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Le physicien Lydéric Bocquet (ENS) : « Dans l’infiniment petit, les fluides se comportent étrangement… »

Le physicien Lydéric Bocquet (ENS) : « Dans l’infiniment petit, les fluides se comportent étrangement… »

En partenariat avec l’Ecole normale supérieure (ENS-PSL), L’Express interroge cet été des chercheurs de l’un des fleurons de l’enseignement français. A la fois grande école et université, Normale-Sup a la particularité d’avoir des enseignants-chercheurs en point en mathématiques, en IA, en biologie, en sciences cognitives comme dans les sciences humaines (littérature, philosophie, économie, histoire…), cumulant 14 prix Nobel et 12 médailles Fields.

Lydéric Bocquet est spécialiste de la mécanique moléculaire des fluides. Directeur de recherche CNRS, membre de l’Académie des sciences, il dirige l’équipe Micromégas au laboratoire de physique de l’ENS Paris.

Son travail en recherche fondamentale, qui vise à expliquer le fonctionnement des fluides à l’échelle de l’infiniment petit, a été publié dans les revues scientifiques les plus prestigieuses : Nature, Science et Physical Review Letters. Mais Lydéric Bocquet veut aussi faire dialoguer la mécanique quantique et les applications industrielles afin de répondre aux nombreux défis de nos sociétés, et notamment ceux en lien avec l’environnement. Il a lancé cinq start-up, qui affichent des résultats prometteurs. De multiples casquettes qui lui ont valu d’accumuler de nombreuses récompenses.

L’Express : Vous vous définissez comme un « plombier de l’infiniment petit ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Lydéric Bocquet : Tout le monde voit à peu près ce qu’est la mécanique des fluides : l’étude du comportement des liquides, des gaz et des plasmas, et de leurs forces internes [NDLR, de l’eau qui coule dans votre évier jusqu’aux ouragans géants, en passant par la circulation sanguine et l’atmosphère de Jupiter].

Moi, je travaille dans le domaine de la mécanique moléculaire des fluides, qui est également une branche de la physique des fluides, mais qui s’intéresse cette fois à leur comportement au niveau des molécules individuelles et de leurs interactions. C’est ce que j’appelle faire de la plomberie à l’échelle de l’infiniment petit. Et dans ce milieu, les fluides se comportent souvent de manière étrange, différente de ce que l’on connaît à notre échelle. Ils peuvent par exemple s’écouler sans se frotter au sein de nanotubes de carbone ou interagir avec les électrons des parois solides.

Médaille de l’Innovation du CNRS en 2024, Grand prix Arkema de l’Académie des sciences, Prix Gentner-Kastler en 2022, vous accumulez les récompenses prestigieuses. Que cela représente-t-il pour vous ?

Je considère qu’il s’agit surtout d’une reconnaissance de mes domaines de recherche, qui sont très anciens, mais savent se réinventer et sont toujours très vivants. En tant que physiciens, nous avons pu démontrer qu’il existe des questions nouvelles et complètement inattendues, que l’on ne se posait pas il y a quelques années encore.

À titre plus personnel, je pense qu’il s’agit d’une reconnaissance de la prise de risque. J’aime beaucoup la citation « Là où j’ai peur, j’irai », de la chanteuse Anne Sylvestre, qui est très compatible avec l’esprit scientifique. Je me souviens des tout premiers moments où il a fallu se dire : « Mais comment va-t-on mesurer l’écoulement d’un fluide dans un nanotube ? ». Cette question m’a gâché de nombreuses nuits ! Avec mon équipe, il nous a fallu près de six ans pour y répondre, mais cela en valait la peine vu ce que l’on a découvert. Cette attraction du risque et ce côté aventureux sont extrêmement excitants.

Quels sont les grands défis de votre domaine aujourd’hui ?

Si l’on comprend si bien la mécanique des fluides, c’est parce que nous disposons d’une équation maîtresse : celle de Navier-Stokes, qui permet de décrire tous les écoulements des fluides, depuis les ouragans jusqu’au mouvement des microbes. Mais lorsqu’on observe les fluides à l’échelle de l’infiniment petit, cette équation ne fonctionne plus vraiment. Dans le domaine de l’infiniment petit, nous n’avons pas d’équation maîtresse. Le plus grand défi aujourd’hui est d’y parvenir et d’écrire les lois.

Faire de la recherche, c’est apprendre à avancer dans une jungle de l’ignorance.

