Regard de pétrole. Mâchoire serrée. Les épaules larges rentrées dans un cou de taureau. Le 16 février 2015, Abdel Fattah-al-Sissi, le président égyptien, annonce le bombardement de plusieurs sites d’entraînement et d’arsenaux de la branche libyenne du groupe Etat islamique situés en bordure de la frontière égyptienne. La réponse musclée à une vidéo diffusée quelques jours plus tôt par l’EI montrant la décapitation de 21 Egyptiens d’origine copte. Au même moment, dans les salons d’apparat du palais d’el-Orouba au Caire, Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères français, et Eric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, retiennent leur souffle. Les derniers détails de l’accord ont certes été vissés lors d’une rencontre, quelques semaines auparavant, entre François Hollande et al-Sissi à Riyad, en Arabie saoudite, à l’occasion des funérailles du roi Abdallah. Mais dans ce type de contrat, tout peut capoter à la dernière minute.Eric Trappier le sait bien, lui qui a subi tellement de revers commerciaux. Mais cette fois-ci sera la bonne. Quelques heures après avoir lâché ses bombes sur la Libye, le président al-Sissi paraphe en grande pompe avec les deux Français le contrat entérinant la fourniture à l’Egypte de 24 Rafale. Une vente historique, la première pour l’avion de combat tricolore. Un « deal » à 5,2 milliards d’euros qui comprend également la livraison d’une frégate multimission Fremm, fabriquée par la DCNS, et la vente de missiles air-air Mica et de croisière Scalp, produits par MBDA. Chacun des membres de « l’équipe de France » a joué sa partition. L’Elysée, le Quai d’Orsay, la direction générale de l’Armement (DGA) et l’avionneur. Jusqu’aux banques françaises qui vont prêter la moitié de la somme à l’Egypte et la Coface – donc l’Etat français – qui garantira la totalité de l’emprunt.La conclusion de cinq mois de discussions intenses, un temps record pour un contrat de cet ordre. Quasiment vingt ans que la France et son champion industriel attendaient ce moment. A l’automne 2014, le maréchal al-Sissi avait informé Le Drian : il lui faut des Rafale. Cette fois, il n’achètera pas américain. « Où est le contrat ? » lance-t-il à Eric Trappier la première fois que les deux hommes se rencontrent. Le président égyptien veut faire voler ses avions pour l’inauguration de la seconde voie du canal de Suez à l’été 2015. Alors, il faut aller vite. Pour Dassault Aviation, les planètes sont enfin alignées. Le contexte géopolitique a changé. L’Egypte a compris que l’assurance américaine était à géométrie variable. Après tout, Washington n’a pas levé le petit doigt quand Hosni Moubarak a été renversé, laissant les clés du pays à Mohamed Morsi et aux Frères musulmans jusqu’au coup d’Etat d’al-Sissi à l’été 2013. « Barack Obama a finalement été le meilleur ambassadeur du Rafale », ironise le général de corps aérien Bruno Clermont. S’ajoutent aussi tous les à-côtés promis par la France, l’appui technique, la formation des pilotes… Et puis le facteur humain. « Avec le président égyptien, le courant est bien passé, même si la négociation a été rude », confie aujourd’hui le PDG de l’avionneur. »Le succès du Rafale fait du bien »Ce premier contrat va en débloquer beaucoup d’autres dans la foulée : en 2015, Dassault signe avec le Qatar la livraison de 24 avions, 36 pour l‘Inde en 2016, de nouveau 12 pour le Qatar en 2017… Auxquels s’ajoutent les 80 Rafale vendus en 2021 aux Emirats arabes unis – le plus gros contrat de l’histoire de Dassault. Mais aussi la Grèce, la Croatie, l’Indonésie, et cette année encore la Serbie. Au total, 273 avions ont été commandés par des pays étrangers depuis 2015 – 102 ont été livrés – et 234 par l’armée française. Le carnet de l’avionneur est plein pour les dix prochaines années, sans compter les futurs contrats qui pourraient tomber dans les prochains mois. Les négociations se poursuivent avec l’Inde alors que le Premier ministre Modi souhaite renouveler une centaine de ses avions de chasse. Lors de son récent voyage en Arabie saoudite, Emmanuel Macron a encore fait avancer le dossier Rafale. Et puis il y a l’Amérique latine, le Pérou, la Colombie. Dassault Aviation ne commente pas. La DGA, non plus. Surtout ne pas répéter les erreurs du passé. Les fanfaronnades précoces puis les rebuffades du client. »Le Rafale, c’est évidemment la victoire de Dassault mais aussi celle