Europe en voie de vassalisation où la productivité a décroché et où le revenu réel par habitant a progressé deux fois moins vite qu’aux Etats-Unis depuis 2000.

A l’époque, l’Italien dévoile une feuille de route, plutôt un catalogue de 170 mesures précises à prendre d’urgence pour restaurer la compétitivité : simplification, débureaucratisation, approfondissement du marché unique, union des marchés de capitaux, harmonisation des normes, préférence européenne, autonomie stratégique. Et surtout un chiffre, rond, astronomique : 800 milliards d’euros d’investissements annuels pour espérer combler le retard. La menace est existentielle, plaide alors l’ancien banquier central.

Un an plus tard, lors d’un colloque à Rimini, Mario Draghi ne cache pas sa désillusion ni sa colère, suppliant les Européens de « faire quelque chose », dénonçant les « rituels communautaires » mortifères. Une supplique en forme de rappel à l’ordre que certains à la Commission ont peu goûté. « Draghi est un universitaire et un ex-banquier, mais que sait-il des difficultés et des efforts à déployer pour obtenir un consensus politique à 27 », s’agace un membre du cabinet d’Ursula von der Leyen.

Sur les 170 propositions du rapport Draghi, aucune n’a été définitivement adoptée, si l’on en croit le prochain pointage réalisé par les observateurs de la Joint European Disruptive Initiative (JEDI) publié début décembre et que l’Express a obtenu en exclusivité. Si 15 % avancent de manière crédible – la majorité concerne la simplification – 25 % en sont juste à l’état de discussion sans aucune programmation, et 45 % n’auraient même pas encore été étudiées. « Dans n’importe quelle entreprise, si on mettait autant de temps pour mettre en place des mesures jugées existentielles, alors les têtes valseraient. Le rapport Draghi remet profondément en cause l’ordre établi, le fonctionnement de la Commission et celui des différentes directions générales. Il remet aussi en question certains dogmes installés, l’illusion du marché unique, la confiance dans les bienfaits du libre-échange, le rejet des aides d’Etat », décortique André Loesekrug-Pietri, le président et directeur scientifique du JEDI.

Un an après la publication du rapport Draghi, très peu de ses préconisations ont commencé à être mises en œuvre.

La feuille de route Draghi, encensée à sa sortie, est aujourd’hui plombée par une machine bruxelloise où la fabrique de la loi est aussi fastidieuse qu’interminable, où les calculs politiques et les égoïsmes nationaux minent la construction d’un consensus et où la voix des pro-européens au Parlement est de plus en plus attaquée par des partis officiellement eurosceptiques. « L’absence de leadership européen et les réflexes établis d’une administration débordée par l’ampleur de la tâche expliquent aussi la complexité du processus », rajoute Antonios Nestoras, le fondateur du European liberal Forum. Alors tout le monde se renvoie la responsabilité. La Commission accuse le Parlement, lequel tacle la Commission jugée hors sol et le Conseil européen, affaibli.

Tous coupables ?

« Sortir un texte du collège des commissaires est déjà un travail considérable de consensus qui demande forcément du temps », justifie Stéphane Séjourné, vice-président exécutif pour la prospérité et la stratégie industrielle de la Commission. Et le Français de présenter un programme de travail détaillé pour les six prochains mois : tous les sujets du rapport Draghi seront étudiés, promet-il, sécurité économique, préférence européenne dans les marchés publics, plan auto, renforcement du contrôle des investissements étrangers… « Mais il y a une responsabilité collective des co-législateurs – le Parlement européen et le Conseil des Ministres européens – qui ne s’emparent toujours pas des outils à leur disposition pour décider plus vite », tacle Stéphane Séjourné.

En témoigne le plan de sauvegarde de l’acier présenté le 7 octobre et qui vise à protéger toute la filière sidérurgique européenne d’une avalanche d’acier chinois ultra-subventionné. Au menu : des taxes douanières relevées de 25 à 50 % et des quotas d’importations hors UE réduit à 10 % seulement de la demande européenne. Sauf que le Parlement qui doit mettre son blanc-seing sur cette mesure d’urgence, a mis près d’un mois pour désigner le rapporteur du texte et a refusé la procédure d’urgence dite « fast track » pour accélérer les débats.

Au motif que le Parlement ne serait pas une simple chambre d’enregistrement. De fait, plusieurs règlements se seraient perdus dans un triangle des Bermudes entre le Parlement et le Conseil, à l’instar du Critical Medicines Act qui vise à mettre sur pied une filière européenne de molécules critiques, présenté en mars. Ou le Space Act dévoilé en juillet. Ou encore les différentes lois Omnibus de simplification – la Commission en a peaufiné 6 depuis février et 6 autres sont dans les tuyaux. Des accusations qui mettent le feu parmi les eurodéputés. « Il y a un vrai problème sur le fond et la forme. Ces textes omnibus mélangent des choux et des carottes. Aucune commission au sein du Parlement n’a, à elle seule, la capacité de les étudier sérieusement. On leur a fait remarquer, mais rien ne change », s’agace Aurore Lalucq, présidente de la commission des Affaires économiques et monétaires au Parlement européen. Et un autre de ses collègues d’accuser la Commission de vouloir faire oublier l’accord commercial honteux signé par Ursula von der Leyen et Donald Trump à la fin de l’été sur un terrain de golf en Ecosse.

Le serpent de mer de l’union des marchés de capitaux

Quand la Commission et le Parlement ne se renvoient pas la balle, c’est la faute, entend-on, du Conseil européen qui ne ferait pas le job. En témoigne, le serpent de mer de l’union des marchés de capitaux, rebaptisée Union pour l’épargne et l’investissement et qui vise à créer un véritable marché unique des financements en Europe, comme aux Etats-Unis. « Un pilier essentiel pour la construction européenne, quasiment aussi important que la création de la monnaie unique », soutient Elvire Fabry, chercheuse à l’institut Jacques Delors. La Commission devrait proposer en décembre un texte autorisant la création d’un superviseur unique. Problème, le Luxembourg, l’Irlande, la Belgique et l’Allemagne, qui y voient un abandon de souveraineté, sont déjà en train de travailler au sein du Conseil pour trouver une majorité de blocage. Même scénario avec l’union des Douanes, une mesure également proposée par Mario Draghi, et qui permettrait d’harmoniser et de mieux contrôler tout ce qui rentre sur le sol européen.

Lorsque les douaniers du port du Havre retoquent en moyenne 1 produit sur 2 000 pour non-conformité aux normes européennes, leurs homologues du nord de l’Europe sont plutôt sur un ratio d’1 pour 2 millions… Forcément, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne, trop soucieux de conserver l’attractivité de leurs grands ports de la mer du Nord, ne sont pas très enclins à revoir leurs méthodes. Pas d’Union douanière, donc avant 2028 dans le meilleur des cas. Une obstruction que le Commissaire slovaque Maros Sefcovic en charge du commerce a dénoncée dans un courrier adressé récemment au Conseil européen où il peste contre les « positions égoïstes et inacceptables ».

Face à ces tergiversations, et comme pour se rassurer, certains se raccrochent à la période du Covid lorsque, dans l’urgence, les 27 ont su taire leurs désaccords pour acheter des vaccins en commun et lancer un grand emprunt. « Mario Draghi a donné une feuille de route aux Européens mais a oublié le mode d’emploi », plaide un brin désabusé, un proche de la présidente de la Commission. Avec le risque, si rien ne change, de voir l’Europe décrocher encore davantage. Sans retour en arrière possible.



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Author : Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-11-19 16:00:00

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