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« Donald Trump est aussi idiot que malheureux » : l’analyse sans concession de Deirdre McCloskey, l’icône des libéraux

« Donald Trump est aussi idiot que malheureux » : l’analyse sans concession de Deirdre McCloskey, l’icône des libéraux

Sans même qu’on ait eu besoin de l’y convier, elle se lance sur la « stupidité » de Donald Trump. Papesse intellectuelle des libéraux, l’économiste Deirdre McCloskey ne mâche pas ses mots sur la politique du nouveau président des Etats-Unis, tout en ironisant sur ses nombreux échecs en tant qu’entrepreneur. Professeure émérite à l’université de l’Illinois, auteure d’une trilogie monumentale sur l’ère de la bourgeoisie (Bourgeois Virtues, Bourgeois Dignity et Bourgeois Equality), Deirdre McCloskey se définit comme une libérale radicale et progressiste. Née homme en 1942 (elle a raconté sa transition dans Crossing. A Memoir), cette ancienne socialiste publie en français Laissez-moi faire et je vous rendrai riche (Markus Haller, parution le 6 mars), co-écrit avec l’universitaire Art Carden. L’essai récapitule, dans un style piquant, ses grandes thèses. Pour Deirdre McCloskey, le « Grand enrichissement » auquel nous avons assisté depuis deux siècles n’est pas dû à l’impérialisme, aux ressources ou à l’Etat, mais avant tout à un changement idéologique qui, à partir du XVIIIe siècle, a mis en avant les valeurs de liberté et d’innovation. En avant-première pour L’Express, elle défend le bilan historique du « laisser-faire » et éreinte Donald Trump, son allié Elon Musk et son entourage « fasciste ».

L’Express : Qu’est-ce que le Grand enrichissement, selon vous le fait économique majeur de ces deux derniers siècles ?

Deirdre McCloskey : Le monde des Misérables de Victor Hugo ou des romans de Dickens était effroyablement pauvre. Mais c’était ainsi que les humains vivaient depuis la Préhistoire, ne gagnant en moyenne pas plus de 2 euros par jour, selon les cours actuels. Essayez donc de vivre à Paris avec 2 euros ! En 1800, même dans des pays prospères qu’étaient alors (depuis peu) les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, le revenu moyen ne dépassait guère les 6 dollars par jour. Aujourd’hui, le revenu moyen par jour et par personne dans le monde entier est de 33 dollars. Le Français moyen bénéficie, lui, d’une centaine d’euros. Une telle augmentation est inédite dans l’Histoire.

Sous les « cinq bons empereurs » romains [NDLR : Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux et Marc Aurèle], les revenus ont pu augmenter de 100 % du fait de la paix et d’une période de prospérité au sein de l’Empire. Mais depuis deux siècles, dans les pays aujourd’hui prospères, nous avons assisté à une augmentation d’environ 3 000 % des revenus des gens ordinaires ! Les très pauvres sont les principaux bénéficiaires de cette évolution. Et contrairement à ce que vous entendez dire partout, depuis le milieu du XXe siècle, les inégalités dans le monde ont diminué de façon spectaculaire.

Vous démentez l’idée en vogue à gauche selon laquelle l’Occident serait devenu riche grâce à l’esclavage, à l’impérialisme, au colonialisme ou à l’extractivisme…

Réfléchissez. A l’époque, si la France voulait devenir plus riche, cela faisait-il sens de conquérir un pays pauvre comme le Vietnam ? Elle a certes profité de ressources comme le caoutchouc. Mais elle pouvait aussi tout simplement acheter ce caoutchouc, sachant qu’un empire est très coûteux. L’esclavage et les empires ont toujours été monnaie courante dans l’histoire de l’humanité, mais ils n’ont jamais produit un « Grand enrichissement ». Le Portugal et l’Espagne, qui ont été les premiers empires d’outre-mer avec des colonies allant du Mexique à Macao, étaient d’ailleurs à la fin du XVIIIe siècle les pays les plus pauvres d’Europe occidentale. De même, si les pays riches devaient leur richesse à leurs ressources, le Japon et Singapour seraient pauvres, et la Russie ou le Congo seraient riches.

En réalité, l’incroyable croissance de la richesse à laquelle on a assisté a pour source l’ingéniosité des Français, comme celle des Britanniques, des Japonais, des Chinois ou aujourd’hui des Indiens. C’est l’innovation qui a permis ces progrès spectaculaires. C’est d’ailleurs pourquoi je préfère parler d’ »innovisme » que de capitalisme, mot qui est une invention marxiste. Ce n’est pas l’accumulation de capital qui nous a rendus riches, car celle-ci a toujours existé dans l’Histoire, mais l’innovation et de nouvelles idées en matière d’investissement, permises par le libéralisme.