Il faut donc développer de nouvelles expériences et théories afin d’avancer. Mais il est extrêmement compliqué de mesurer un filet d’eau où une seule et unique molécule passe à la fois. Et même si on parvient à effectuer la bonne mesure, on ne comprend pas pourquoi le fluide se comporte comme il le fait. Il reste un travail théorique considérable à mener. Comme je disais, il nous a fallu six ans pour mesurer l’écoulement dans un nanotube de carbone… Et six années supplémentaires pour comprendre nos résultats et envisager une explication quantique du frottement du fluide.

Face à ces défis théoriques complexes, vous n’hésitez pourtant pas à vous intéresser aussi à des phénomènes du quotidien. D’où vient cette approche ?

Je suis quelqu’un de passionnément curieux. Ce qui m’intéresse le plus, c’est d’observer les phénomènes qui nous entourent et pour lesquels nous n’avons pas d’explication. Cela peut être la cuisson des pommes de terre ou les effets quantiques sur le transport des fluides dans des nanotubes. J’assume totalement ce grand écart. Car être physicien, c’est vouloir comprendre la nature dont la richesse est absolument gigantesque. Je veux garder ce regard étonné sur la nature. C’est ce qui me motive tous les jours.

Votre titre de directeur de recherche et de professeur vous amène à encadrer de nombreux jeunes chercheurs. Comment leur transmettez-vous cette curiosité et pourquoi est-ce important ?

Former de jeunes chercheurs et ingénieurs au meilleur niveau scientifique est absolument essentiel, pour la science et aussi pour notre pays. Faire de la recherche, c’est apprendre à avancer dans une jungle de l’ignorance. Il faut trouver sa voie, sa question, savoir fermer des portes et rebondir pour réussir à comprendre. Je résume cette vision par la phrase de Churchill : « Réussir, c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme ». C’est l’enseignement le plus précieux.

Il m’a fallu une carrière entière pour comprendre comment passer d’une observation curieuse à une véritable question de physique. Notre scolarité et nos études universitaires nous apprennent à donner des réponses à des questions bien formulées. Dans mon domaine de recherche, le plus important – et le plus difficile – est de trouver la question qui permettra d’apporter les bonnes réponses. C’est ce que j’essaie de leur enseigner.

Et c’est quoi, une « bonne question » ?

Une bonne question à laquelle nous sommes arrivés après des années de travail, c’est par exemple les effets quantiques sur les écoulements des fluides. C’est une question d’une richesse incroyable que nous continuons à explorer sous de multiples aspects. Mais les questions sont diverses. Par exemple : comment fonctionne le rein du point de vue de la physique, quelles énergies sont impliquées et à quel point cet organe est efficace ? Il y a quelques années, nous nous étions posé cette question avec une étudiante brillante, Sophie Marbach, maintenant chercheuse au CNRS. Cela nous a conduits à de nombreuses autres interrogations passionnantes, notamment sur les propriétés de l’osmose [NDLR, phénomène de diffusion dans lequel une membrane entre deux liquides laisse passer le solvant mais pas la substance dissoute].

À une époque, je m’étais également interrogé sur le fonctionnement du repassage avec la vapeur d’eau. Le sujet semble anecdotique, mais en réalité, c’est une question dont on ne connaît pas la réponse, ni ses implications.

Vous œuvrez pour transformer votre travail dans la recherche fondamentale en applications révolutionnaires. Où en sont vos différents projets ?

Je préfère ne pas utiliser le terme « révolutionnaire » et lui préfère celui d' »innovations de rupture ». Mais effectivement, une partie de mon travail consiste à créer un lien entre la recherche très fondamentale et des applications utiles à la société. C’est pour cette raison que j’ai lancé plusieurs start-up. Je croise les doigts, mais elles vivent très bien pour l’instant.

Sweetch Energy, créée il y a 10 ans, vise à produire de l’électricité renouvelable avec de l’eau salée. Elle en est à l’étape de pilote industriel et vient d’inaugurer une usine de fabrication de membranes pour l’énergie osmotique [NDLR : énergie dégagée lors de la rencontre entre deux eaux avec des concentrations en sel différentes]. C’est une vraie fierté et je tire mon chapeau aux équipes qui ont fait confiance à la recherche fondamentale. Ilion, créée en 2025, vise à dessaler l’eau de mer sans utiliser de pression, mais de l’électricité.

Quant à Hummink (2020), qui développe la lithographie à des nanoéchelles – des techniques qui vont probablement devenir très populaires -, elle travaille déjà avec de très grandes industries de la microélectronique. Enfin il y a Altr, basée aux Etats-Unis, qui développe une technologie membranaire de désalcoolisation de boissons comme le vin, basée sur des brevets de notre équipe.