de centaines de sous-traitants sans lesquels cet avion 100 % français n’existerait pas », se félicite Florence Parly, l’ex-ministre de la Défense. Cocorico industriel. Après tout, ils se font plutôt rares ces derniers temps. Et puis l’heure est à la souveraineté stratégique. « Dans un pays qui doute, le succès du Rafale fait du bien », souligne sobrement Eric Trappier. On a la satisfaction discrète chez Dassault. L’esprit de revanche bien caché. Il suffit pourtant de faire un bond en arrière de vingt à trente ans pour entendre un autre refrain dans l’opinion publique. Le Rafale ? Une folie dépensière ! Un avion tellement génial que personne n’en veut ! Avouons-le, même L’Express, en septembre 1988, a consacré sa Une à « Ce gouffre à milliards », publiant en exclusivité un rapport parlementaire signé par le député RPR Michel Bernard et enterré par le ministre de la Défense André Giraud, qui révélait les coûts astronomiques du programme militaire. Autre temps, autre vision du monde. Dans la décennie qui suit, l’Europe rêve des dividendes de la paix. Aux Etats-Unis, le politologue Francis Fukuyama salue la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme économique. Par naïveté ou paresse intellectuelle, on y voit aussi la fin des conflits. Les défections sont légion. Jusqu’au ministre de la Défense, Hervé Morin, qui en 2011 devant un parterre de militaires, d’élus et d’industriels réunis à Toulouse pour un colloque sur la défense, torpille le Rafale, « cet avion sophistiqué mais difficile à vendre ». Il faudrait s’interroger sur la « justification de la course perpétuelle à la technologie maximum », philosophe le ministre. Chez Dassault, l’épisode est resté en travers de la gorge. Mais l’avionneur et l’armée ont tenu. L’Etat ne s’est finalement pas défaussé. Certes, les délais ont dérivé, tout comme les prix. « Tout le monde mentait sur le plan de charge et les programmes de livraisons. On savait tous que ça prendrait beaucoup plus de temps », confesse un ancien ponte de la DGA.Lumière douce et photos sépia d’aviateurs de la Première Guerre mondiale : au bar de l’Escadrille, lieu légendaire du Fouquet’s sur les Champs-Elysées, le général Vincent Lanata, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air, s’amuse à l’évocation de la pluie de critiques qui s’est abattue pendant des années sur son bébé. Le visage est parcheminé mais le regard toujours aussi perçant. Cet ancien pilote de chasse est un des géniteurs du Rafale. Avant même que l’on sache si l’engin volerait un jour. Nous sommes en 1975. Des bureaux discrets de la rue Saint-Dominique, au cœur de la capitale, abritent le Centre de prospective et d’évaluation du ministère de la Défense. Cet organe regroupant officiers, ingénieurs civils et militaires, et industriels, est chargé d’imaginer les nouveaux armements qui arriveront à la fin du siècle. A l’époque, ces experts pointent déjà les difficultés financières et techniques d’entretenir une flotte d’avions très hétérogène. Un appareil couteau suisse, voilà ce dont rêvent tous les pilotes. « On a dessiné le futur avec des technologies balbutiantes, certaines n’existaient que dans nos têtes », raconte l’ancien militaire. De ces travaux préliminaires sortent six ébauches d’avions. Le futur Rafale sera l’une d’entre elles. En décembre 1982, le ministre de la Défense de François Mitterrand, Charles Hernu, annonce que Dassault développera tout seul le prototype, baptisé ACX. Le général Lanata détaille la première fiche programme du Rafale, c’est-à-dire l’ensemble des spécificités fonctionnelles du futur avion de combat. L’engin doit pouvoir effectuer aussi bien des attaques au sol, que des combats aériens. Surtout, il doit pouvoir emporter l’arme nucléaire, décoller d’un porte-avions ou d’un aérodrome militaire. Bref, il doit remplacer sept avions de combats différents. Une prouesse technologique hors norme. La DGA traduit en termes techniques les désirs des militaires et évalue la trajectoire financière. Charge à l’avionneur d’adapter cette feuille de route au développement industriel.Le rêve d’un avion européenLes coulisses de la démonstration du Rafale, au 54ème Salon du Bourget, le 24 juin 2023.La volonté politique est là mais les premières interrogations arrivent très vite. Car au même moment, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne fédérale, l’Italie et l’Espagne planchent