L’Etat-providence n’a-t-il pas joué un rôle ?

Le « Grand enrichissement » a débuté bien avant l’émergence de l’Etat-providence en Europe. Au début du XIXe siècle, la Suède, alors une monarchie centralisée, était l’un des pays les plus pauvres d’Europe. Après la libéralisation des années 1860, elle a connu une croissance plus rapide que toute autre économie dans le monde, sauf celle du Japon.

Bismarck a instauré l’Etat-providence moderne, auquel la France, le Royaume-Uni et même les Etats-Unis dans les années 1930 avec le New Deal ont adhéré. Aujourd’hui, votre Etat dépense pour ses projets l’équivalent de 55 % du PIB. Aux Etats-Unis, c’est 35 %, mais cela reste conséquent. Dans ces deux pays, l’emprise du gouvernement s’est considérablement accrue depuis les années 1970.

Le Danemark est l’un des pays les plus écologistes du monde. Pourquoi ? Parce que les Danois sont riches !

Deidre McCloskey

Quel est le « Pacte bourgeois » qui aurait, selon vous, joué un rôle crucial dans la croissance économique ?

Il y a vingt-cinq ans, j’ai commencé mes travaux historiques sur l’ère bourgeoise, qui a succédé à l’époque aristocratique et théocratique. Critiquer les bourgeois est la chose la plus convenue au monde. Réalisateurs, intellectuels ou journalistes aiment dépeindre leur supposée vulgarité. Mais ces mêmes personnes du monde intellectuel et culturel profitent pleinement des avantages matériels permis par la classe marchande. En écrivant mes trois grands livres universitaires, Bourgeois Virtues, Bourgeois Dignity et Bourgeois Equality, j’ai réalisé à quel point la bourgeoisie avait inventé le monde moderne. On met en avant le rôle des scientifiques dans cette révolution. Mais ceux-ci n’auraient jamais pu réussir sans les bourgeois ! En réalité, quand le « Grand enrichissement » a commencé, l’enseignement et la science tenaient toujours une place minime dans la société. Jusqu’en 1900 environ, ni l’un ni l’autre n’ont eu beaucoup d’effet sur l’économie.

Que s’est-il donc passé ? A la fin du XVIIIe siècle au Royaume-Uni, puis en France et aux Etats-Unis, l’attitude de la société a évolué vis-à-vis de la bourgeoisie. Il y a toujours eu des urbains, des classes moyennes ou des bourgeois. Mais à ce moment-là, on a assisté à un changement de valeurs. Aux yeux du reste de la société, les marchands, les manufacturiers et les hommes d’affaires ont acquis une dignité nouvelle. Le féodalisme a été remplacé par le libéralisme. Le monde est passé de l’amour des batailles, des tribunaux et des cathédrales – et du mépris pour le marché – à une société dans laquelle le commerce a été valorisé. C’est ça qui a inspiré l’innovation !

L’une de mes inventions préférées, c’est le béton armé, qui a été conçu par un Français, Joseph Monier. C’était un passionné de jardinage qui cherchait à obtenir des pots à orangers plus résistants. Il a donc eu l’idée d’associer une structure métallique au ciment. Comme le béton armé, nombre d’améliorations cruciales ne sont pas dues à la science : les ascenseurs, l’acier, les routes asphaltées, les conserves d’aliments, le chauffage central, la logistique du commerce de détail… Il y a peu d’exemples avant 1800. Mais après 1800, c’est une véritable profusion.

Pour des conservateurs comme pour des anticapitalistes, nous sommes peut-être plus riches, mais nous ne sommes pas plus forcément plus heureux, et nous aurions perdu nos valeurs spirituelles…

Effectivement, l’argent ne fait pas forcément le bonheur. Donald Trump est riche, même s’il n’est pas aussi riche qu’il ne le prétend. Mais, de toute évidence, c’est un homme profondément malheureux, ce qui explique son comportement. Il est aussi idiot, mais c’est un autre sujet (rires).

Dans la Déclaration d’indépendance de 1776, Thomas Jefferson, propriétaire d’esclaves devenu anti-esclavagiste, a écrit que tous les hommes, créés égaux, jouissent du droit de rechercher le bonheur. Pour pouvoir chercher ce bonheur, vous devez déjà être libre. Un esclave ne peut pas se permettre ce luxe. D’autres intellectuels, comme John Locke ou le comte de Mirabeau, ont aussi fait du bonheur le grand but de l’existence. Croyez-vous que deux siècles plus tôt, des figures comme Martin Luther, Charles Quint ou Michel-Ange auraient pu écrire la même chose ? C’était alors impensable. Eux recherchaient la gloire céleste, artistique ou politique, non quelque chose d’aussi terre à terre que le bonheur.

