L’Express

« Elle m’a dit que j’étais un facho » : quand la politique brise les couples de la génération Z

« Elle m’a dit que j’étais un facho » : quand la politique brise les couples de la génération Z


Le diable se cache parfois dans les détails. Ce soir de janvier 2024, il aura fallu à Louise* plus de deux heures de conversation, plusieurs verres et autant de petites confidences avant de tiquer sur une déclaration de son rendez-vous du soir. Son interlocuteur, rencontré sur une application, semblait à première vue correspondre à ses valeurs progressistes. Jusqu’à ce qu’il précise « être de droite, voire très de droite » (sic). La revendication intrigue Louise, qui lui demande, de but en blanc, ce qu’il pense précisément de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, et son positionnement sur l’avortement, le mariage gay, ou la PMA pour toutes les femmes. « Et là, c’est devenu le bingo de l’extrême droite », raconte la trentenaire. Le jeune homme assume être « plutôt d’accord avec les idées » de ces partis, puis précise « ne pas comprendre pourquoi les homosexuels devraient avoir le droit de se marier », estime que « l’avortement ne devrait pas devenir un confort », et affirme « détester les wokes », à cause desquels « seules les femmes » de son entreprise auraient bénéficié d’une promotion, par un supposé mécanisme de discrimination positive.

Sur les grands sujets d’actualité, il expose également des positions très claires : en plein procès Pélicot, il évoque par exemple un « fait divers surtraité », qui ne veut « rien dire sur le patriarcat ». Louise tombe de haut : « Pour moi, c’était absolument impossible de continuer une quelconque relation. La fin du verre a été très délicate. » Son expérience n’est pas si anecdotique : selon une étude de l’Ifop sur le poids de la politique dans le couple publiée en mars 2022, 55 % des Français refuseraient de nouer une relation avec une personne dont les opinions politiques sont radicalement opposées aux leurs.

Les candidats dont les idées génèrent le plus d’aversion restent Eric Zemmour et Marine Le Pen : 64 % des sondés refuseraient de se mettre en couple avec un électeur de Reconquête, et 55 % avec un électeur du Rassemblement national (RN). Ce chiffre explose chez les femmes : 70 % d’entre elles rejetteraient l’idée d’entamer une relation avec un électeur d’Eric Zemmour – notamment si elles bénéficient d’un diplôme supérieur au bac (74 %) –, 85 % se disent proches d’une sensibilité « woke », 79 % s’affirment « très féministes » et 81 % se situent « à gauche ». Un rejet qui se retrouve encore dans les urnes, malgré l’avancée progressive de l’extrême droite chez les femmes : aux élections législatives de juin 2024, 36,5 % des hommes ont voté pour le RN ou Reconquête, contre 31,5 % des femmes.

De plus en plus de couples se brisent à cause des divergences politiques.

Et si ce « radical-right gender gap » – c’est-à-dire la différence de soutien entre les hommes et les femmes pour les candidats d’extrême droite – tend à s’éroder en France au fil des élections, une étude de la Fondation Jean-Jaurès de septembre dernier montre qu’il est encore bien présent chez certaines catégories d’électeurs, notamment la génération Z, née entre 1997 et 2012. Au premier tour des législatives 2024, 24 % des femmes de 25 à 35 ans ont voté pour l’extrême droite, contre 38 % des hommes du même âge.

« Au sein de la génération Z, on voit une tendance chez les femmes à être beaucoup plus sensibilisées aux idées progressistes, féministes, écologistes, pro-LGBT que chez leurs homologues masculins », décrit François Kraus, directeur du pôle politique et actualités de l’Ifop. En juin 2024, 45 % des femmes âgées de 25 à 35 ans ont ainsi voté pour le Nouveau Front populaire (NFP), contre 32 % des hommes de la même génération. Ce clivage cause d’inévitables frictions dans les couples, notamment chez les plus jeunes : alors que 20 % des Français indiquent à l’Ifop avoir déjà rompu une relation parce que leur partenaire ne partageait « pas du tout leurs opinions politiques », ce chiffre explose chez les 25-34 ans (30 %) et surtout chez les 18-24 ans (48 %).

