« Celui qui crie le plus fort a toujours raison », affirmait le poète William Cowper. Trois siècles plus tard, Xi Jinping vient de lui prouver le contraire. Le président chinois, au style moins tonitruant que Donald Trump, fait preuve d’une indéniable résilience dans la guerre commerciale lancée par son homologue américain. Le mois dernier, la Chine et les Etats-Unis ont annoncé être parvenus à un accord sur un « cadre général » concernant les droits de douane faisant chuter ces derniers de 145 % à 30 % après que Pékin a d’abord riposté puis calmé le jeu sur les taxes appliquées aux produits américains. Le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, a déclaré ce 11 juillet avoir eu une rencontre « positive » en Malaisie avec son homologue chinois Wang Yi. La hache de guerre commerciale est-elle enterrée ? Rien n’est moins sûr. « Dans le conflit entre les Etats-Unis et la Chine, le président Trump mène une offensive économique. Mais Xi Jinping mène une guerre froide », prévient Lingling Wei, correspondante en chef pour la Chine au Wall Street Journal. « Xi aborde les négociations commerciales avec une stratégie globale qu’il prépare depuis des années », commentait-elle récemment dans un article publié par le quotidien américain.
Finaliste du prix Pulitzer et experte en économie politique chinoise, elle décrit, auprès de L’Express, un président chinois obsédé par l’histoire de l’Union soviétique, dont il a tiré les leçons de l’effondrement face au géant américain. Un temps déstabilisé par Trump lors de la guerre commerciale menée en 2018-2019, le patient Xi Jinping compte bien remporter sa guerre froide contre la première puissance mondiale. Lingling Wei nous livre les clés de sa stratégie. Entretien.
L’Express : Dans votre article, vous brossez le portrait d’un Xi Jinping hanté par l’effondrement de l’Union soviétique. « Un pilier essentiel des leçons tirées par Xi est économique : les Soviétiques ont misé sur l’industrie lourde, l’énergie et l’armement. Pékin, au contraire, cherche à tout produire, en renforçant son économie face aux restrictions commerciales et technologiques des Etats-Unis tout en profitant de l’appétit des marchés mondiaux pour ses produits », écrivez-vous.
Lingling Wei : Oui, l’objectif clé que j’avais en tête en écrivant cet article était vraiment d’illustrer l’impact de l’effondrement soviétique sur Xi Jinping, et comment cet événement a, au fil des années, façonné sa manière de gouverner la Chine et sa façon d’aborder les Etats-Unis. J’ai vraiment le sentiment que c’est un point qui a souvent été négligé par les décideurs politiques et les conseillers américains. Or, il est essentiel d’en tenir compte. Vous avez mentionné qu’il est obsédé — c’est peut-être le bon mot — mais ce que j’essaie surtout de dire, c’est que l’empreinte laissée par l’effondrement soviétique sur lui est vraiment très profonde. Les gens de sa génération ont grandi à une époque où la Chine copiait pratiquement tout de l’Union soviétique, qui à l’époque était surnommée Lao Dage, ce qui signifie « grand frère ». Sous Mao, cette relation représentait une expérience marquante, un véritable phénomène qui a durablement influencé la jeunesse de Xi Jinping. Il a développé une forme d’admiration très profonde pour l’histoire soviétique, sa culture, ses valeurs. Il évoque souvent la chute soviétique comme une leçon pour la Chine. Concernant l’économie, la principale leçon que Xi Jinping a tirée de l’expérience soviétique est qu’il ne faut surtout pas mettre tous ses œufs dans le même panier — ce qui, dans le cas de l’URSS, signifiait une dépendance excessive à l’industrie. Xi Jinping veut que la Chine produise tout, qu’elle gère une économie très diversifiée.
Dans mon article, je raconte aussi comment après sa prise de pouvoir en 2012, Xi a commandé un documentaire sur la fin de l’Union soviétique, dépeignant Mikhaïl Gorbatchev comme un traître ayant abandonné le Parti. Selon lui, l’isolement soviétique du bloc de l’Est, la décomposition idéologique et la perte du contrôle politique sont les causes principales de la désintégration de l’Union soviétique.
Xi Jinping tire-t-il aussi les leçons des difficultés de Vladimir Poutine, embourbé depuis plus de trois ans dans sa guerre en Ukraine, avec une économie russe en difficulté ?