Ces dernières décennies, des universitaires comme l’économiste Richard Easterlin ont tenté de prouver que le matérialisme et le consumérisme n’auraient pas fait notre bonheur. Cela reflète bien le mépris de l’intelligentsia pour la façon dont la populace utilise son argent. A l’inverse, on cite sans cesse le Bhoutan, qui a fait du « bonheur national brut » une mesure politique. Mais regardez comment est géré ce pays ! Le Bhoutan est toujours pauvre.

Il est ainsi faux d’affirmer que nous serions moins heureux qu’avant. Vous voulez savoir ce qu’est d’être malheureux ? C’était de naître dans un village traditionnel dans lequel vous n’aviez aucune liberté et possibilité. La nostalgie est un phénomène très ancien. Des penseurs grecs comme Hésiode évoquaient déjà un âge d’or révolu. Mais je suis en train de finir un livre sur la culture médiévale en Angleterre. J’y montre qu’un village au Moyen Age était loin d’être le paradis socialiste que certains se représentent aujourd’hui…

Vous assurez que les pessimistes se sont toujours trompés depuis deux cents ans. Mais si la croissance économique a considérablement amélioré le bien-être des humains, elle a aussi accéléré la crise environnementale et le réchauffement climatique…

Une hausse des températures de trois degrés serait très mauvaise. Mais le revenu mondial par personne augmente de 2 % par an. La Chine avait des taux de croissance de 10 %, avant le ralentissement économique provoqué par la volonté malheureuse de Xi Jinping de devenir un nouveau Mao. Mais si cette croissance mondiale se poursuit, comme cela a été le cas depuis deux siècles, le revenu réel doublera tous les trente-six ans, ce qui veut dire que dans un siècle, le revenu mondial sera huit fois plus élevé. Soit environ 260 dollars par jour, autrement dit deux fois le revenu réel actuel des Etats-Unis. Même si on prend en compte les pertes provoquées par le réchauffement climatique, il y aura une jolie somme à dépenser pour réduire nos émissions tout en transformant la vie des pauvres à l’échelle de la planète. On n’arrivera en tout cas pas à résoudre la crise environnementale sans prospérité. Le Danemark est l’un des pays les plus écologistes du monde, avec une place de choix sur le marché des éoliennes. Pourquoi ? Parce que les Danois sont riches !

N’oublions pas non plus ce qui a été réalisé en termes de pollution atmosphérique dans les grandes villes occidentales. Après des catastrophes comme le grand smog de Londres en 1952, il y a eu une prise de conscience sur les dégâts en matière de santé provoqués par le charbon de chauffage ou les carburants. Je me souviens bien du smog de Los Angeles des années 1970, c’était terrible pour les vieilles personnes et les enfants. Mais seules des villes riches peuvent résoudre ce genre de problème.

Les premiers pas de Musk comme conseiller spécial de Trump ont été désastreux.

Deidre McCloskey

Vous avez déjà mentionné Donald Trump. Dans le livre, vous ne l’épargnez pas, rappelant tous ces échecs en tant qu’entrepreneur, entre sa compagnie aérienne, ses casinos, sa vodka ou même sa marque de steaks…

J’ai récemment échangé avec un conducteur Uber originaire du Pakistan. Il me disait « Trump est une mauvaise personne, mais c’est un bon entrepreneur ». Non, c’est un très mauvais homme d’affaires ! Acheter le Groenland en le prenant aux Danois, voilà une nouvelle idée stupide.

Par ailleurs, il est très naïf de penser qu’il suffit de mettre un homme d’affaires à la tête d’un pays pour que l’économie fonctionne mieux. Même chose avec des militaires. On nous dit que tout fonctionnerait bien si on avait un général pour nous diriger. Cela a peut-être fonctionné pour vous en France avec de Gaulle, mais demandez aux Argentins, aux Brésiliens ou aux Egyptiens ce qu’ils pensent des généraux à la tête d’un pays…

En France, demeure cette idée que Trump serait un libéral ou libertarien…

C’est un capitaliste de connivence ! Regardez [elle tourne sa caméra sur Zoom], mon bureau à Washington a une vue sur la K Street, connue pour ses nombreux lobbyistes. Aux Etats-Unis, les compagnies pharmaceutiques ont à elles seules 1 500 lobbyistes enregistrés. Cela me rend folle. Je suis une libérale qui a vu l’impact de ces lobbyistes sur les prix. Aux Etats-Unis, nous ne sommes pas autorisés à acheter des médicaments au prix bien plus bas auquel ils sont vendus en France.