Comment concilier le rôle de chercheur et celui d’entrepreneur ? Ne pensez-vous pas que certains pourraient y voir une « startupisation » de la science ?

Je vois les start-up comme des outils, j’y reste en tant que conseil scientifique, mais ce sont leurs dirigeants qui gèrent la partie opérationnelle. Dans ma vie de tous les jours, je reste dans mon laboratoire. À l’origine, je me suis demandé : comment effectuer le passage entre la science fondamentale et la société ? Passer de la recherche à l’industrie directement ne fonctionne pas bien car il y a un trop grand écart, il faut un intermédiaire. Mais avec la startup, c’est possible car ce type de structure peut passer d’une recherche guidée par la curiosité à une recherche guidée par une mission.

Par exemple, la mission de Sweetch Energy était de développer un prototype de générateur osmotique facilement reproductible dans le but de construire une centrale. Et elle a réussi en moins de dix ans. Une telle mission nécessite de concentrer des moyens financiers et humains que la recherche ne peut pas obtenir.

Pourquoi se priver de l’imagination et de la capacité d’organisation des scientifiques français pour organiser une réponse audacieuse à la transition ?

Comment accélère-t-on le passage entre la recherche fondamentale et l’innovation technologique ?

Au sein de mon équipe de chercheurs, j’ai créé ce que j’appelle une « spin-in », une toute petite équipe d’ingénieurs et de techniciens dont l’objectif est d’élaborer les prémices de ce lien. Ils sont intégrés au sein de notre équipe scientifique qui, elle, a vocation à s’occuper purement des sciences fondamentales. Deux de mes start-up sont issues de cette entité, Hummink et Ilion, et les ingénieurs à l’origine dans mon laboratoire sont désormais les dirigeants de ces entreprises.

Il existe bien sûr d’autres solutions, comme travailler directement avec les industriels, mais ils rechignent souvent à prendre ces risques de transfert et ont trop souvent peur des technologies de rupture.

Avec d’autres scientifiques, dont le Prix Nobel de physique Alain Aspect, vous aviez plaidé pour la création d’un « projet Manhattan de la transition écologique ». Pourquoi ce projet a-t-il échoué ?

Le développement de technologies de rupture sera, quoi qu’on en dise, nécessaire à la transition écologique pour atteindre les objectifs de décarbonation en 2050. L’idée était que l’État soit opérateur d’une telle mission, très ambitieuse, faisant travailler chercheurs et ingénieurs avec un engagement de résultats industrialisables dans un délai contraint, afin de créer de nouvelles filières industrielles.

En France, nous possédons un excellent écosystème de recherche – le CNRS, les universités, les instituts – sur lequel nous pensions qu’il fallait s’appuyer afin de créer des missions visant cette transition. Cela ne s’est pas fait pour de nombreuses raisons et je ne suis pas sûr qu’il y en ait une de rationnelle. Je crois que ça n’intéressait pas vraiment les politiques, le long terme n’est pas leur terrain et je ne suis pas sûr qu’ils aient vraiment fait l’effort de comprendre le projet, qui coûtait trop cher selon eux. Il y a pourtant beaucoup d’échos entre cette proposition et le projet Draghi.

Quel est le rôle des scientifiques face aux grands défis environnementaux ?

Nous scientifiques avons effectué notre travail, et nous le faisons toujours, malgré un environnement difficile et une méconnaissance, voire un mépris, de la part de nos institutions. Aux politiques de faire le leur.

Les scientifiques ont un rôle essentiel, et même vital, à jouer : celui de vigies, qui alertent. C’est ce qu’a fait le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) de manière exceptionnelle depuis des années. Car la nature est impitoyable : elle obéit à des lois strictes que nous ne pouvons pas contourner par le Verbe ou des narratifs. À la fin, le mur de la réalité nous rattrape.

Mais nous pouvons aussi jouer un rôle de transformateurs qui œuvrent pour le bien commun. Cela doit se faire avec la société, qui ne doit pas laisser les chercheurs dans leur coin. L’histoire montre que la communauté scientifique sait embrasser des défis extrêmement ambitieux. Nous avons l’imagination et nous savons organiser des vastes projets.

Ce qui me frappe, c’est que la France a fait confiance à un sportif français pour organiser les plus beaux Jeux olympiques du siècle et à un artiste français – d’une créativité rare – pour imaginer la plus belle cérémonie d’ouverture jamais vue. Alors, pourquoi se priver de l’imagination et de la capacité d’organisation des scientifiques français pour organiser une réponse audacieuse à la transition ? Un peu d’audace !



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Author : Victor Garcia

Publish date : 2025-07-19 14:00:00

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