Xi Jinping et Poutine ont, au fil des années, développé une relation personnelle assez étroite. Ils se souhaitent mutuellement un joyeux anniversaire, et ils partagent un intérêt commun : contrer les Etats-Unis et le système de valeurs qu’ils représentent. Pour Xi Jinping, Poutine est une figure impressionnante. Il dirige la Russie, dont l’économie est bien moins importante que celle de la Chine, mais il parvient malgré tout à obtenir une place à la table des grandes puissances. Cela force le respect de Xi. L’économie russe, au cours des trois ou quatre dernières années, pendant l’invasion de l’Ukraine, a souffert des sanctions occidentales. Cependant, la Chine est parvenue à maintenir l’économie russe à flot en achetant d’importantes quantités de pétrole et d’autres ressources naturelles. Donc pour répondre à votre question, je ne pense pas que Xi Jinping tire aujourd’hui beaucoup de leçons de la situation économique de la Russie, car l’économie chinoise est devenue fondamentalement différente, et bien plus diversifiée que celle de la Russie, même avant le début du conflit.
Quel regard Xi Jinping et plus largement le régime chinois portent-ils sur Donald Trump ?
C’est une excellente question. Pour les dirigeants chinois, il y a deux éléments distincts : le président Trump et son administration. L’expérience que les Chinois ont eue avec le président Trump durant son premier mandat leur a clairement montré à quel point Trump est imprévisible. Peut-être est-ce intentionnel, sa manière de gérer les relations avec les autres pays. Il y a eu des moments, pendant son premier mandat, où Trump semblait vouloir simplement conclure un accord avec la Chine. Mais, en réalité, la politique américaine envers la Chine a complètement changé sous sa présidence. Cette fois, la Chine aborde Trump avec beaucoup plus de prudence, car elle ne veut pas passer pour naïve. Ce n’est pas parce que Trump affirme que Xi Jinping est un bon ami, ou que les relations avec la Chine sont excellentes, que cela signifie que les Etats-Unis vont renoncer à leurs politiques fermes envers Pékin.
Là où Trump se prend pour un boxeur, Xi Jinping pratique le Tai-chi
La direction chinoise adopte désormais une approche bien plus lucide face à Trump. Elle est aussi consciente que l’administration Trump compte de nombreux membres ouvertement hostiles à la Chine, qui exercent une grande influence sur le président américain. Pour Pékin, cela complique d’autant plus les relations avec l’administration actuelle. Encore une fois, leur objectif n’est pas réellement de résoudre des questions comme les terres rares ou même le fentanyl. Ils parlent sans cesse, mais aucune mesure concrète n’a été prise. Cela montre que leur intention n’est pas tant de régler les problèmes ou de relancer les relations, mais plutôt de maintenir ce que l’on appelle une impasse stratégique : continuer à discuter, à faire traîner les choses, pour, avec le temps, être mieux préparés.
« Xi aborde les négociations commerciales avec une stratégie globale qu’il prépare depuis des années », avez-vous écrit. Expliquez-nous.
Il se préparait à ce moment depuis de nombreuses années. On pourrait même dire que tout a commencé lorsqu’il était à la tête de l’École centrale du Parti, cette académie d’élite du régime. À l’époque, l’un de ses grands objectifs était de tirer les leçons de l’effondrement soviétique. Il voulait s’assurer que le parti garde un contrôle idéologique ferme sur le pays. Mais à ce moment-là, son attention était surtout centrée sur la façon d’éviter que le parti ne subisse le même type de déclin idéologique que celui qu’a connu le Parti communiste soviétique à la fin de son existence. Donc, tout cela a commencé très tôt. Mais ce n’est qu’au moment de la première guerre commerciale lancée par Trump lors de son premier mandat et son slogan « Make America Great Again » que Xi a compris que Chine était devenue la cible principale des États-Unis. Si vous vous souvenez de cette guerre commerciale, la réponse de la Chine aux tactiques de pression de Trump à l’époque n’était pas aussi structurée qu’elle peut l’être aujourd’hui. Pékin était souvent surpris, pris de court par des tactiques en constante évolution, des pressions soudaines venant de Washington. C’est donc en 2018-2019 que, dans l’esprit de Xi, s’est imposée l’idée qu’il fallait vraiment se réorganiser et construire une stratégie plus globale et cohérente pour affronter les États-Unis. Les Chinois, du moins jusqu’à présent, ont fait preuve d’une grande patience. Le président Trump, lui, est beaucoup plus imprévisible dans sa manière de gérer la Chine. On a déjà assisté à de nombreux revirements depuis le début de son second mandat. Trump donne presque l’impression de vouloir un combat de boxe rapide, juste pour pouvoir proclamer une victoire. Tandis que Xi Jinping, lui, s’apparente davantage à un adepte du Tai-chi, cet art martial chinois lent et mesuré. Mais au final, il pourrait bien être celui qui porte le coup de grâce. Il y a donc une très grande différence dans leur manière de se confronter.