Pour en revenir à Trump, il n’a rien d’un libéral, et encore moins d’un libertarien. Vous savez, je suis très réticente à utiliser le mot « fasciste ». Mais dans l’entourage de Trump, on trouve des vrais fascistes qui croient en un gouvernement autoritaire. Ils défendent la théorie de l’exécutif unitaire, qui explique que tous les pouvoirs devraient être entre les mains du président. Cela ne vous rappelle-t-il pas Mussolini ? Je ne sais pas si Trump lui-même est fasciste, mais il est en tout cas un partisan de l’autoritarisme.

Que pensez-vous de sa politique douanière ?

S’il vous faut une seule preuve que Trump n’a rien d’un libéral, c’est que depuis toujours, il est persuadé que des barrières douanières permettront de protéger l’économie américaine. C’est une idée catastrophique ! L’Union européenne s’est construite à partir de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Je me souviens, jeune, avoir franchi la frontière italienne, nous avions dû attendre des heures en voiture. Aujourd’hui, vous pouvez circuler librement en Europe. Nous, libéraux, souhaitons la libre circulation des personnes et des marchandises. Nous ne voulons pas de barrières douanières qui seront parfaitement contre-productives pour les Etats-Unis.

Elon Musk, lui, est un entrepreneur à succès. Comment jugez-vous son rôle politique auprès de Trump ?

Musk est un ingénieur dans l’âme. J’adore les ingénieurs. Ce sont des gens qui savent résoudre des problèmes. Mais comme les juristes qui pensent qu’il n’y a qu’une seule solution à tous les problèmes, à savoir voter des lois, les ingénieurs ne voient le monde que sous un prisme technique. Si vous voulez construire des voitures électriques ou des fusées, c’est formidable. Mais la politique, c’est autre chose. Les premiers pas de Musk comme conseiller spécial de Trump ont ainsi été désastreux. Il a envoyé de jeunes collaborateurs âgés de 19 ans, sans aucune expérience, au ministère de la Défense. Ça ne peut bien sûr pas fonctionner.

Contrairement à Javier Milei, en Argentine, qui est plus habile, Musk et Trump n’ont pas compris que si vous voulez vraiment réduire la taille de l’Etat, cela ne sert à rien de chasser les subventions. Il faut revoir le cœur des dépenses, comme notre système d’assurance-santé, Medicare, qui favorise les retraités. J’ai moi-même bénéficié de deux prothèses de hanche et d’une opération de la vésicule biliaire, tout ça gratuitement aux dépens de la jeune génération. Le système de santé américain coûte très cher et est totalement défaillant. Voilà un vrai problème. Mais vous n’allez pas économiser grand-chose en virant des travailleurs gouvernementaux de façon totalement inconstitutionnelle et aveugle, comme le fait Musk.

Vous rappelez qu’avant de devenir l’une des nations les plus étatistes, la France a eu une vraie tradition libérale…

Le libéralisme économique est né en Hollande, mais aussi, un peu plus tard, en France. Le « laisser-faire », cette notion qui fait tant peur à vos compatriotes persuadés que tout doit être planifié par l’Etat à Paris pour fonctionner correctement, a été conçu dans votre pays au début du XVIIIe siècle. Adam Smith est d’ailleurs venu en France, il a rencontré Quesnay et Turgot, et a beaucoup appris des Français. Le libéralisme authentique peut donc être français, comme l’ont prouvé Alexis de Tocqueville, Frédéric Bastiat ou plus tard Raymond Aron. Je ne sais pas comment les Français sont redevenus à ce point étatistes, et s’il faut y voir l’influence de Napoléon. En tout cas, Emmanuel Macron a essayé de changer cet état d’esprit, en tentant par exemple de réformer votre système insensé de retraites. Mais il a échoué. Les Français restent persuadés qu’on peut vous taxer, vous, pour me verser une aide, puis me taxer, moi, pour vous aider vous, et que nous nous en porterons mieux tous les deux (rires).

Laissez-moi faire et je vous rendrai riche, par Deirdre McCloskey et Art Carden, trad. de l’anglais par Patrick Hersant. Markus Haller, 300 p., 25 €. Parution le 6 mars.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-03-02 15:54:00

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