« Débats intenses »

À 28 ans, Charles ne connaît que trop bien ces petits conflits, transformés au fil du temps en un fossé idéologique impossible à combler. Au début de sa relation, cet ingénieur lyonnais choisit de ne pas évoquer les sujets politiques avec sa nouvelle petite amie d’origine espagnole, dont les convictions « très progressistes » sont à l’opposé des siennes, plus proches « du conservatisme de François-Xavier Bellamy [Les Républicains] et de Sarah Knafo [Reconquête] ». « Elle était très sensible aux droits des étrangers, des minorités, des personnes transgenres. Evidemment, ça a créé des débats assez intenses », se souvient le jeune homme. Jusqu’à ce qu’une dispute particulièrement violente éclate, au sujet de propos tenus par Charles sur l’apparence physique des femmes d’origine sud-américaine. « Certes, j’avais dit quelque chose qui n’était pas très fin. Mais elle s’est transformée, en me disant que c’était à cause des gens comme moi qu’il y avait de plus en plus de violeurs, que j’étais un facho. C’est parti en vrille, et on s’est quittés en se disant qu’on ne se reverrait plus jamais », raconte-t-il.

Zoé*, elle aussi, a préféré quitter son compagnon plutôt que de supporter le « virage à l’extrême droite » de ce dernier. Alors qu’il était dans un premier temps « peu politisé », son partenaire se « radicalise » au moment de l’élection présidentielle de 2022, séduit par le discours d’Eric Zemmour. Tout commence par un commentaire sur une campagne du gouvernement pour lutter contre le harcèlement des personnes transgenres, au sujet de laquelle son petit ami s’insurge. « Il trouvait cela scandaleux de mettre de l’argent public là-dedans. Puis il a commencé à tenir des propos transphobes ou homophobes, estimant que ce n’était ni normal ni acceptable », se souvient-elle.

Petit à petit, le Nordiste tient des positions de plus en plus extrêmes, raconte-t-elle, sur les femmes, les féministes ou les étrangers, épouse la théorie du grand remplacement, remet en question le droit à l’avortement ou l’abolition de la peine de mort. Face à Zoé, il se revendique comme un « machiste 2.0 », déplorant « la perte des valeurs traditionnelles », et estimant que « le droit des femmes prend le pas sur celui des hommes ». Au point de demander à sa petite amie de quitter son travail à Paris, pour se pacser dans le nord de la France et « faire des enfants le plus vite possible ». « Evidemment, si on avait un garçon, il n’aurait pas le droit de faire de la danse. Et si on avait une fille, elle n’aurait pas le droit d’avoir des amis hommes », raille Zoé, qui déplore « l’agressivité » de son compagnon lorsqu’elle tente de « le ramener à la raison ». « C’était impossible de se comprendre, alors je suis partie », résume-t-elle.

« Dans certains cas, la remise en cause d’une certaine masculinité traditionnelle chez les jeunes générations entraîne une revendication des idées masculinistes chez les hommes, notamment sur les sujets du couple ou de la place de la femme au sein de la famille », analyse François Kraus. Selon le dernier rapport du Haut Conseil à l’égalité femmes hommes (HCEFH) sur l’état du sexisme en France, les clichés évoqués par l’ex-compagnon de Zoé se sont renforcés dans la société en 2024, notamment chez les plus jeunes. Pas moins de 39 % des 15-24 ans et 40 % des 25-34 ans considèrent qu’il est devenu difficile d’être un homme dans la société actuelle (soit des taux de progression de 14 et 6 points par rapport à 2023), ou ont eu le sentiment d’avoir été « moins bien traités en raison de leur sexe ».