En laissant les choses traîner, quel est l’objectif de Xi Jinping dans cette guerre commerciale avec les États-Unis ?
L’objectif à court et moyen terme pour Xi Jinping n’est pas forcément de « gagner » cette guerre commerciale, car la direction chinoise est bien consciente que les États-Unis conservent encore une supériorité économique et militaire sur la Chine. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut surmonter rapidement. Leur véritable objectif, c’est ce qu’on appelle une impasse stratégique : un équilibre durable où la pression américaine devient supportable, et où la Chine peut gagner du temps pour rattraper les États-Unis. Pour parvenir à ce type d’impasse, la Chine doit faire preuve de patience. Elle a besoin de temps pour se préparer, tant sur le plan économique — en bâtissant une économie plus résiliente — que sur le plan stratégique, en gardant une certaine marge de manœuvre. Lorsque les États-Unis proposent des discussions commerciales, la Chine les accepte, mais pas nécessairement pour résoudre quoi que ce soit, plutôt dans l’idée de gagner du temps, de temporiser.
Xi Jinping peut-il réellement atteindre ses objectifs ? L’économie chinoise a progressé de 5,4 % au premier trimestre, le pays reste confronté à la déflation, et la crise du marché immobilier n’est toujours pas réglée…
Il est encore trop tôt pour le dire, vraiment, à ce stade. D’un côté, la Chine dispose bel et bien d’une stratégie pour contrer la pression américaine. De l’autre, comme vous l’avez souligné, elle est confrontée à de nombreux défis. La situation économique reste fragile, et elle pourrait encore se dégrader avec la crise du marché immobilier, la montée de l’endettement et le cycle déflationniste en cours. Aucun de ces problèmes n’a disparu. Une partie de la stratégie mise en place par Xi Jinping pour résister aux États-Unis risque même d’aggraver ces difficultés L’un des piliers de cette stratégie, c’est le renforcement du contrôle du Parti. On observe un retour vers une forme d’économie planifiée, au détriment du secteur privé qui s’est retrouvé fortement pénalisé. De plus, l’accent mis sur l’industrie manufacturière contribue à alimenter le problème de la déflation. Par ailleurs, les efforts de Pékin pour élargir son cercle d’alliés à l’échelle mondiale ne portent pas vraiment leurs fruits — en partie à cause de sa position sur la Crimée et de sa proximité avec la Russie. Tout cela montre qu’il existe de nombreux facteurs qui pourraient limiter les chances de succès de la stratégie de Xi Jinping.
Sur le plan médiatique et dans leur sens de la mise en scène, Donald Trump et Vladimir Poutine apparaissent comme des personnalités fortes. Xi Jinping, lui, semble plus réservé. Son style de leadership est-il différent ?
Je ne pense pas que Xi Jinping soit discret. Comparé à ses prédécesseurs, il est plus affirmé, plus agressif même, et il a clairement montré qu’il était prêt à prendre plus de risques. Xi a une personnalité très marquée. Et quand il sort de ses discours préparés, il lui arrive aussi de dire des choses surprenantes, parfois même choquantes. C’est un homme fort. Il gouverne la Chine d’une main de fer. Ce qui change, c’est sans doute la manière dont il est présenté. Les médias chinois, tout l’appareil du pouvoir, insistent beaucoup sur la nécessité de protéger les plus hauts dirigeants. C’est pour ça qu’on ne voit pas chez Xi des déclarations aussi flamboyantes ou provocatrices que celles qu’on entendait presque chaque jour chez Trump. Le paysage médiatique en Chine est tellement contrôlé qu’il vise à limiter au maximum les risques ou les réactions négatives envers la direction.
