S’administrer des concentrés de protéines a longtemps été l’apanage d’un petit cercle de passionnés. Une communauté spécifique, composée, en tout et pour tout, de quelques fans de musculation et de spécialistes des sports de force. Si vous n’aviez pas des cuisses de la taille d’un cubitainer de rosé et une grande propension à l’effort, agiter ces énormes sachets de poudre blanche en public vous donnait un air suspect.
Et puis, l’industrie agroalimentaire a eu une idée. Alors que le fitness prenait un nouvel élan et que les tutoriels pour gagner du muscle pullulaient en ligne, les marques de grande consommation se sont mises à ajouter des protéines directement dans les recettes du quotidien, et à en vendre en supermarché. La protéine s’est alors faufilée dans le panier du sportif du dimanche, en plus des magasins préférés des haltérophiles.
En France, une première gamme « hyper-protéinée » a été introduite par Danone en 2019. Très vite, les ventes de ce type de produit, des yaourts au départ, ont décollé. En 2024, d’après les chiffres du cabinet d’analyse NielsenIQ, le marché a atteint 380 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. Un résultat multiplié par deux depuis 2022. A titre de comparaison, les boissons énergisantes ou les margarines « Oméga 3 » ont connu une progression 3 à 4 fois plus lente sur la même période.
Le saucisson de la discorde
Au départ simple astuce marketing, l’hyper-protéiné est devenu un phénomène : rares sont les rayons de grande surface qui n’ont pas leurs produits enrichis. Après Danone, les autres crémeries ont suivi, versant la précieuse poudre dans les yaourts à boire, les fromages, puis les desserts… Même quand la formulation ne change pas, la teneur en protéines est désormais inscrite en gras sur les étiquettes des boîtes de pâtes, comme sur les menus de certains restaurants…
Une limite a peut-être été franchie lorsque, en avril, la marque Justin Bridou s’est lancée dans la commercialisation d’un saucisson 41 % plus chargé que les autres. De la viande, dans laquelle on rajoute ce qui compose la viande ? Mi-juin, François Mariotti, l’ancien président du comité d’experts « nutrition » de l’Agence nationale de sécurité alimentaire (Anses), faisait part de son affliction, dans un post LinkedIn : « Ce genre de produit me fait sortir de mes gonds. On dépasse toutes les limites de la tromperie et du dévoiement », affirme-t-il à L’Express.
Toutes proportions gardées, le spécialiste, professeur à AgroParisTech, compare volontiers ces techniques marketing à celles de l’industrie du tabac, qui, malgré la nocivité des cigarettes, arrivaient à leur trouver des qualités. « C’est du ‘nutritionnisme’, de la réduction nutritionnelle trompeuse. On met en avant un seul élément, le taux de protéines du produit, comme si celui-ci allait avoir un impact positif sur la santé. C’est l’inverse, les saucissons sont Nutri-Score E, ils contiennent trop de gras et de sel pour être bénéfiques, et de manière générale, consommer trop de viande rouge est un facteur de risque de maladie chronique », résume-t-il. Contactée, la marque Justin Bridou ne nous a pas répondu.
Pas plus de muscle
Dans l’espoir d’arborer des muscles plus volumineux, l’auteur de ces lignes a tout de même mené l’enquête. Les résultats sont décevants : rien, ou presque, dans la littérature scientifique ne montre l’intérêt de se supplémenter en protéines, même avec les recettes les plus vertueuses. « Beaucoup d’influenceurs insistent dessus pour se muscler. En réalité, une alimentation normale couvre les besoins. Il n’est pas utile d’en rajouter, sauf à de très rares exceptions », confirme la directrice de recherche à l’Inserm Catherine Coirault, spécialiste des cellules musculaires.
Les vidéastes de sport et les masculinistes qui vantent les mérites des protéines à longueur de journée auraient donc tout inventé ? Pas exactement. « Le supplément peut être utile, s’il y a un déséquilibre, que le tissu musculaire est tellement sollicité qu’il faut rajouter ce type d’apport. Mais rien qu’en optant pour des repas plus copieux, ce qu’ils font naturellement à cause de la faim, la plupart des sportifs répondent à leurs besoins. Ils n’auront aucun effet positif s’ils augmentent leur consommation de protéines », poursuit la spécialiste.
Ainsi, certains clubs de sport de haut niveau en préconisent, mais les attentes sont limitées : « Pour des sportifs qui passent leur journée à la salle de musculation, on peut envisager des compléments, mais plutôt dans une optique de prévention des douleurs et des blessures, et parce qu’il est difficile d’absorber la quantité de protéines nécessaire par l’alimentation normale sans avoir des ballonnements », abonde Stéphane Walrand, chercheur et nutritionniste de l’équipe de rugby de Clermont-Ferrand.
Chez les grands sportifs, et encore
Reste que, même dans le cadre très strict du sport professionnel, le bénéfice n’est pas garanti. Une revue de littérature publiée dans Frontiers in Nutrition en 2024 a passé au crible une trentaine des études les plus sérieuses sur le sujet, sans montrer que les régimes hyper-protéinés aidaient à la performance sportive. Quelques effets ont pu être observés sur la force lorsque l’entraînement est ciblé, mais ils sont plafonnés à une dose déjà atteinte par une grande partie des Français, selon une méta-analyse publiée dans Sport Medicine en 2022.
Même du côté des personnes âgées, qui ont du mal à assimiler les protéines et qui ont un appétit plus faible, l’intérêt de la supplémentation n’est pas clair. Plusieurs méta-analyses systématiques, publiées en 2021 dans Geriatrics & Gerontology International ou dans Osteoporosis International en 2023, s’y sont frottées, sans pouvoir parvenir à une conclusion. Là encore, adapter les repas suffit, sauf si ce n’est pas possible, à cause de difficultés à déglutir par exemple.
Qui plus est, les protéines à haute dose ne sont pas sans danger. « Une consommation régulière supérieure aux apports recommandés peut avoir un impact sur la capacité du foie, de l’intestin et des reins à détoxifier l’ammoniaque », résumait l’Inserm, dans une communication grand public publiée en juillet 2024, supervisée par Catherine Coirault. Les risques ? Troubles digestifs, déshydratation, nausées, fatigue, maux de tête…
Déshydratation, nausées, fatigue
Bien qu’aucun empoisonnement n’ait été rapporté, manger hyper-protéiné est déconseillé sur le long terme. « Si vos reins sont en parfait état, pas de problème. Mais on bascule vite vers des difficultés en cas de déshydratation, de consommation de toxines ou de médicaments qui impactent la fonction rénale, ou en cas d’insuffisance rénale chronique », résume Olivier Dupuy, chef du service de nutrition à l’Hôpital Paris Saint-Joseph.
En 2007, l’Europe a mis en place de nouvelles règles en matière d’allégations nutritionnelles. Dans le projet de règlement, il était question d’obliger à parler de la valeur de l’ensemble du produit. Le texte a été allégé, sous la pression des industriels. « On voulait éviter la communication absurde. Force est de constater que ça n’a pas fonctionné », regrette le professeur François Mariotti. Depuis l’arrivée du saucisson hyper-protéiné, le spécialiste nourrit un rêve : « enrichir » les règles européennes. Les rendre plus « concentrées ».
Source link : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sante/nutrition-linquietant-et-inutile-phenomene-de-lhyper-proteine-QFJ672GNYVB77NZPXNOQXWS62U/
Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-07-30 15:30:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.