Selon le HCEFH, il apparaît ainsi « une forme de passivité, voire d’hostilité et de résistance à l’émancipation des femmes dans la société » : 37 % des hommes considèrent que le féminisme « menace la place et le rôle des hommes » (+ 3 points), et 32 % que les hommes sont en train de « perdre leur pouvoir » (+ 3 points). Le Haut Conseil observe également une persistance d’injonctions sociales très genrées : les femmes de 25 à 35 ans semblent par exemple ressentir une forte injonction à la maternité – 54 % pensent qu’on attend d’elle qu’elles aient des enfants, et 58 % qu’on les enjoint de faire passer leur famille avant leur carrière professionnelle.

Rapports de genre au quotidien

« Il est important de rappeler que l’endogamie politique au sein des couples reste la norme », nuance néanmoins François Kraus, qui précise dans son étude de 2022 que 53 % des Français ayant déjà été en couple l’ont uniquement été avec des personnes partageant leurs idées politiques. « La plupart du temps, les gens rencontrent des partenaires du même milieu, ce qui se traduit par une même vision du monde. En dehors des grandes thématiques sociétales, comme l’avortement ou MeToo, c’est plutôt sur les rapports de genre dans la vie quotidienne que vont se cristalliser les tensions au sein du couple », développe-t-il. Dans une étude de l’Ifop publiée en 2019, 48 % des femmes rapportent ainsi des disputes avec leur conjoint au sujet des tâches ménagères. Là encore, le sujet est plus prégnant chez les jeunes – 27 % des femmes de moins de 30 ans entrent en conflit régulièrement avec leur conjoint sur ce sujet, soit trois fois plus que celles de 60 ans et plus -, et qui tend à s’intensifier avec le temps – la proportion de Françaises déclarant se disputer « régulièrement » à ce sujet a triplé entre 2005 et 2019.

Dans certains cas, ces conflits abîment même durablement la relation. Récemment séparée de son ex-conjoint, Marie* admet que leurs différences de perception sur les tâches ménagères ont contribué à l’étiolement de son couple. « Il n’y a évidemment pas que ça, mais nos disputes se sont beaucoup cristallisées sur la vie quotidienne. Il me disait « Je travaille, donc je ne peux pas faire le ménage » alors que je travaillais moi aussi », se souvient la trentenaire, qui prend en charge la quasi-totalité du ménage ou des repas. Petit à petit, son compagnon change également de discours sur le fonctionnement de la famille, en évoquant notamment le fait « de ne pas vouloir perdre sa liberté d’homme et pouvoir se consacrer à son travail s’il avait des enfants ». Avec le recul, cette chargée de communication, elle-même très attachée à sa carrière, admet que ce type de conviction aurait certainement fini par « faire sauter » son couple.

Pour éviter ces conflits, certains partenaires ont trouvé la parade. Ryan, qui travaille dans un cabinet de conseil parisien, reconnaît par exemple ne pas aborder « en profondeur » les questions « autour de MeToo ou du wokisme » avec sa compagne, « beaucoup plus progressiste que lui sur ces sujets ». « On a eu des débats sur les figures de Javier Milei ou d’Elon Musk, sur la place des drag-queens dans la cérémonie des JO, sur le financement public de certaines représentations artistiques… Souvent, on ne va pas plus loin, parce qu’on sait qu’on n’est pas forcément d’accord. Ce sont des tensions évitables », raconte-t-il. Selon l’Ifop, pas moins de 48 % des Français auraient, comme lui, déjà évité de parler politique avec leurs partenaires afin de sauvegarder leur couple.

*Les prénoms ont été modifiés.



Source link : https://www.lexpress.fr/societe/elle-ma-dit-que-jetais-un-facho-quand-la-politique-brise-les-couples-de-la-generation-z-WF4O73QDUVBH5PFVZNUF6N77SI/

Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-03-08 11:00:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express