Trump s’efforce de conclure une série d’accords avec plusieurs pays asiatiques en brandissant la menace de forts droits de douane, dans le but notamment d’affaiblir la Chine dans la région. Sans parler des accords déjà signés avec le Royaume-Uni et le Vietnam, qui posent les bases d’un modèle visant à limiter l’influence commerciale de Pékin. N’est-ce pas là une difficulté majeure pour Xi Jinping ?
S’il parvient réellement à conclure des accords substantiels avec d’autres pays — ce qui reste un gros « si » —, des accords qui impliqueraient que ces pays mettent aussi en place des barrières commerciales contre la Chine, cela nuirait sans aucun doute à Pékin. L’économie chinoise reste très dépendante des exportations, et c’est pratiquement le seul moteur qui fonctionne encore aujourd’hui. Cependant, le vrai défi, pour Trump, c’est de parvenir à conclure ce type d’accords. Jusqu’à présent, on a vu deux accords modestes avec le Royaume-Uni, un autre avec le Vietnam. Certains éléments visent effectivement la Chine, mais le manque de détails rend leur portée réelle assez incertaine. Sans oublier que la Chine reste le principal partenaire commercial de la plupart des pays d’Asie. Ils comptent sur les investissements chinois, et sur le fait que Pékin continue à acheter leurs produits. Ce sera extrêmement difficile pour les États-Unis de convaincre ces pays de se ranger de leur côté en tournant le dos à la Chine. C’est bien plus facile à dire qu’à faire. Et puis, que proposent réellement les États-Unis à ces pays en échange ? Pour l’instant, c’est assez flou. La stratégie dont vous parlez, à savoir rassembler un front économique pour faire contrepoids à la Chine paraît cohérente sur le papier, séduisante même. Mais dans les faits, sa mise en œuvre est vraiment compliquée. Et je ne suis pas certaine qu’à ce stade, les États-Unis disposent d’une stratégie réfléchie et bien articulée dans ce domaine.
Donald Trump a signé le One Big Beautiful Bill le 4 juillet, une vaste réforme budgétaire qui annule ou réduit de nombreux dispositifs en faveur des énergies propres. N’est-ce pas, en somme, un cadeau fait à Pékin dans la course aux énergies vertes, qui pourrait ainsi renforcer encore sa position dominante sur ce marché ?
Pour Trump, cette loi représente clairement une immense victoire politique. Cela lui donne aussi une confiance renouvelée dans ses rapports avec Pékin. Tout dépendra, à vrai dire, de l’impact réel de cette loi sur l’économie américaine. Si elle en tire un coup de pouce, Trump pourra l’utiliser comme levier pour négocier avec plus d’assurance face à la Chine. Il faut donc vraiment voir comment cette loi va se concrétiser.
Selon l’expert Carl Minzner, interrogé dans L’Express, le régime de Pékin risque de s’enfoncer dans une lente décadence, principalement en raison de sa rigidité institutionnelle et de son inefficacité. Le tournant autoritaire affaiblirait, à long terme, la capacité de la Chine à s’adapter aux grandes transformations économiques, sociales et démographiques. Et il n’est pas le seul à partager ce diagnostic pessimiste. Qu’en pensez-vous ?
Il est encore vraiment trop tôt pour tirer des conclusions. N’oublions pas que, malgré la situation actuelle de l’économie chinoise, celle-ci reste la deuxième plus grande économie du monde. Elle bénéficie toujours d’une main-d’œuvre très travailleuse et dynamique dans le secteur des affaires, et la Chine a accompli d’énormes progrès dans de nombreux domaines stratégiques, comme l’intelligence artificielle, les matériels médicaux et elle réduit l’écart avec l’Occident. Mais d’un autre côté, l’économie, dans son ensemble, repose sur des bases fragiles. Je ne vois pas un effondrement imminent de l’économie chinoise, à mon avis. Elle va continuer à avancer, mais le danger pour les dirigeants chinois, c’est que, sans réformes audacieuses de leur part, les problèmes économiques dont nous avons parlé auparavant continueront de s’aggraver. Et en plus, la société vieillit très rapidement, ce qui constitue un défi démographique très sérieux. Donc, les prochaines quatre ou cinq années — voire plus — ne seront certainement pas de tout repos pour Pékin. Mais je ne prévois pas un effondrement soudain de l’économie.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-07-12 06:45:00
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