ensemble sur les contours d’un futur avion de combat européen. Les coûts seront partagés, promettent les défenseurs du projet. Sauf que dès le départ, les dissensions apparaissent. D’abord entre les militaires. « Que ce soit pour l’armée de l’air ou la marine françaises, l’objectif ultime est la mission nucléaire, ce qui n’est pas le cas des autres pays », explique Léo Péria-Peigné, chercheur à l’Institut français des relations internationales. « Quand les Français souhaitaient disposer d’un avion polyvalent capable de réaliser toutes les missions, les Britanniques voulaient surtout un chasseur optimisé pour la défense aérienne », se souvient Arvind Badrinath, ingénieur général de l’armement et responsable du programme Rafale à la DGA.Entre les industriels embarqués dans le projet, le torchon brûle aussi. Dassault Aviation sera le maître d’œuvre du futur avion européen mais on s’écharpe pour savoir qui construira le moteur. La Snecma, ancêtre de Safran, n’a pas fini de peaufiner le sien alors que Rolls-Royce en a un déjà qui fonctionne. Le Royaume-Uni, qui n’a pas défendu son industriel BAE Systems face à Dassault, ne peut pas lâcher Rolls-Royce. Et la Snecma, largement soutenue par les syndicats maison, n’imagine pas devenir un vulgaire sous-traitant des Anglais. C’en est trop. En août 1985, à Turin, la France quitte l’aventure. Après tout, il lui reste le Rafale dans lequel elle pourra mettre toute son énergie et ses deniers publics. Les quatre autres pays continueront d’avancer ensemble, donnant naissance à l’Eurofighter. Le vol inaugural du Rafale A se tient à Istres le 4 juillet 1986. Ce jour-là, le pilote d‘essai vole tellement bas que le souffle balaye les couvre-chefs des gradés.Tout le complexe militaro-industriel se met alors en branle. On imagine les phases de développement et d’industrialisation. On rêve même de premières livraisons dès 1996. Sauf que le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombe et l’Europe entre dans un nouveau monde qu’elle croit bien moins conflictuel. La récession de 1993 lamine les comptes publics, il faut faire des économies, les lois de programmation militaires successives sont passées à la paille de fer. Le programme Rafale prend l’eau, les années défilent, les délais explosent. L’opinion publique moque cet avion, bijou de technologie, aux allures de tapisserie de Pénélope. Serge Dassault supplie l’Etat de passer sa première commande. Entre le grand patron et Jacques Chirac, il y a plus que de l’amitié ; une relation presque filiale lie les deux hommes. Mais en 1997, Alain Juppé, droit dans ses bottes à Matignon, espère encore rogner dans le budget des armées pour rééquilibrer les comptes publics. Passe d’armes terrible entre lui et Charles Millon, le ministre de la Défense. Chirac tranche en faveur du Rafale. L’intendance est censée suivre. Comme souvent, Bercy traîne des pieds. C’est au café Marly, avec une vue imprenable sur la pyramide du Louvre, que deux hommes débloquent la situation. Marwan Lahoud – qui deviendra directeur général d’Airbus – est directeur de cabinet du ministre de la Défense ; Augustin de Romanet – futur patron d’ADP – est le conseiller du ministre du Budget, Alain Lamassoure. Tractations, calculs : le 30 mai 1997, dans l’entre-deux tours des élections législatives, l’Etat notifie enfin à Dassault Aviation sa première commande. Elle porte sur 13 avions. Beaucoup d’autres suivront, tandis que le besoin total de l’armée française est alors estimé à 286 exemplaires. Il faudra attendre 2004 pour que les premiers Rafale soient livrés à la Marine nationale et 2006 à l’Armée de l’air.La vallée de la mortPour Dassault, l’avenir n’est qu’à moitié dégagé. Car le modèle économique de l’avionneur ne tient que si l’avion de chasse se vend aussi à l’étranger. Les commandes de l’armée française ne suffisent pas pour assurer la rentabilité de l’affaire. Las !, Dassault enchaîne les désillusions à l’export. Corée du Sud, Taïwan, Norvège, Pays-Bas, Suisse… Evidemment, la géopolitique joue à plein. En échange de la protection du gendarme américain, une grande partie de la planète préfère acheter les F-16 de Lockheed Martin. Voire l’Eurofighter, qui engrange les contrats. Chez Dassault Aviation, c’est la vallée de la mort.Dès son arrivée à l’Elysée en 2007, Nicolas Sarkozy en fait la promesse. Chirac n’a pas réussi à vendre le Rafale ? Lui va les décrocher ces fameux contrats. Trop de suffisance. Trop de cafouillages aussi. L’équipe de France avance en rang dispersé. Dassault Aviation d’un côté, la DGA de l’autre et l’Elysée, papillonnant et se mêlant de tout. Avec le Maroc, l’échec est cuisant. « On a cru la partie gagnée parce que c’était le Maroc, comme si tout naturellement ce pays allait signer avec la France », observe un haut gradé de l’armée de l’air. Que s’est-il passé au juste ? Encore aujourd’hui, chacun se renvoie la responsabilité du fiasco. Au cours de la négociation, le roi du Maroc apprend que le tarif auquel l’Etat français achète ses avions – proche de 100 millions d’euros l’unité – est bien inférieur à celui proposé par l’avionneur. Près de deux fois le prix, affirme une source, seulement 10 à 20 % rétorque-t-on chez Dassault… Qui a vendu la mèche ? La DGA pour certains ; le chef d’état-major particulier du président de la République pour d’autres. Le Maroc comptait sur un prêt de l’Arabie saoudite qui va s’évaporer du jour au lendemain et Bercy refusera de garantir un nouveau crédit au royaume. Encore une fois, les Etats-Unis ont joué leur partie et Rabat se tourne vers eux.Si la chute du mur a miné le programme dans les années 1990, les Printemps arabes, au début des années 2010, l’ont revigoré. Le Rafale est engagé sur des théâtres de guerre, en Afghanistan puis en Libye en 2011. « Aux côtés des Britanniques, l’armée française devait dessiner une ligne de protection autour de Benghazi. Le Rafale sera chargé de neutraliser les défenses antiaériennes de Khadafi », raconte Olivier Zajec, professeur de sciences politiques à l’université Lyon III-Jean-Moulin. Un succès très remarqué par certains clients potentiels, dont l’Inde. L’alternance politique en France, l’arrivée de François Hollande à l’Elysée, et de son ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, changent aussi la donne. Le Drian prend à pleine main le dossier Rafale, structure une équipe dédiée, quitte à marcher sur les platebandes de la diplomatie économique de son collègue Laurent Fabius. Son directeur de cabinet, Cédric Lewandowski, aujourd’hui directeur d’EDF en charge du parc nucléaire, coordonne toute la stratégie française. Luis Vassy, le conseiller diplomatique du ministre, assure le suivi au quotidien. « Le Drian a pesé de tout son poids. Aucun autre politique ne s’était autant impliqué que lui auparavant », souligne un ancien de la DGA. Le compteur se débloque enfin au Caire, en 2015.Entre les premiers Rafale livrés à la Marine en 2004 et ceux qui sortent aujourd’hui des usines de Dassault Aviation, seule la silhouette de l’avion est identique. Par itération, les ingénieurs de la DGA et de Dassault l’ont fait évoluer au fil des années. Des sauts technologiques par standard, F1, F2, F3… Le standard F5 est aujourd’hui en gestation. Il ne s’agit plus seulement d’un engin volant mais de toute une architecture de combat : un avion flanqué de deux gros drones furtifs, d’un « cloud » et d’un système de traitement des données collectées qui permet aux appareils de dialoguer entre eux. Clin d’œil de l’histoire, la France est de nouveau en discussion avec l’Allemagne et l’Espagne sur la construction d’un nouvel avion commun, le Scaf – Système de combat aérien du futur. La philosophie n’est pas très éloignée de celle du standard F5 du Rafale. « Je ne me fais guère d’illusion sur le Scaf. On bute aujourd’hui sur les mêmes problèmes qu’en 1985, lorsqu’on rêvait d’un avion européen », commente une source proche du dossier. Rien ne garantit que le partage des coûts se révèle à la fin moins onéreux, chaque pays tirant la couverture à lui, en essayant de protéger ses champions nationaux et son écosystème industriel. Et puis, entre Berlin et Paris, les relations sont plutôt glaciales ces derniers temps. Reste à savoir si la France a, seule, les moyens financiers de réinventer un Rafale nouvelle génération. Jusqu’à présent, le programme a coûté une cinquantaine de milliards d’euros, dont 13 milliards pour le seul développement. L’intendance suivra, veut-on encore croire chez Dassault.
Source link : https://www.lexpress.fr/economie/entreprises/le-rafale-petits-secrets-dun-grand-succes-comment-lavion-de-dassault-est-devenu-incontournable-AHURCB523ZAK5DW3YV2NHH2LG4/
Author : Béatrice Mathieu
Publish date : 2024-12-30 16:56:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.